mercredi 02 avril 2003
Pour le numéro du 16 janvier de L’Express d’apologie de Boris Cyrulnik et de la résilience, la journaliste m’a contacté, en me disant qu’elle souhaitait un peu d’équité dans le traitement de l’information. Elle n’avait trouvé jusque là que des opinions pour; j’étais le seul, dans un article paru dans Le Furet, a avoir dit mon désaccord. Evidemment sur une demi-heure d’interview, il reste 2 lignes. Comme je pense que le sujet n’est pas sans intéresser les lecteurs de Turbulences, et que je soutiens qu’il est bon sur tout sujet de mener le débat contradictoire, sans croire naïvement que « ça va de soi », je résume ici mes arguments contre la notion de résilience. Ils sont de deux ordres : sur la forme et sur le fond.
Sur la forme, c’est un concept qui ne tient pas debout. Voilà un mot à la mode, « résilience », extrait du discours des sciences dures, comme il y a quelques années la systémique (issue de la cybernétique). On a ici à faire à un modèle théorique tiré de la science physique et de la technologie des métaux, les ressorts par exemple. J’ouvre mon dictionnaire Grand Larousse en 5 volumes de 1990 : « Résilience : caractéristique mécanique définissant la résistance aux chocs d’un matériau ». C’est un mot qui est passé par l’anglais et possède une origine latine : résilientia rebondissement, saut en arrière ; mais aussi : repliement sur soi, se dit pour les cornes de l’escargot. En gros certains métaux lorsqu’ils sont déformés retrouvent leur forme initiale : ils rebondissent. C’est sûrement très pertinent dans la technologie des dits métaux, mais comment peut-on exporter un tel concept s’agissant des êtres humains, sauf à les considérer – ce que d’aucuns tentent depuis quelque temps – comme des machines, des humanoïdes ? Un être humain ça ne rebondit pas, ce n’est pas un ressort. Halte à la trampolinisation de l’humain !
Sur le fond, je crois que le terrain est encore plus glissant. C’est un concept, quoiqu’on en pense, qui est producteur d’exclusion et de ségrégation. Il découpe le monde en deux : les bons résilients, qui rebondissent et les autres, qui restent sur le carreau. Mettre sur un piédestal Anne Frank, comme héroïne de la résilience, c’est laisser dans l’ombre ces milliers de jeunes qui sont morts comme elle dans les camps, mais à bas bruit. Ce concept fait l’impasse sur ce que la psychanalyse nomme l’inconscient, à savoir que, quelles que soient ses conditions de vie, il existe un sujet qui assume des choix. Le choix du sujet, même s’il se présente le plus souvent comme inconscient, ne saurait relever d’une cause extérieure, comme le petite mécanique d’un ressort que profile la résilience. Pourquoi ne respecterions-nous pas le choix du sujet quel s’il soit, au lieu de le juger à l’aune d’une quelconque normalité ? Car le concept de résilience produit de la norme, voire de la normose. C’est un concept qui déresponsabilise le sujet d’avoir à répondre de ses actes : c’est pas de ma faute, j’ai pas eu la résilience ! L’idée de rebondissement est empreinte du discours capitaliste, où l’on célèbre la noble figure de l’homme nouveau : le battant. C’est bien connu : mieux vaut être beau, friqué et résilient que black et d’équerre. Ce concept, malgré les belles intentions de ses auteurs – mais chacun sait que l’enfer en est pavé- produit donc de l’exclusion. Il savonne un peu plus la pente fatale sur laquelle glisse notre société post-moderne : l’instrumentalisation de l’humain. Ce concept ressemble fort à la théorie de la prédestination des calvinistes. Se demandant comment reconnaître les élus de Dieu, les calvinistes ont résolu la question : c’est la fortune accumulée qui fait signe. « Ethique protestante et esprit du capitalisme », titrait Max Weber dans un article qui fit grand bruit en 1910. On en est encore là…
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philippe caron
jeudi 23 février 2012