jeudi 14 août 2003
J’ai reçu beaucoup de courrier, par mail et poste, suite à un article contre la résilience paru dans Lien Social il y a quelques mois (n° 655 du 27 février). Certains me demandent ce que Cyrulnik m’a fait ; d’autres - et c’est très touchant- me disent que la résilience leur a sauvé la vie etc… Je vais tenter une réponse ouverte. Soyons clair, je n’ai rien contre qui que ce soit. Je suis sûr que Cyrulnik, pour ce que j’en sais, est un homme charmant et avenant. Quant à la façon dont chacun se débrouille de sa propre vie, je n’ai rien à en dire. Mais le débat d’idée réclame de se détacher des personnes et des affects pour entrer dans le cercle vivant de la dialectique, balisé par cette évidence : ça ne va pas de soi. C’est ce qui maintient en vie la pensée.
Je rappelle mes arguments :
1- La résilience est un concept mou, issu de la technologie des métaux, inapplicable dans les conceptions de l’humain.
2- Ce concept exploité dans le champ social produit de la ségrégation.
Petite démonstration. On pourra se référer à une interview accordée par B. Cyrulnik à la revue L’entreprise d’avril 2003 qui pose cette question « Et si le créateur d’entreprise qui a réussi à partir de rien était l’exemple type du résilient ? ».
Un concept mou ? « C’est un terme de marine. On dit d’un sous-marin qu’il est résilient quand il reprend sa route après un choc ». Peut-on penser sérieusement appliquer un tel concept dans le champ des relations humaines. Choc, tôle froissée, résilience : ça repart ! Pitié je ne suis pas un sous-marin…
Qui produit de la ségrégation ? « Les patrons qui furent des enfants traumatisés donnent une signification particulière à leur entreprise. Pour eux, c’est soit la victoire, soit l’agonie psychique, à l’instar de Bernard Loiseau. » Et ça continue « L’entreprise leur sert de psychothérapie. La victoire sociale les soigne ». etc J’avais bien raison, sans connaître ces développements de la pensée résiliençologique, de rapprocher la résilience du calvinisme : le signe du ciel qui désigne les élus de Dieu (ou les résilients), c’est le fric, la victoire ou la réussite. Est-ce qu’on ne pourrait pas interroger sérieusement ces catégories de jugement qui tiennent le haut du pavé de la société spectaculaire et marchande ? Si ce n’est pas un facteur de ségrégation qu’est-ce que c’est ? Pauvre Bernard Loiseau, sacrifié sur l’autel des croyances magiques, jusque dans la mort on t’arrache ce qui fait l’essence même de l’être humain, ta responsabilité. T’avais pas tiré le bon numéro, c’est tout, c’est de la faute à pas de pot, t’avais pas la résilience, ni la baraka. Est-ce qu’on entrevoit ici la violence féroce faite à un homme qui vient de mourir ? « Agonie psychique » ? De quel lieu peut-on juger la position d’un sujet si ce n’est d’un lieu où l’on détermine qui sont les bons résilients et les autres, d’un lieu où l’on sait, fort du savoir du maître, ce qui est bon pour l’autre ? Kant nommait cette attitude, « la tyrannie ». Les dieux sont tombés sur la tête. Il faut croire qu’on ne veut plus de cette « atroce liberté », comme disait le poète René Crevel, qui signe, jusque dans le choix de sa mort, l’essence même d’un sujet, responsable de ses actes. « De notre position de sujet, nous sommes toujours responsables » écrivait Jacques Lacan. Je crois bien que de cette responsabilité, on n’en veut plus. Mieux vaut, comme dans le discours courant, accuser autrui du malheur qui nous arrive, ou bien se réfugier derrière un concept mou, la résilience.
Est-ce qu’on y voit plus clair dans ce que produit ce mode de penser ?
Sur le plan conceptuel, c’est un schmilblick, sorte de bonne à tout faire de la pensée. Il peut être associé à n’importe quel autre concept. Dans un colloque à Lausanne, j’ai vu la résilience conjuguée à toutes les sauces : l’humour, la religion, l’école, la politique etc, et pourquoi pas le trou de la Sécu, les macaronis bolognaise et le tour du monde en 80 jours ? Voila un prêt-à-penser qui opère par répétition hypnotique. Sorte de mantra moderne, ça évite de se creuser la tête, de ne pas savoir et de penser, sans jamais la résoudre, l’énigme de notre présence au monde. Certains ont l’impression de comprendre, de se comprendre, moi ça m’endort. Sur le plan social, on peut le voir à l’œuvre, si on ouvre les yeux, c’est un facteur de ségrégation qui partage le monde en deux : les bons (résilients), les mauvais (non-résilients). Comment dépasser cette pensée binaire, si ce n’est en restituant à chacun sa propre responsabilité, pour le meilleur … et pour le pire ? De quel droit pourrions nous juger qu’il est des vies humaines qui valent le coup d’être vécues et d’autres, non ?
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