dimanche 08 octobre 2017
La relation d’aide en travail social
« … sympathie absolue envers la vie »,
Martin Heidegger
Commençons, pour nous repérer, par faire appel à l’étymologie.
« Relation » est issu du participe passé latum , du verbe ferre , porter. Relation consiste avant tout à re-later, raconter, échanger des propos, rapporter. C’est donc l’échange de paroles qui produit la relation, le lien social.
Que signifie maintenant le mot : « aide » ? On trouve à l’origine un verbe latin : juvare , se réjouir, faire plaisir. Ad-juvare , emporte le sens d’aider ; un ad-jutor , c’est un aidant. Le terme d’aide apparaît dans la langue française au XIII ème siècle ; puis ad-judant, au XVII ème. La Joconde, fait irruption en Italie au XVIème, sous l’appellation de Gioconda , du latin Jucunda , féminin de jucundus , la réjouie ! Le célèbre portrait de femme Leonard de Vinci au Louvre se nomme ainsi à cause du sourire qui nous met en joie. On entrevoit ici combien la création artistique produit une sublimation. Le plaisir procuré passe par les chicanes de l’artiste.
Si je fais ce détour c’est pour deux raisons. D’abord parce que le terme de « relation d’aide » ne me plait pas. Ensuite pour lui restituer tout son tranchant historique. L’aide est toujours teintée d’une certaine forme de jouissance qu’il s’agit de contrecarrer. Faute de quoi on tombe rapidement dans une exploitation narcissique de la misère et des malheurs d’autrui.
Le petit d’homme nous avertit Freud est frappé dès sa naissance d’une dés-aide radicale. L’être humain nait/n’est pas aidé. Ça se dit en allemand Hilflossickeit et en anglais helpless , sans aide Le biologiste Louis Bolk insistait sur l’immaturité de l’espèce humaine, qui nait/n’est pas finie. Ce pourquoi il mobilisa le terme de néoténie, du grec neo-tenein : étendre le nouveau. L’être humain frappé d’incomplétude est condamné au toujours nouveau. Il n’est pas programmé comme les animaux par l’instinct, mais mu par le désir. A cette tragédie qui affecte profondément l’espèce humaine, il n’est pas de remède, car c’est la maladie… de la vie. Par contre certains de nos contemporains appellent à l’aide car ils n’arrivent plus à supporter cette déréliction, ce désarroi qui est le prix à payer comme humain. Cette souffrance qui touche chacun d’entre nous, on ne saurait ni s’en débarrasser, ni en débarrasser qui que ce soit. Il faut bien se la coltiner dans toutes ses ramifications : devant les difficultés conjugales, familiales, sociales, professionnels. Bref les emmerdements de la vie certains n’arrivent plus à faire face et crient à l’aide. Bien entendu il ne s’agit nullement de refuser l’aide sur le plan social, d’autant plus qu’elle est balisée par des acquis sociaux de solidarité, mais sans s’illusionner que l’on puisse débarrasser qui que ce soit de la tragédie qui fait de l’humain une espèce fondée sur le manque, le ratage. Le positionnement d’un professionnel dans l’accueil, l’écoute et l’accompagnement de cette demande est déterminant. « Qu’est-ce que je lui veux à cet enfant, cet adolescent, cet adulte qui crie : à l’aide ? » C’est ce point particulier que je souhaite questionner.
J’aimerai avancer sur deux pieds : d’une part faire la critique de ce terme souvent galvaudé de « relation d’aide », devenu une sorte de tarte à la crème en travail social. Il a à ce point envahi et débordé le champ du travail social qu’on en vient à désigner certains bénévoles, notamment dans la sphère familiale, comme « aidants ». Il s’agit d’en repérer les impasses et les voies sans issue, mais aussi en quoi un tel terme peut conduire au pire. D’autre part j’aimerai dégager les garde-fous de la relation d’aide, autrement dit les conditions pour l’exercer de façon professionnelle.
Les dérives de la relation d’aide.
Un peu d’histoire avant tout. Le terme de « relation d’aide » a d’abord été introduit aux USA dans la formation des pasteurs. En 1925 le docteur Richard Cabot publie un article dans le Survey Graphic où il suggère que les futurs pasteurs reçoivent une formation similaire à celle des étudiants en médecine, en appuyant sur la relation d’aide, non plus au chevet du malade, mais du fidèle. En 1930 Anton Boisen développe un véritable programme de formation dans ce sens. En 1963 est fondée l’ American Association of Pastoral Councelors afin de fournir aux pasteurs une formation certifiée d’aidants.
Ce n’est qu’à l’issue de ce long parcours et lourdement chargé de son poids religieux et caritatif qu’il arrive à Carl Rogers qui formalise ce concept et le met en marche dans le champ du travail social. L’idée est de soutenir une personne en difficulté dans l’élaboration de ses propres solutions. « Les personnes ont en elles de vastes ressources pour se comprendre et changer de manière constructive leur façon d’être et de se comporter. Ces ressources deviennent disponibles et se réalisent au mieux dans une relation définissable par certaines qualités . », précise Carl Rogers. On désigne cette approche comme : ACP, approche centrée sur la personne. Carl Rogers énonce 4 caractéristiques de la relation d’aide, donc quatre qualités requises : l’empathie, l’écoute active, la congruence (l’authenticité du professionnel) et le non-jugement.
Tout cela est fort bien. Alors qu’est ce qui me gêne? D’abord l’empreinte religieuse de la relation d’aide ne peut que me conduire à interroger un glissement possible du côté de la volonté de faire le bien d’autrui, y compris parfois contre son gré. La solidarité n’est pas la charité chrétienne. Le travail social a dû s’extraire de cette empreinte du religieux– et parois aux forceps ! – pour aller vers plus de justice républicaine. Souvenons-nous de cette mise en garde d’Emmanuel Kant : « Vouloir le bien d’autrui, c’est la pire des tyrannies !» Ensuite la dérive qu’a subi ce terme ces dernières années où on le voit alimenter l’idéologie New Age prônant le développement personnel ne peut que me conforter dans cette appréhension. Jacques Salomé par exemple, une des gourous de cette nouvelle église en a fait le fer de lance de mises en scène digne des grands preachers américains. Bien sûr l’intention semble bonne puisqu’il définit la relation d’aide comme « une situation dans laquelle l'un des participants cherche à favoriser l'éclosion et la mise en œuvre, chez l'une ou l'autre partie, des ressources latentes internes ainsi qu'une plus grande possibilité d'expression et un meilleur usage de ces ressources. » 1 On voit ainsi comment dans ce mouvement le thérapeute, mais aussi le gourou peut prendre la place du pasteur.
Je ne mets pas en cause qu’il y ait des pasteurs, des gourous, des maîtres à penser, voire à danser… même si ça n’est pas ma paroisse. Mais j’insisterai pour que celui ou celle qui se met en situation de relation d’aide puisse s’interroger sur ses motivations les plus intimes. S’agit-il vraiment d’aide au sens de soutenir un autre humain, comme le dit Rogers à trouver ses propres solutions, ou bien d’imposer subrepticement une vision du monde, de fourguer des conseils, fussent-ils judicieux, de gagner à une idéologie, ou bien encore plus tragiquement de jouir de la faiblesse et du malheur d’autrui. Il y a donc lieu avant tout de sonder les cœurs et les reins de ce désir loin d’être pur qui mène à aider ses semblables. Même si la Bible nous prévient que Sonder les cœurs et les reins, c’est l’apanage de Dieu, qui seul connait les pensées secrètes, les sentiments profonds de l’homme. (Psaume 7-10 2 , Jérémie 11-20 3 )
Une anecdote tragique va nous permettre d’éclairer cette réflexion. Une jeune éducatrice en dernière année forme le projet pour son stage à responsabilité d’aider les habitants très démunis d’un village camerounais. Sa sœur qui vit dans le pays en facilite grandement la réalisation. Pourquoi pas, la voie humanitaire a aussi ses lettres de noblesse. Or aucune question n’est posée par les formateurs avant son départ. On fait comme si ça allait de soi. Or il y va de la responsabilité des formateurs que de soulever à minima la question que François Tosquelles aimait nous lancer : et toi qu’est-ce que tu fous là ? On se réjouit béatement (souvenons-nous de l’origine du mot : ad-juvare ) de ce beau projet associant processus éducatif et aide. Cette jeune femme avec les meilleures intentions du monde va commettre impair sur impair. Je ne détaillerai pas l’ensemble, qui s’avère dramatique. Par exemple, elle décide d’offrir des colliers aux enfants du village. Intention touchante s’il en est. Or les enfants non seulement lui ramènent ces colliers pour les lui rendre, mais ils ne lui accordent plus aucune attention. Elle entre dans une grande tristesse, la relation avec les enfants et les adultes du village est rompue et, la mort dans l’âme, elle doit interrompre le stage et rentrer en France, déçue et sans comprendre ce qui s’était passé, ce qui a poussé le village à la rejeter. Toute à la jouissance malsaine de l’aide, obnubilée par le désir inconscient d’en tirer une belle image, elle n’a tenu aucun compte de la réalité sociale de la société qu’elle allait rencontrer. La circulation des dons y obéit, comme dans toute société, à des règles strictes. Notamment on n’offre jamais de cadeaux aux enfants, on les offre au chef du village qui ensuite les répartit. Les formateurs auraient été bien venus d’abord de la questionner sur ses intentions, apparemment louables, mais où en ne pensant qu’à elle sous couvert d’une oblativité charitable qui lui fournissait à peu de frais une belle image, elle s’est rendue sourde et aveugle à la différence. Les séances de supervisions ou d’analyse de la pratique que la plupart des centres de formation mettent à leur programme n’auraient pas été du luxe en la circonstance avant son départ. Ensuite ses formateurs accompagnants auraient pu l’aiguiller sur la lecture éclairante de L’ Essai sur le don de l’anthropologue Marcel Mauss qui montre bien que la circulation des dons met en jeu un réseau relationnel et social complexe. Pour faire simple : A donne à B, mais B ne doit pas rendre à B, il donne à C qui ensuite peut donner à A ou D etc. Sans avoir lu Mauss bien évidemment, c’est à cette organisation des échanges qu’obéit ce village camerounais. On donne au chef qui donne aux parents qui donnent aux enfants… Ce système symbolique, qui régule les échanges dans toute société, détermine des différences, clé de toute organisation sociale. C’est une peu le principe de la répartition de la Sécurité Sociale ! SE pose en travail social la question de la dette : l’usager ne doit rien au travailleur social qui est rémunéra pour effectuer son travail, cependant il a une dette : celle de faire quelque chose dans sa vie de ce qu’il a reçu.
La pulsion d’emprise
Ainsi, bien souvent la relation d’aide, si l’aidant n’est pas interrogé dans ses intentions, est empoisonnée par ce que Freud désigne comme une « pulsion d’emprise ». Soumettre, posséder, jouir d’autrui présentent alors autant d’impasses. Et on ne devrait pas s’étonner alors que dans de telles situations les patients, les usagers se rebellent, résistent et finissent par rompre la relation ou au contraire, envers de la même médaille, s’accrochent au professionnel de façon pathologique. Je pense à cette équipe d‘éducateurs qui s’était mis en quatre pour trouver un logement à un SDF qui vivait depuis plus de 15 ans sous un pont de Paris. Celui-ci pour leur faire plaisir alla dormir une nuit dans le studio et dès le lendemain retourna… sous son pont.
Freud en situant cette dérive pulsionnelle dans son origine la plus infantile nous met en garde contre cette pente glissante et cruelle, qui peut parasiter toute relation d’aide : « Le caractère infantile est en général facilement porté à la cruauté, car c’est relativement tard que se forme l’obstacle qui arrête la pulsion d’emprise devant la douleur par la capacité à consentir, c’est à dire par la sublimation ». 4 La pulsion d’emprise associée à une certaine cruauté, voire un certain sadisme, si elle n’est pas désintoxiquée, consiste bien en une pulsion d’emprise, d’agression d’autrui, qui conduit à jouir de sa faiblesse ou de son malheur. Dans ses Essais de psychanalyse au chapitre II, alors qu’il expose sa théorie du Fort/Da, à partir d’un petit jeu où il observe son petit-fils Ernst, qui lance une bobine de fil dans son berceau et joue à la faire disparaître et réapparaitre, Freud rapproche la pulsion d’emprise de la tentative de destruction de l’objet où une pulsion clastique, emporte un mouvement de rage et d’impuissance contre la mère qui disparaît selon son bon vouloir (Fort = disparu, au loin) ; puis l’enfant reconstruit l’objet détruit (Da= là). En restaurant l’objet détruit l’enfant aboutit à une maîtrise de soi qui se substitue à la destruction. Il gagne, comme le soutient D. Winnicott, la capacité à être seul…parmi les autres.
Le terme utilisé par Freud Der Bemächtigungstrieb , que l’on traduit par pulsion d’emprise provient d’un verbe, Bemästigen qui signifie : s’emparer de quelqu’un. Cela peut mener la relation d’aide, si elle n’est pas purifiée de la pulsion d’emprise à une véritable aliénation.
Alors comment mettre au travail cette question de la relation d’aide, cette pente à jouir du malheur d’autrui dans le travail social ? Notons que la pulsion se déploie dans un certain nombre de dérives possibles, dites formations de l’inconscient (actes manqués, rêves, symptômes etc), parmi lesquelles le détournement opéré par la sublimation (travailler et aimer, préciser Freud) constitue sans doute la part la plus intéressante en termes de socialisation. Prenons en compte que la pulsion première – et ce fut un véritable scandale lorsque Freud osa l’énoncer en 1925 – relève avant tout de la pulsion de mort, ce que pour sa part Jacques Lacan cernera sous l’aspect de la jouissance. D’où un travail permanent de dérivation, de shunt, pour produire la pulsion de vie.
« L’homme n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être au contraire qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité. Pour lui, par conséquent, le prochain n’est pas seulement un auxiliaire et un objet sexuel possibles, mais aussi un objet de tentation. L’homme est en effet tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus : qui aurait le courage, en face de tous les enseignements de la vie et de l’histoire, de s’inscrire en faux contre cet adage ? Cette tendance à l’agression, que nous pouvons déceler en nous-mêmes et dont nous supposons à bon droit l’existence chez autrui, constitue le facteur principal de perturbation dans nos rapports avec notre prochain ; c’est elle qui impose à la civilisation tant d’efforts. Par suite de cette hostilité primaire qui dresse les hommes les uns contre les autres, la société civilisée est constamment menacée de ruine. » ( Malaise dans la civilisation , 1929). Pourquoi le travailleur social serait-il exempt de cette tendance agressive ? Nous ne sommes pas des anges, que je sache !
Les garde-fous de la relation d’aide.
Si l’homme est un loup pour l’homme, il s’agit de lui limer les dents pour qu’il puisse vivre en société. De quels moyens dispose-t-on dans le travail social pour opérer ce travail de prévention ?
Tout d’abord les travailleurs sociaux n’opèrent pas de leur propre chef : ils sont au service d’une mission confiée à un établissement, ils peuvent se référer à une fiche de poste qui détermine leur champ d’intervention limité et articulé à d’autres professionnels. Ainsi il est indispensable dans une équipe pluridisciplinaire de bien repérer à la fois ce qui fait la différence des places, mais aussi ce qui unit les efforts de tout un chacun en vue d’un objectif commun. Projet institutionnel et projet par corps de métier (éducateur, assistant de service social, psychologue etc) vont de pair. De fait toute action est limitée, mise au service de l’usager, et donne lieu à un contrôle, au sens strict : il s’agit de rendre des comptes, mais aussi de rendre compte de l’action. La fonction de direction dans toutes ses composantes (Directeur, chef de service…) exerce légitimement ce travail de contrôle et d’évaluation, au regard de la mission confiée par la puissance publique à l’établissement. La lecture attentive des textes législatifs qui bornent et bordent le champ d’intervention produit une limite aux seules bonnes intentions des professionnels. L’adéquation permanente de l’action de chacun au projet collectif évite certaines dérives qui viendraient entacher la relation d’aide. Cela exige de penser l’établissent social et médico-social selon un mode d’institutionnalisation permanente, dans une dialectique de la hiérarchie de subordination (chacun sa place) croisée à une hiérarchie de coordination (la parole de chacun prise en compte).
Mais ça ne suffit pas : Il y a lieu, énonçais-je d’emblée, de sonder les cœurs et les reins. Pour cela les réunions de concertation où les professionnels font le point sur leur engagement auprès des usagers, réunions cliniques, réunions de cas, synthèses etc apportent un outil de vérification qu’ils sont bien, comme on dit, « dans les clous ».
Cependant au-delà se pose une question plus intime : l’engagement de chaque professionnel dans la relation d’aide, implique une relation profonde, authentique mais aussi qui bouleverse bien souvent le professionnel dans ses repères, qui vient percuter sa propre histoire et faire écho à ses propres sentiments. Bref la relation ne laisse pas indifférent. Elle peut convoquer le meilleur et le pire de chacun et entraîner, comme je l’ai précisé plus haut, l’acteur social vers les dérives les plus regrettables, lorsqu’il y met en jeu trop de personnel. Il faut donc un outil pour produire ce que les grecs anciens désignaient sous le terme de catharsis , purification des passions. Il me souvient d’un travail de plusieurs années de supervision auprès d’une équipe de braves dames d’un certain âge, un peu dames patronnesses, du Secours Catholique. Le travail, la mise à la question de chacune dans ce dispositif, a fait apparaître assez rapidement, que leurs bonnes intentions de venir en aide aux plus démunis, étaient en grande partie gouvernée en sous-main par la pulsion d’emprise et donnait lieu à des actes inacceptables. Comme par exemple de donner un aide mais en faisant peser sur les personnes certaines formes subtiles de chantage où les conseils le plus éculés à mener une vie saine se mêlait à des injonctions à la croyance religieuse, à laquelle les usagers de ce service étaient bien loin d’adhérer, sauf dans un semblant rusé, pour obtenir quelques miettes, sous forme de vêtements, repas ou argent. Bref chacun le sait, l’enfer est pavé de bonnes intentions ! Loin de faire la charité, peut-être faudrait-il prendre au pied de la lettre cette invitation que Jacques Lacan envoie au psychanalyste, en l’étendant au champ du travail social, à dé-chariter…
Dans le travail dit « social » la prise en compte et la mise au travail des intentions et désirs, le plus souvent inconscients, des professionnels, me paraît une voie indispensable. Supervision, analyse de la pratique, pourvu qu’elles soient conduites par des intervenants qui connaissent bien ce métier, visent justement cette « purification » de affects engagés dans ce que la psychanalyse nous a appris à déterminer comme les effets du transfert. La relation d’aide, de par l’intimité certaine qu’elle requiert, ce que Rogers nomme empathie, autrement dit la façon dont le professionnel se laisse toucher et affecter par la souffrance, les difficultés multiples de l’usager, plonge ceux qui s’y livrent dans une zone de confusion, où l’on ne sait plus ce qui est de l’un ou de l’autre. Il y a donc nécessité d’opérer un tri entre ce qui, dans la relation, fait écho à sa propre vie. Travail sur le transfert et son maniement nous dit Freud. 5 Il revient au professionnel de s’en dégager, afin de se mettre au service de ce qu’apporte l’usager dans sa parole. Le travail de supervision vise à séparer ce que noue le transfert, dans une sorte d’embrouille. Le transfert, comme on dit à Montpellier, ça empègue, ça colle. Il faut donc dés-empéguer ! Eclaircir et dénouer la relation d’aide des affects qui ne manquent pas de gagner les professionnels. Dans cette relation, lorsque le professionnel s’en trouve affecté sans pouvoir le repérer et l’analyser (c’est à dire, comme nous l’indique l’origine du mot, le dissoudre) bien souvent les réactions négatives prennent le pas et la pulsion d’emprise mène la danse. La part de jouissance qui est convoquée dans toute relation d’aide peut rapidement empoisonner la relation et conduire à la rupture ou au collage. Si l’étymologie du mot « aide » nous amène à considérer la jouissance qui y est convoquée, elle nous met aussi en garde sur la dérive des sentiments qui consisterait à s’y faire plaisir, à en jouir. Non que le professionnel puise éprouver un certain plaisir, une certaine fierté au travail bien fait, mais ce plaisir-là n’intervient que dans l’après-coup, à la mesure du chemin parcouru et des embuches subjectives et relationnelles qui on été évitées. Le praticien de la relation d’aide doit donc éviter deux obstacles de taille : faire plaisir et se faire plaisir.
Je ne parlerai pas ici de la technique de la relation d’aide en entretien, notamment telle que Carl Rogers a pu la formaliser, ni des différentes formes d’aide explorées 6 . La prise en compte du contexte social et institutionnel, le repérage précis de ce qui est visé, l’écoute attentive de la demande d’aide formulée par l’usager, les mises en perspectives de solutions souhaitables… déterminent le type de relation et le style personnel que chaque professionnel peut y déployer. Trop souvent la demande des professionnels, telle qu’elle m’est adressée en formation concerne des recettes, des trucs, des techniques. Mais la technique ainsi conçue aboutit trop souvent à une sclérose de l’action. L’un ne démord pas de l’entretien semi directif, l’autre ne jure que par l’entretien dirigé, un troisième est un fétichiste de la reformulation etc. Tout ceci est une vaste blague et procède d’une illusion. En fait la technique adoptée, le cadre déterminé, les objectifs visés sont issus de la nature réelle de la relation engagée et non engoncés dans une technique passe-partout. Il s’agirait sans doute ici de se souvenir de l’origine - grecque encore !- du mot technique. La teknè c’est le savoir faire de l’artisan, le tour de main, le style, ce qui contrecarre radicalement la vision mécaniste et industrielle dont on l’affuble et met en jeu souplesse et invention. Le père de la médecine moderne, il y a 2500 ans, Hippocrate, parle de teknè clinikè . Cette technique, singulière, ce tour de main du médecin antique consiste à s’incliner (même racine que clinique) sur le lit ( klinè en grec) où la maladie à cloué le malade, pour le rencontrer dans sa souffrance, si j’ose dire, à hauteur d’homme. Cette rencontre humaine avec l’autre, là où il est en souffrance, mouvement que Rogers cerne sous le terme d’empathie (du grec : en-pathein , souffrir avec), auquel je préfère celui de transfert, constitue le cœur de tous les métiers de la relation humaine, que l’on soit médecin, enseignant, éducateur, assistant sociale, AMP etc. C’est aussi ce que l’on a tendance à faire disparaître en l’enfouissant sous des procédures, des évaluations tatillonnes où le chiffre est roi, des démarches-qualité et autres normes iso. Bref la marchandisation et l’industrialisation du travail social…
Du coup la relation d’aide débarrassée de ses scories représente un môle de résistance à cette industrialisation déshumanisée qui gagne petit à petit le travail social. Souvenons-nous alors avec le regretté Stéphane Hessel que résister, c’est créer.
Joseph ROUZEL
1 Jacques Salomé, Relation d'aide et formation à l'entretien , Presses Universitaires du Septentrion, 2003.
2 « Mon bouclier est en Dieu, Qui sauve ceux dont le cœur est droit. »
3 « Mais l'Eternel des armées est un juste juge, Qui sonde les reins et les cœurs. »
4 Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle , Folio Gallimard, 1989.
5 Joseph Rouzel, Le transfert dans la relation éducative , Dunod, 2002.
6 Joëlle Garbarini, Relation d’aide et travail social , E.S.F., 1997
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