samedi 09 novembre 2002
« Comment, qu’est-ce que nous allons faire ? La question ne se pose pas. Le vent se lève. Il faut tenter de vivre »
Boris Vian, Les bâtisseurs d’empire .
« De notre position de sujet nous sommes toujours responsables »
Jacques Lacan, Ecrits .
Prise de responsabilité : il faut entendre cette expression au sens propre : il s’agit bien, comme on le dit d’une prise de courant, de trouver où se brancher pour le sujet.
Mais qu’est-ce qu’un sujet ? Un sujet est issu d’un accident. Un accident mythique qui donna naissance à l’humanité; et un accident qui se reproduit à chaque naissance d’un petit d’homme.
Pour survivre tout être humain doit se brancher sur son environnement, à partir d’une énergie que Freud nomme pulsion, et dont je donnerai un peu plus loin les coordonnées. Ce branchement du vivant du corps sur « l’appareil-à-parler » ( spracheapparat , précise Freud), avec ses modes singuliers, produit ce qu’on nomme un sujet. Sujet car assujetti à l’ordre de la parole et du langage. Il faut donc considérer tout sujet comme entièrement responsable de tout ce qui lui arrive. Responsable, pas coupable. Responsable vient d’un verbe latin : respondere : répondre. Dans la prise de responsabilité il s’agit bien de répondre de… (ses choix, ses actes, son existence…) par les voies multiples du langage, et de répondre à… Répondre à qui ? Aux autres, à la communauté humaine, aux autres hommes. La prise de responsabilité est bien la prise qui permet de se brancher sur l’espace social. Pas de sujet sans social. Le social est en fait un autre mot pour dire ce qui tient les êtres humains ensemble, à savoir les lois de la parole et du langage. La prise de responsabilité est donc « prise de parole », au sens le plus matériel du terme, pour répondre de son être et de son manque à être au monde.
Comment accompagner un sujet dont le mode de branchement est difficilement accepté par la communauté, soit qu’on le classe, qu’on le stigmatise, qu’on le ségrégue comme handicapé, malade mental, délinquant, cas social,voire sauvageon ou pire etc Il faut un corps de métier particulier et même un ensemble de métiers : les travailleurs du social. On pourrait dire les travailleurs « souciaux », ceux qui se soucient des branchements des sujets plus ou moins rejetés, dans la communauté humaine qui a du mal à les accepter. Comment opère ce branchement. Par un drôle de processus que Freud nomme transfert 2 . Le transfert passe par une rencontre, une rencontre humaine entre un travailleur du « soucial » et un usager. Une relation humaine qui va servir de planche d’envol au branchement du sujet. La manœuvre est délicate : il s’agit autant d’accompagner un sujet débranché à modifier ses points d’arrimage dans le social, que de faire reconnaître dans son entourage, son environnement, sa niche « écosouciale », qu’il est des modes de branchement nouveaux, originaux, qu’on rejette trop vite par peur de l’étrange et de l’étranger, et qui sont en fait des créations originales. Les juger trop vite à l’aune de l’a-normalité constitue un mode de rejet et de ségrégation très violent. Il vaudrait mieux profiter de l’apparition de nouveaux modes de branchements pour interroger la norme et tenter de l’assouplir. Le travailleur social est donc un passeur. Un passeur de l’entre-deux, un inter-médiaire. Un passeur de la jouissance pulsionnelle au désir. Ce passage entre deux rives, de la pulsion au désir, ne se fait pas sans mal, sans tangage et roulis, sans parfois quelques coups de grisou : c’est un passage pas-sage. Un passage où dans le transfert, en prenant appui sur la force désirante qui se reporte sur sa personne, un éducateur, un assistant de service social etc vont accompagner un mouvement de translation que je nomme à la suite du psychanalyste Jean Laplanche : le transfert du transfert. Il s’agit d’aider un sujet, là où il se branche sur le corps du travailleur social, dans l’amour ou la haine, à déplacer cette charge affective vers d’autres objets. C’est tout le sens des médiations socio-éducatives. Encore faut-il que les passeurs soient un peu au fait de ce qui dans la culture permet ces branchements. Par culture, il faut entendre le sens allemand du terme : « La culture, précise Freud dans Malaise dans la civilisation , désigne la somme totale des réalisations et dispositifs par lesquels notre vie s’éloigne de nos ancêtres animaux et qui servent à deux fins : la protection de l’homme contre la nature et la réglementation des relations des hommes entre eux. » C’est un travail difficile, qui nécessite chez les travailleurs sociaux, non seulement des capacités certaines à entrer en relation, ça c’est le minimum, mais aussi des compétences dans l’élaboration de ce qui leur arrive dans cette relation singulière. En effet là jaillit la prise de responsabilité des travailleurs du social, pour supporter le transfert et en permettre le déploiement dans les méandres du social, pour un sujet avec lequel ils se trouvent engagés, il doivent répondre de ce qui leur arrive dans cette relation. Ce que Freud nomme « le maniement du transfert » parfois et Lacan « la manœuvre du transfert », n’est pas une manipulation, une emprise, un pouvoir,- la prise de responsabilité n’est pas une prise de pouvoir ! Le transfert exige du travailleur social qu’il fasse le ménage régulièrement dans ce que produit en lui la relation avec l’usager, de bouleversements, d’affects, de sentiments, d’émotions, de souvenirs refoulés qui remontent, d’empathie, de fantasmes, de volonté de puissance sur l’autre, de vouloir le bien de l’autre… Il doit pour ce faire disposer de temps et d’espaces institutionnels qui permettent ce travail d’élaboration. Si l’institution ne soutient pas cette élaboration permanente chez ses salariés, elle empêche les branchements de la responsabilité et pour les travailleurs sociaux et pour les usagers. C’est une vraie question d’actualité : comment une institution peut-elle soutenir et étayer les mouvements transférentiels ? Cela ne saurait se réduire au professionnel pris dans le transfert. La prise en compte de cette réalité relationnelle très impliquante, est la condition pour que s’institue dans un collectif humain une dynamique de création, c'est-à-dire de responsabilité. C’est à ce prix qu’un travailleur social peut libérer l’espace pour qu’un sujet qu’il accompagne s’autorise à brancher sa responsabilité sur les réseaux câblés de la culture où il y a de la vie pour lui. Le projet d’un usager en soi n’est donc jamais conforme à ce qu’on en attend. C’est même la nouveauté, la surprise, l’inédit, l’inouï qui permettent de repérer qu’il s’agit d’un bon branchement. Ce branchement opère à partir d’un déplacement qui s’articule autour d’un vide. La spécificité de l’être humain comme être parlant en fait aussi un être manquant : tous les êtres humains sont affligés d’une case de vide !Manque à être, souligne Jacques Lacan. Les branchements du sujet sur son environnement ne peuvent se produire qu’à partir de cette spécificité, ce qu’on nomme le symbolique, qui s’étaye sur un manque à l’origine. Soit que le sujet en soit pourvu, tout en s’en plaignant (névrose) ou en la déniant (perversion) ; soit qu’il en soit dépourvu dans la psychose, et il invente dans ce cas les suppléances qui lui permettront d’y entrer. Le symbolique est construit sur la capacité inhérente à l’espèce humaine de fabrique des symboles, c’est à dire de représenter ce qui n’est pas là. Le faculté des humains à représenter l’absence signe une spécificité irréductible.
Il s’agit donc dans le passage du transfert, de fabriquer du manque pour que le branchement ait lieu. Pour illustrer cette manœuvre délicate je vais m’inspirer d’un passage très énigmatique de la Bible. Jacob, fils d’Isaac est un petit truand, un voleur et un menteur. Comme chacun sait il a acquis par la ruse le droit d’aînesse qu’il a acheté à Esaü contre un plat de lentilles. (Texte Bible, Genèse XXXII, 23-33)
Ce branchement comme on le constate ici ne tombe pas du ciel, en tout cas pas entièrement, même si parfois les hasards font nécessité. Le travailleur est un ange, ho ! pas au sens moral du terme, sur ce plan il est logé à la même enseigne que tout un chacun, mais dans sa fonction de passeur, de messager du symbolique. Ce qu’il a à transmettre c’est une blessure, une incomplétude de l’être, un manque-à-être. Il ne le fait pas avec des discours mais dans des actes au quotidien. Dans ces actes de passages, exact envers des passages à l’acte, il accompagne un sujet à découvrir et à valoriser ses modes de branchements que j’ai nommés : prise de responsabilité. Il accompagne un sujet sur les sentiers de la création. Ce que peut faire de mieux un travailleur social, c’est donc de transmettre ce qu’il n’a pas, et Lacan, fournissant ainsi une définition étrange de l’amour, ajoutait, « à quelqu’un qui n’en veut pas ». En effet ce que veut tout corps humain, c’est jouir. Toute la question de l’éducation et de l’accompagnement social visant justement à appareiller cette jouissance au social, c'est-à-dire au langage, au symbolique, à la loi. Tout sujet est donc pris entre la tension de sa jouissance et l’impératif qui fait loi de vivre parmi les autres. C’est proprement ce qu’on nomme une création du sujet. Dans tout l’équivoque qu’entraîne l’expression. Une façon de se faire naître dans ses œuvres.
La création jaillit ex-nihilo . Pour ceux qui ne savent pas le latin, ça veut dire que la création jaillit à partir de rien. D’où vient le monde ? De rien. D’où viennent les êtres humains, de rien ? D’où je viens et d’où vous venez ? De rien. Mais faire rien, c’est très difficile. Personnellement j’ai eu beau essayer, je n’y suis jamais parvenu. Faire rien c’est la chose la plus difficile, et sans doute impossible. Il se passe toujours quelque chose. Pourquoi se passe-t-il quelque chose plutôt que rien ? ça n’a l’air de rien cette question, mais il y a un philosophe allemand du nom de Leibnitz qui s’est cassé la tête sur cette question pendant une vingtaine d’années, il y a bien deux cents ans.
Donc la création jaillit de ce rien. De rien, il y a quelque chose qui apparaît. Prenez la Bible. « Ce qui s’impose du texte de la genèse, dit Jacques Lacan, dans sa post-face au séminaire consacré aux Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse , c’est que d’ ex-nihilo rien ne s’y crée que du signifié ». Prenons donc le premier verset du premier livre nommé Genèse. Le mot Genèse veut dire comme ça a été engendré, le monde. Au commencement, nous dit le texte hébreu, je traduis au plus près, les Elohim (sorte de forces formatrices de l’univers qui apparaissent en même temps que la création), sculptèrent les cieux et la terre. Il n’y avait rien avant ce fameux commencement. Et tout d’un coup apparaissent des entités qui sont des sculpteurs et qui séparent le rien en deux : ciel et terre. Le verbe que je traduis par « sculptèrent », bara , a aussi la connotation d’expulsion, d’éjection. Les Elohim firent jaillirent de rien, du néant, une séparation. Et tout le reste du texte va viser à articuler cette séparation qui est une création. Le ciel est en haut et la terre est en bas. Voilà l’espace qui se dessine. Il y a des animaux qui logent dans le ciel et d’autres sur la terre. Puis entre les deux, entre ciel et terre, un peu plus tard apparaît ce drôle d’animal fabriqué avec de la terre, de l’humus et que l’on dit pour cela humain, humain, ça signifie, tiré de la terre. L’animal dit humain est étrange, il est fait de terre et d’une matière très subtile que les Elohim ont injecté en lui : le souffle, la rouah , dit le texte hébreu. L’humain, c’est donc une création jaillie de nulle part fabriquée avec ce qui constitue tous les autres animaux, ADN, molécules vivantes, une partie biologique donc, et d’un souffle. Spiritus en latin, pneuma en grec. C’est un être dont la nature a été dénaturée par le souffle de l’esprit. Respiration et esprit ont la même origine. Ce qui fait la respiration de l’être humain, c’est d’être habité par ce souffle que l’on nomme parole. Jusqu’à son dernier souffle, l’être dit humain est un animal de parole. « Veni creator Spiritus », viens souffle créateur, chantait-on au monastère de mon enfance où j’ai passé 5 années de ma vie entre 9 et 14 ans. Le Creator Spiritus , c’est ce qu’on traduit par le Saint-Esprit. J’entend encore sous les voûtes de la chapelle résonner les voix de la cinquantaine de novices que nous étions. Le souffle sortait par notre bouche et les mots du chant (« viens souffle créateur ») étaient réalisés et illustrés par le chant même. La nature de l’être humain c’est justement cette expression permanente du souffle créateur. S’il y a ex-pression, c’est qu’il y a dans le corps même de l’homme une pression tout aussi permanente. Ex-pression, le mot veut dire que l’on projette, à l’extérieur de son corps, la pression.
Un autre mythe, grec celui-là, nous en apprend un peu plus sur la nature de la création. Il nous faut passer par le mythe, parce que notre origine, que, ce soit celle de l’humanité ou celle de chacun d’entre nous, nous échappe. Elle se dérobe et même, pourrait-on dire, pour entrer dans le langage, il nous a fallu la sacrifier. C’est un puits sans fond, un objet perdu. Cette dérobade c’est précisément ce que vient recouvrir la création. Ce mythe que l’on trouve chez Hésiode met en scène l’origine du monde. Jean-Pierre Vernant en a fait récemment un récit plein de saveur ( L’univers, les dieux, les hommes , Seuil, 1999)
Au début il y a le Chaos informe, la Béance. C’est un vide obscur d’où rien ne peut être distingué. Du Chaos naît Gaia, la terre. Entre la terre et le Chaos naît Eros, que les grecs nomment « le vieil amour ». Il n’y pas encore de féminin, ni de masculin, pas d’être sexué. Gaia enfante Ouranos, le ciel puis Pontos, l’eau. Ouranos est agité en permanence par le vieil amour, il ne cesse de copuler avec la terre. La terre enfante dans son ventre diverses progénitures qui ne peuvent voir le jour, puisque Ouranos qui la couvre ne laisse pas de place à leur expulsion. La création commence par un grande confusion. Parmi les enfants qui naissent sans venir au jour - c’est un peu comme des fantasmes - il y a Cronos. Sa mère, Gaia lui donne une faucille et lui enjoint de couper les couilles de son père lorsqu’il la pénétrera. C’est ce que fait Cronos. Sous la douleur Ouranos fait un bond en arrière et va se coller là où l’on peut encore le voir, dans la voûte céleste. Le sang du membre coupé se répand sur la terre et donnera naissance aux Titans. Quant au membre paternel : il aboutit dans Pontos, l’océan. De son écume jaillit Aphrodite la déesse de la création , de la beauté, de l’esthétique. Une fois encore on voit dans ce mythe la création jaillir du néant, de l’informe, dans une coupure, dans une déchirure. Si l’on retourne la perspective on peut en déduire que la création est une façon de masquer cette déchirure de la castration. La castration est aussi un terme du vocabulaire de la psychanalyse qui définit l’homme comme castré, c’est à dire comme manquant, comme coupé de l’objet de son désir, comme séparé de ce qui cause son désir. Ce manque prend forme dans des objets de substitution nous dit Freud. La création dite artistique n’est donc qu’une des modalités de production de ces substitutions.
Partons de ce présupposé : l’homme est sous pression. Comme tout organisme vivant il y a dans le corps de hommes quelque chose qui pousse sans arrêt. Chez les animaux cela a un nom : l’instinct. Les animaux sont pure biologie. Les humains eux, sont des animaux dénaturés, des organismes génétiquement modifiés : ils ont été dénaturés par l’appareillage de leur corps à cette drôle de machine orthopédique, ce qu’on appelle le langage, que chacun exprime dans la parole et diverses autres manifestations.
L’être humain c’est de la chair appareillée au langage. Ce point d’accrochage entre le vivant du corps et la langue, tel que je l’ai cerné d’emblée, c’est ce qu’un médecin juif qui vivait à Vienne au début du siècle, Sigmund Freud, nomma : pulsion. C’est pas tombé du ciel la pulsion. C’est tombé de la parole des autres et surtout de ce premier autre que chacun d’entre nous a rencontré un jour, cet autre étonné de cette création qui lui sortait des tripes, que l’on nomme un bébé, la mère. Comment ça se passe cette incrustation de la pulsion dans la chair du bébé ? Tout simplement, en tout cas tout simplement quand ça marche. Comme tous les mammifères – pour ceux qui l’auraient oublié je rappelle que l’homme fait partir de la famille des mammifères, des porteurs de mamelles – le fœtus passe 9 mois dans l’utérus de sa mère et au bout de ce temps de fabrication il est viré, expulsé. Dans l’utérus le fœtus est plongé dans les conditions de tout petit mammifère. La température du corps est agréable parce que constante : autour de 37°. Les échanges nécessaires à la survie du fœtus sont assurés automatiquement par un organe interface, un organe qui se présente comme médiation entre le corps de la mère et celui de l’enfant, le placenta. Le milieu dans lequel évolue l’enfant est un milieu aquatique, autant dire qu’il est comme un poisson dans l’eau. Puis au terme venu, arrive la naissance. La naissance est d’abord une rupture d’équilibre. D’un milieu aquatique le fœtus passe à un milieu aérien. La pression atmosphérique se fait très dense. En naissant l’enfant reçoit tout le poids du monde sur ses épaules, pourrait-on dire. La température chute brusquement. Quand à l’alimentation en distribution automatique, elle est interrompue. L’oxygène doit être cherchée dans l’environnement de l’air et il en va de même pour toutes les substances indispensables à la vie du petit d’homme. Puis il se passe quelque chose de singulier, c’est que cette chair qui naît se met à crier. Vous me direz, jusque là on ne voit pas vraiment la différencie avec un petit veau ou un agneau. La différence, qui va fabriquer dès la naissance un être humain, n’est pas encore là. Le moment de création n’est pas encore advenu. Il se produit au moment du cri de l’enfant. La mère qui reçoit ce cri fait un pari, un pari sans aucune preuve, c’est que cette chair qui crie est habitée par un sujet de la parole. Elle parie qu’elle a affaire à un animal parlant. Et elle l’accueille comme tel : je suis contente de te voir, après tous ces mois passés dans l’obscurité ; bienvenu au monde des êtres parlants… Le cri de l’enfant est transformé par la mère en appel. C’est une création extraordinaire. Cette création à l’origine de l’homme a des effets. D’abord elle fait chuter dans l’inconnaissable la part animal de ce corps. Désormais c’est du lieu de la parole qu’il continuera, dans un processus permanent, jusqu’à sa mort, à se faire naître. La naissance, comme avènement d’un sujet à l’ordre de la parole et du langage, n’est donc jamais achevée. Il ne suffit pas d’être sorti du ventre de sa mère pour être né : il y faut cette seconde naissance qui n’en finit pas. L’accueil fait à l’enfant a aussi un autre effet bénéfique : il rétablit l’équilibre rompu par l’expulsion. On le coucougne, on le baigne dans de l’eau chaude, on le lange, on le nettoie… On répond à ses besoins élémentaires. Et en plus il y a une prime : cette voix étrange, pleine de musique, qui introduit dans l’enfant le souffle créateur des parlants, qui fait venir en lui le Creator Spiritus : l’enfant reçoit de sa mère ces vibrations chatoyantes de la parole. Il est dès cet instant une créature de la parole. Retenez bien ce temps inaugural. C’est sans doute le premier temps sur lequel se construit le temple de toutes les nostalgies, qui vont alimenter les mythologies, aussi bien les grands mythes de l’humanité que les petits mythes individuels que chacun se trimbale. Ce moment zéro de l’ avènement du sujet est frappé d’oubli. Il est recouvert, effacé par l’entrée du sujet dans le langage. Il se présente donc comme un vide, un trou, un rien. Un rien, qui va se reproduire sans cesse. En effet quelques heures plus tard, le corps de l’enfant est soumis à un nouveau déséquilibre. L’enfant qui a engrammé, dans son disque dur, le scénario, reproduit un cri, qui le constitue en sujet qui appelle. Il s’adresse, pour survivre, à l’autre, incarné par la mère. Il veut la même chose, il appelle dès la naissance la routine, il faut que ça se reproduise à l’identique, exactement pareil. Sa mère interprète dans le langage ce déséquilibre en lui supposant un sujet : qu’est-ce qu’il a, qu’est-ce qu’elle a ? faim ? soif ? peur ? envie de chaleur? n’être pas seul ? Et elle va répondre pour la deuxième fois à l’appel de son enfant. Le hic, c’est qu’un laps de temps a passé, les soins qu’elle prodigue à son enfant ne sont pas exactement identiques, pas dans le même ordre, pas dans le même rythme. Quant aux paroles qu’elle prononce et qui bercent si agréablement son enfant, elles aussi ont changé. Le ton, la musique de la voix, se sont modifiés. Et puis tiens il y a une nouvelle voix qui apparaît, une voix plus grave, une voix dont l’enfant captait l’écho vague dans les eaux amniotiques, parce que les voix graves se propagent mieux dans l’eau. La voix du père. Alors là peut penser l’enfant, ça ne va plus du tout, ce n’est pas ce que j’attendais, il y a tromperie sur la marchandise, remboursez. Mais au jeu de la vie il n’y a pas de remboursement prévu. L’enfant est plongé d’emblée dans une conséquence irréductible liée à l’entrée dans la parole : pour ce qui est d’être satisfait, c’est râpé. A partir de cette idée rassurante d’une certaine routine, d’une certaine image de satisfaction, jaillit le surgissement de l’inconnu. Freud nous dit qu’entre la satisfaction recherchée et la satisfaction obtenue, il y a un écart. Cet écart est ce qui marque dès sa naissance l’enfant du sceau de l’incomplétude, du néant, du vide, du manque. L’être parlant est un être manquant et plus il parle et plus il manque. Cela est lié à la nature de la médiation qui lie le petit d’homme aux autres dès la naissance pour survivre : le langage est un ratage permanent de l’objet. Le langage produit même la chute et l’absence de l’objet. C’est ce qu’on peut voir dans une scène d’où Freud tire un enseignement précieux pour comprendre ce qu’il en est du langage et de l’homme comme être façonné par le langage. Pendant les vacances Freud observe chez son petit fils Ernst, le fils de sa fille Sophie, un jeu étrange. Quand sa mère s’en va de la chambre du petit celui-ci joue à jeter une bobine au bout d’une ficelle dans son berceau qui est entouré d’un voile. L’objet disparaît et il émet un « ooo » de dépit ; puis en tirant vivement la ficelle, il le fait réapparaître, en l’accueillant d’un jubilatoire « da ». Quelque temps plus tard Freud observe une scène semblable devant un miroir. L’enfant joue à faire disparaître son image, en se laissant tomber sur ses talons, il profère alors le même « ooo » ; puis jaillissant comme un diable il fait réapparaître l’image en l’accompagnant du même « da ». Freud en conclut que « l’enfant se dédommage de l’absence de sa mère. » Se dédommage du dommage causé par la perte irrémédiable de l’objet, tel est le lot de tout humain. Je résume ceci dans un schéma.
Mère |
bobine |
image |
signifiants |
- |
- |
- |
« ooo » (fort) |
+ |
+ |
« da » |
Dans ce schéma, on, voit bien que ce que fait jouer l’enfant c’est d’abord un symbole, la bobine de fil, l’image dans le miroir, et plus subtil, les premiers signifiants. Pour mettre en scène ce premier et seul objet de désir que représente la mère, il ne lui reste qu’à se dédommager avec cette mécanique combinatoire très élémentaire : présence /absence. C’est la racine de toute le langage comme construction symbolique. Des linguistes comme Ferdinand de Saussure 3 nous montrent combien ces substituts de choses que sont les mots s’associent ensemble selon cette combinatoire binaire, que je résume par les signes + et – C’est sur cette combinatoire que sont construits nos ordinateurs : soit le courant passe ; soit il ne passe pas. La traduction en numérique en est : 1, le courant passe ; et 0 le courant ne passe pas. En faisant varier dans les microprocesseurs, à des vitesses incroyables, cette combinatoire on obtient aussi bien la reproduction de la 9ème symphonie de Beethoven que Taxi 2. C’est aussi dans cette matière que j’ai écrit ce que je suis en train de vous dire. Compensation, dédommagement, produits de substitution. Il ne reste à l’homme qu’à se contenter de ce que l’on peut nommer largement les objets symboliques de la culture pour se faire naître. Un autre petit jeu d’enfant permet de penser cette dialectique entre la perte et la création. C’est le jeu de pousse-pousse ou jeu de taquin qui est un jeu de combinaison consistant à ranger par simple glissement des plaques portant des chiffres sur une de leur face et des lettres sur l’autre. Ce glissement permet d’associer les chiffres pour produire diverses opérations, et les lettres pour faire des mots, voire des phrases. Nul n’est besoin d’être grand clerc pour vérifier que le jeu est rendu possible parce qu’il y a un élément manquant. Il y a une case de vide, c’est la condition pour que l’ensemble autorise une dynamique de création. On peut dire qu’il en va de même pour l’appareil psychique : il est occupé par un vide central, un foyer vide qui détermine un objet de désir. Le désir pousse l’homme à assembler des mots des phrases, des chiffres, des représentations, des pensées, des images, des couleurs, des matières comme autant d’objets de substitution. Au bout du compte on peut dire que l’objet du désir, incarné en creux dans le vide central, et l’objet désiré, les objets du monde derrière lesquels on ne cesse de courir, ne sont pas identiques. L’objet du désir, cet obscur objet, comme le dit le cinéaste Luis Bunuel dans un de ses films, n’est pas l’objet désiré. Il y a entre les deux un fossé infranchissable. Dans la création on ne saurait ni combler ce fossé, ni par conséquent être comblé. Créer, ça laisse à désirer. Même si tout désir chez l’home le pousse à des retrouvailles avec cet objet perdu, il ne peut que l’effleurer dans son inexistence.
On peut à partir de ces quelques idées toutes simples, qui je pense parlent à l’esprit et au cœur de chacun d’entre nous, comprendre que la vie des hommes est une vie qui ne peut s’avancer que dans l’insatisfaction. Satisfaction vient d’un mot latin, satis-facere, qui signifie : en faire assez. Eh bien nous aurons beau faire et beau dire, la vie n’en fera jamais assez pour nous. Mais ce qu’il faut bien voir c’est que cette insatisfaction originelle, que d’aucuns dans certaines mythologies religieuses veulent stigmatiser comme une faute, un péché originel, c’est aussi ce qui fonde l’essence de notre humanité. D’être manquants nous sommes aussi désirants. Autrement dit nous n’arrêtons pas de courir après la satisfaction de nos pulsions sans jamais y parvenir. Comme le chantait magnifiquement Jacques Brel dans L’homme de la Manche : « Chercher l’inaccessible étoile : telle est ma quête »
C’est du manque que naît le désir, du manque qui vient buter sur une loi fondamentale : de devoir en passer pour vivre par des échanges de langage avec autrui. C’est à dire que l’être humain est condamné à créer . Les sentiers de la création, j’ai emprunté cette belle expression au poète Francis Ponge. Les sentiers de la création, dit Ponge, ce sont les lignes de l’écriture. Ces sentiers que nous empruntons les uns et les autres, sans savoir où ils nous mènent, nous ne pouvons pas faire l’économie de nous y engager. (Diapo 1) Il faut aller de l’avant. Il n’y a pas dans l’homme de régression possible contrairement à ce que disent certains mauvais interprètes de la psychanalyse. La cure analytique ne consiste pas à opérer je ne sais quelle régression, mais à se séparer, dans le tranchant de la parole, de ce qui s’est passé en le recréant dans l’après-coup. Ainsi ce qui s’est passé est-il dépassé. Les sentiers de la création, peut-être pouvons nous les entendre comme ce cheminement jamais achevé que nous faisons chaque jour, dans l’incertitude, dans l’obscurité, comme Dante avançant sur le chemin de sa vie. Et comme Dante nous rencontrons les ombres et les lumières du passé des peuples et le notre. Les hommes, parce qu’ils habitent, qu’ils le veuillent ou nom, cet appareil particulier qui s’appelle le langage - Freud parle dans ses premiers textes du Spracheapparat (appareil à parler) – les hommes donc, sont condamnés à la création. La création se produit à partir de la routine. Il faut bien un minimum d’organisation sociale et de stabilité quotidienne pour que la vie soit possible : il faut respecter des rythmes de vie, des horaires, des contraintes de socialité pour vivre avec les autres ; et aussi s’installer dans des lieux qui ne changent pas tous les jours ; s’organiser selon des règles qui ont un minimum de permanence ; mais la vie ne se résume pas à cette routine quotidienne ; ce qui est important ce sont les effets de surprise qu’elle autorise, cette routine. Une routine, c’est une petite route en vieux français. La petite route du quotidien, il vaut mieux qu’elle soit tracée pour que chacun puisse s’y aventurer.. Mais ce qui compte c’est la façon dont chacun va cheminer selon son style sur cette petite route. Les uns et les autres nous menons sur cette petite route du quotidien une pérégrination incessante : nous sommes en marche, comme des pèlerins de la vie. Comme l’écrivait le grand poète allemand Goethe : « Je ne suis qu’un pèlerin sur cette terre, êtes-vous donc plus ? » Il serait prétentieux de prétendre le contraire. La pratique du pèlerinage met bien en scène cette quête incessante de l’objet perdu. Que ce soit à Lourdes ou à La Mecque, ce que recherche le fidèle, dans cette création étrange faite de déambulation autour d’un vide, une grotte à Lourdes, une pierre, la kaaba, à La Mecque, un arbre, lieu de l’illumination du Bouddha à Bodh-Gaya dans le nord de l’Inde, ce qu’il espère, c’est une retrouvaille avec l’objet perdu. Dieu, Allah ou Bouddha ne sont que les noms qui masquent le vide de cet objet, son inexistence. S’en approcher cependant, dans une ferveur collective, procure à certains un regain de sens dans leur vie. Le problème c’est que certains de façon illusoire prétendent l’avoir trouvé cet objet, il s’en font les possesseurs, les détenteurs. C’est l’origine de tous les fanatismes. Or du champ de l’Autre, nul n’est le possesseur : ces constructions humaines ne sont possibles qu’à partir d’une pratique de langage. C’est le langage, le véritable trésor de l’humanité.
La petite route de la routine quotidienne devient sentier de création. On peut pour employer un autre vieux mot français, qui nous revient par l’anglais, randomer. Random , vous trouvez ce mot sur les actuels lecteurs de CD. Quand on appuie sur random, ça lance les pistes du disque au hasard. Randomer, c’est aller à l’aventure, c‘est découvrir et inventer, au fur à mesure qu’on avance, la couleur du paysage. Le mot anglais random est directement issu d’un terme de l’ancien français, randon, présent dans notre langue au XII ème siècle. Le randon, c’est l’impétuosité du désir. Ce mot a donné randonner. S’adonner au randon, randonner, c’est donc partir à l’aventure, animé d’un désir impétueux de découverte. Le surgissement dont je parle dans mon titre - et voilà que cheminant moi aussi dans cet exposé, j’en retrouve la piste - c’est le jaillissement de l’inconnu : ça surgit de rien, de nulle part, ex-nihilo. Il n’y avait rien sur mon écran d’ordinateur. Et voila qu’avec toutes ces petites lettres assemblées, il se dessine quelque chose.
Mais quelle chose ? Qu’est-ce qu’on produit sur les sentiers de la création ? On produit un traitement. Nous les êtres humains sommes en traitement perpétuel. Nous avons à traiter une chose qui est en nous du fait de notre appareillage au langage ; une chose qui ne nous lâche pas, et pulse en permanence dans notre corps, une chose qui exige son dû et son apaisement. Qu’est ce que veut l’être humain se demande Freud. Vous pouvez vous le demander pour vous mêmes. Qu’est-ce que nous voulons au fond ? Quelles qu’en soient les nuances dans la formulation, nous arriverons à une conclusion unique. L’être humain veut jouir par tous les trous, pour le dire crûment, il veut jouir par tous les bouts. Il veut être satisfait. Mais je l’ai dit, parce que l’homme est attaché, ficelé, condamné à parler, la satisfaction n’est pas possible. Et non seulement elle est impossible, mais de plus elle est interdite. La jouissance comme interdite est signifiée d’emblée au petit d’homme par ce qu’on appelle l’interdit de l’inceste. On peut se demander pourquoi interdire quelque chose qui de toute façon est impossible : je ne vois pas bien comment l’enfant pourrait revenir dans la matrice maternelle. L’interdit qui frappe le corps de la mère a une fonction : celle d’élire le corps de la mère comme support du seul objet de jouissance. Ce que désire tout sujet, ce n’est pas je ne sais quelle régression fantasmatique, mais c’est cet objet. Cet objet est constitué comme à jamais perdu, et nous sommes condamnés à nous contenter d’ersatz, d’objets de substitution, « ces ersatz, nous dit Freud valent bien l’objet perdu original, qui de toute façon… n’a jamais existé ». Cet objet, on peut dire que c’est le rien d’où advient toute forme de création. Cet objet qui se présente comme un trou, comme un vide, est donc la condition même de la circulation des êtres et des mots dans le monde. Si le monde était plein, s’il n’y avait pas de vide entre les corps, entre les mots, entre les choses, si nous étions, comme on le réclame souvent, comblés, il n’y aurait plus aucun mouvement de création possible C’est cette volonté farouche que rien ne bouge, que notre corps soit apaisé une bonne fois pour toutes de ce qui le travaille que Freud nomme pulsion de mort et Lacan jouissance. Donc ce que veut l’homme, c’est jouir. La culture, l’éducation, la civilisation lui imposent le sacrifice de cette jouissance. La vie n’est possible nous dit en substance Serge Leclaire, qu’au prix du meurtre permanent de l’enfant merveilleux que chacun porte en soi. « Il y a pour chacun, précise Leclaire, toujours, un enfant à tuer, le deuil à faire et à refaire continûment d’une représentation de plénitude, de jouissance immobile, une lumière à aveugler pour qu’elle puisse briller et s’éteindre sur fond de nuit. Qui ne fait et refait ce deuil de l’enfant merveilleux qu’il aurait été, reste dans les limbes et la clarté laiteuse d’une attente sans ombre et sans espoir ; mais qui croit avoir, une fois pour toute, réglé son compte à la figure du tyran, s’exile des sources de son génie, et se tient pour un esprit fort devant le règne de la jouissance. » (Serge Leclaire, On tue un enfant.) L’enfant merveilleux, c’est cet enfant de la jouissance, cet enfant, précise Freud dans un texte peu connu d’introduction à l’ouvrage d’August Aïchhorn, un des premiers éducateurs inspirés par l’approche analytique à Vienne dans les années 20 4 , que « l’analyse a mis à jour, chez le malade, comme chez le rêveur et l’artiste, (…) qui continue sa vie sans avoir guère changé (…) » Cet enfant fantasmatique que nous mettons en scène dans nos sociétés modernes soit sous les parades et les parures de l’enfant-roi, soit sous la défroque de l’enfant victime, avec cette vague déferlante nauséeuse de soupçon généralisé de maltraitance faite aux enfants. Car l’enfant merveilleux est mort dès la naissance, mais il renaît sans arrêt de ses cendres, tel le Phœnix. L’enfant-roi, « His magesty the Baby » comme dit Freud, c’est cet enfant increvable, cet infantile en chacun de nous qui exige tout et tout de suite. Il ne veut pas de l’écart, du manque, du vide, du rien. Il ne veut pas du désir jamais satisfait. Il veut tout. Cet enfant là a été tué mais pas une fois pour toutes. Nous n’en aurons jamais fini avec cet enfant merveilleux. C’est pourquoi ce grand psychanalyste que fut Serge Leclaire parlait d’un « meurtre permanent ». Ce meurtre permanent est réalisé par une opération qui est à l’origine de toute création. En effet, « le mot, nous confie Jacques Lacan, c’est le meurtre de la chose ». Créer dans le langage sous toute ses formes, avec des mots, des matières, des sons, des couleurs, se livrer corps et biens à la combinatoire des signifiants, voilà ce qui permet d’en rabattre sur la jouissance de l’enfant merveilleux que chacun porte en soi comme le Saint Sacrement. Voilà la voie royale de la responsabilité. Cette ascèse difficile de la création devrait nous faire subodorer que ce n’est pas une partie de plaisir. S’il y a du plaisir ce n’est qu’après-coup. La joie vient toujours après la peine, dit l’adage. Le plaisir peut venir de la reconnaissance par le corps social de l’œuvre produite, dans la sublimation artistique. Encore qu’il ne faut pas trop s’y fier : il y a des créateurs qui dérangent les canons établis et patentés de la beauté évaluée à l’empan des marchés de l’art. Pensez à Rimbaud ou Lautréamont chez les poètes ; à Van Gogh ou Gauguin dans la peinture. Le plaisir peut venir aussi de la joie profonde éprouvé par un sujet d’avoir fait ce qu’il avait à faire, d’avoir accompli une œuvre. Ce n’est pas forcément une réussite, ça peut même être une sacrée foirade. Je pense au personnage d’Alexis Zorba qui, après avoir passé des mois à construire un dispositif très compliqué pour tirer du bois d’une montagne vers la mer, au moment où il met tout en marche, voit toute sa construction s’écrouler. Zorba le grec se met alors à danser. Il danse le monde pourrait-on dire pour reprendre ce que dit le poète et mystique arabe Ibn’Arabi, créateur des derviches tourneurs. La joie, cela ne se décrète pas, ça ne se trafique pas. Notre société capitaliste et marchande est bien incapable de la mettre en vente dans les rayons des supermarchés. La joie fait signe dans le corps de l’homme qu’il n’a pas lâché sur son désir, qu’il s’est battu bec et ongles adossé au néant. Ce combat n’est pas sans évoquer le combat mis en scène dans la Bible de Jacob avec l’ange dont j’ai déjà parlé plus avant. Il fait naître, dans l’intime du corps de l’homme, ce sentiment qui ne trompe pas sur la nature profonde de l’œuvre accomplie, la joie. A l’opposé, lorsqu’il lâche sur son désir, l’homme est un animal triste. C’est ce qui fait dire à Lacan qu’en matière d’éthique, la seule faute possible, la seule lâcheté, c’est de lâcher sur son désir. Le retour est d’importance, il se paie de la tristesse. Cette tristesse qui saisit corps et âme, c’est à proprement parler, ce qu’on nomme aujourd’hui dépression. Spinoza dans un texte ardu, « mal poli », rugueux, qui précède son grand ouvrage sur l’ Ethique , un texte intitulé d’abord « Traité de la meilleure voie qui mène à la vraie connaissance des choses », connu dans l’histoire de la philosophie sous le titre de Traité de la réforme de l’entendement , parle de cette « éternité de joie continue et souveraine » qui jaillit au cœur de la fugacité et de l’éphémère de l’expérience. L’homme peut s’abrutir en consommant des objets produits par la culture, des savoirs prêt-à-penser, des biens de consommation disponibles sur le marché. Il peut aussi, par un processus et une méthode que Spinoza nomme « emendatio », c’est à dire purification, chercher en soi l’idée vraie, cette idée qui enracine son désir dans la vérité et s’y référer. Dans cette recherche il ne peut compter ni sur Dieu, ni sur les autres. Ni dieu, ni maître à penser ne peut répondre à cette nécessité. Cette méthode qu’indique Spinoza est à entendre au sens premier du terme : met’hodos , c’est une voie intermédiaire, un chemin. On retrouve cette idée que j’avançais plus haut de cheminement. Et comme le dit la chanson chacun sa route, chacun son chemin. Mais Spinoza va un peu plus loin. Il dit qu’une fois que l’homme a découvert ce noyau de nuit autour duquel se cristallise son idée vraie, il doit le faire savoir, le partager. L’éthique de Spinoza est à la fois recherche et partage. « Il appartient aussi à mon bonheur de m’appliquer à ce que beaucoup comprennent ce que je comprends… » précise-t-il dans son petit traité. Souvenons nous que pour cette idée hérétique, à savoir qu’il y a en tout homme cette capacité à trouver en soi-même sa propre voie, Spinoza paya cher. Il fut exclus de sa communauté et frappé du Herem par les rabbins, c’est à dire excommunié, en 1656 et chassé de sa vile, Amsterdam. Lorsque les frères De Witt sont massacrés par la foule à La Haye en 1672 parce qu’ils ont milité pour la paix, il sort dans la rue avec une pancarte où il a inscrit : « Ultimi barbarorum » (dernière extrémité de barbares). Peu de temps après, la tuberculose ronge ses poumons ; il meurt. Il nous laisse un testament inestimable : n’attendons pas, nous dit Spinoza, je ne sais quelle promesse d’immortalité dans l’au-delà ou de lendemains qui chantent sur terre, recherchons sans cesse, ici et maintenant, à chaque instant de notre vie, et là où nous nous trouvons, l’éternité de la pensée qui seule peut nous procurer la joie.
L’enfant dont j’ai beaucoup parlé, l’enfant merveilleux, l’enfant-roi, l’enfant jouisseur qui veut tout tout de suite, c’est justement ce qui fait obstacle à cette recherche créative de ce que Spinoza nomme « l’éternité de la joie ». C’est un drôle de mot, enfant. Il vient lui aussi du latin : infans , c’est celui qui ne parle pas. Ce qui dans l’homme ne parle pas, mais veut jouir, c’est cela l’enfant. Il est mort lorsque la mère l’a fait sujet, donc l’a assujetti à l’ordre de la parole et du langage. A partir de là, l’enfant est divisé. Il y a les choses dont il veut jouir d’un coté ; et de l’autre les mots qui disent ce dont il doit se contenter. « Arrête donc de faire l’enfant », disons-nous à nos enfants. Là où il voudrait jouir des sens, les sentiers de l’humanité l’amènent à jouir du sens, c’est à dire de substituions L’homme est condamné aux drogues de substitution, c’est ce qu’on appelle la culture. Culture dont j’ai donné plus haut la version freudienne extraite de Malaise dans la civilisation , un ouvrage daté de 1929 et pourtant d’une brûlante actualité. Pour la petit histoire, il faut savoir que la traduction du titre est erronée. On devrait dire : malaise dans la culture. Et l’on sait d’autre part que Freud avait prévu un autre titre qu’il dut abandonner sous la pression de l’éditeur : il l’avait intitulé : malheur dans la culture. Mais le malheur se vend mal en librairie ! Le malheur est constitutif de la condition humaine. Pour le bonheur avec un grand B c’est râpé. Heureusement il y a tous ces petits bonheurs qui fleurissent au quotidien, ces parcelles d’éternité de joie, comme dit Spinoza. Il suffit de se baisser pour les ramasser sur les bords des sentiers de la création. Félix Leclerc a chanté ces petits bonheurs (« C’est un petit bonheur que j’avais ramassé ») . On peut les cueillir parfois , à condition de se baisser pour les ramasser. Mais lorsqu’on ne veut pas faire ce mouvement d’humilité, qui consiste à descendre de la hauteur où on se croit orgueilleusement perché, ces fleurs du quotidien s’étiolent. Et Félix Leclerc continue sa chanson : « il était tout en pleur sur le bord d’un fossé ». Cet humilité nécessaire pour ramasser les petits bonheurs, me font associer à un terme du travail médical que l’on peut employer aussi dans le travail social. Il s’agit du terme de clinique. La clinique nous vient d’un mot grec qui veut dire « se pencher ». Se pencher sur le malade alité, pour le médecin ; se pencher sur la souffrance de la personne, pour le travailleur social. Se pencher, voila le mouvement d’humilité , de retour sur terre sur vous voulez, que désigne la clinique. On peut se demander alors si la tristesse qui affecte souvent les travailleurs sociaux, notamment à travers ce qu’on appelle l’usure professionnelle ou d’un anglicisme burn out (total cramage !), ne provient pas de leur rigidité à descendre de leur prétentions et de leurs présupposés pour se mettre à la hauteur de la personne prise en charge. Se mettre à la hauteur de l’autre, veut dire ne pas s’y croire. Quelle que soit la fonction sociale que l’on occupe, il s’agit de ne pas se prendre pour la fonction, ni de prendre autrui pour le signifiant auquel on l’assigne. C’est pourquoi je dis depuis longtemps que le sujet n’est ni handicapé, ni médecin, ni travailleur social, ni psychanalyste…. Je me souviens d’avoir fait la remarque à un directeur d’institution qui me faisait part de son mal-être dans son travail, que sans doute cette difficulté venait de ce qu’il se prenait pour le directeur, oubliant qu’il n’était qu’un homme, et un parmi d’autres, chargé d’occuper une fonction, une fonction particulière à savoir de veiller à la direction que prenait l’institution. Il était chargé de veiller au grain et de garder le cap, pas d’être , ni de paraître. Le sujet est… Que pour occuper une place nous devions en passer par des mots qui nous représentent et nous situent parmi les autres, c’est une chose. S’aliéner à cette place en est une autre. La personne sociale ne recouvre pas l’énigme qu’enchâsse tout sujet. Nous sommes tous des énigmes vivantes pour les autres, mais aussi pour nous-mêmes. Confondre le sujet qui nous habite avec les représentations sous lesquelles il se déplace dans les réseaux sociaux, c’est comme si les ambassadeurs du Président le la République présents partout dans le monde, se prenaient pour le Président. Comme si le Président se prenait pour la République. Comme si le comédien au théâtre se prenait pour son personnage. Et le créateur pour son œuvre.
Je soutiendrai donc ici une thèse fondamentale : tout être humain, qu’il le veuille ou non, est créateur. La création, c’est ce que chaque sujet met en œuvre pour traiter l’intraitable de la pulsion, ce qui pulse en lui, sans jamais s’arrêter. Et là plusieurs sentiers de création s’ouvrent. Je sais que je vais en choquer quelques uns. Loin de moi cette intention. Ceux qui ont l’habitude de séparer les productions humaines en œuvres d’art et en banalités, vont être déçus. Je dis qu’on ne peut pas échapper au fait de faire œuvre dans sa vie Le point de référence que je vise ici est au-delà de ces jugements de valeurs sur la façon dont un sujet mène sa vie. La question inaugurale sur le fil de rasoir de laquelle j’avance est : Quelle est l’œuvre que chacun est en train de réaliser ? Non pas en bien ou en mal. Oeuvre d’art ou basses œuvres. Mais qu’est ce qu’un sujet fabrique ? Cela peut ressembler à du mal, du malheur, ou du malaise, là n’est pas la question ?. En dehors de toute catégorie de toute classification, qu’en ce que je peux entendre, voir, comprendre de ce qu’un sujet fabrique, au sens le plus matériel du terme. C’est peut-être à cela qu’il faudrait être attentifs. Sinon, dans ces endroits où l’on a le devoir d’accompagner des personnes en difficulté vitale, dans ces endroits où vous travaillez, si l’on n’y prend pas garde, on a vite fait de produire une ségrégation : les normaux et les anormaux. Les normaux, ce seraient les encadrants, médecins, psychologues, éducateurs, AMP, rééducateurs, administratifs, personnel d’entretien ; et les anormaux les accueillis ; que l’on a vite classés dans des boites pour justifier cette ségrégation ; trisomiques, psychotiques, handicapés sensori-moteurs, etc Plus les anormaux tendent à se calquer sur le comportement des encadrants, plus on dit qu’ils s’en sortent. D’aucuns appellent ça la résiliance. Un pseudo concept, bonne à tout faire des explications , comme si justement on faisait disparaître la responsabilité du sujet. Tel un ressort certains êtres pourraient mécaniquement « rebondir » devant les malheurs. C’est un concept totalement opposé à ce que j’ai essayé d’avancer ici concernant la subjectivité, la responsabilité, et l’éthique. Vous voyez qu’avec ma petite idée des sentiers de la création, je mets un peu le bazar dans les classifications bien pensantes. Tout sujet est condamné à traiter sa jouissance. Qu’il lui manque une bout du cerveau, ou que ses yeux ou ses oreilles ne fonctionnent pas, qu’il ait du mal à entrer en relation, ou qu’il s’enferme dans des agissements anti-sociaux, tout cela ne change rien à l’affaire. S’il l’on ne prend en compte cette dimension créatrice présente chez tout être humain, je vous le dis, on est à la masse. C’est à dire que l’on produit la représentation d’une masse informe, des légumes, des choses, que l’on pose dans des lits ou des fauteuils, que l’on enferme dans des cellules ou derrière des murs et qu’il faut garder comme des prisonniers. Si l’on ne veut pas être à la masse, il faut s’ouvrir à ce pari de ce que j’appelle une clinique du sujet. Tout être né dans le langage est notre frère en humanité et très souvent, c’est nous les soi-disant normaux, qui sommes handicapés pour aller vers lui. Nous ne savons pas trouver pour cheminer vers lui les sentiers de la création.
Mon idée me pousse à dire, n’en déplaise aux ségrégateurs et au mesureurs de tous poils, que tout être humain traite comme il peut ce qui l’habite. Toute création naît de la force de la pulsion, de la libido, mais s’ouvre à la création des chemins multiples. Avec la même énergie pulsionnelle ; on peut faire différentes choses. La pulsion, j’ai souvent employé cette métaphore, c’est comme une source de montagne : elle pulse, elle pulse, elle pulse. Elle ne veut qu’une chose : rejoindre le plus vite possible le point d’apaisement de la tension qui l’habite, le niveau de la mer. Dans la langue française, c’est pratique, il suffit d’ajouter une lettre, le « e » à la fin du mot mer, pour obtenir le but de la pulsion, la mère. Ce que veut la pulsion, c’est aussi rejoindre le niveau de la mère. Le désir des hommes, désir increvable, est un désir incestueux. C’est pour cela qu’il est interdit. Mais c’est pour cela aussi qu’il est si fort. Justement parce qu’interdit. Sur les sources de montagne, les hommes ont construit des barrages pour canaliser la force brute de l’eau. Ainsi faisant ils ont accumulé des énergies énormes qu’ils utilisent pour produire de l’électricité ou des mouvements mécaniques qui entraînent des machines. Je me souviens d’un de mes oncles qui vivait en Bretagne dans une forêt où il n’y avait pas d’électricité. Il a détourné un ruisseau, construit une roue à aube, et sur l’arbre de transmission, il a branché une dynamo qui alimentait la maison en électricité, et des courroies pour faire tourner divers moteurs. La pulsion, c’est pareil. Elle existe comme force productrice parce qu’elle a rencontré sur son chemin un barrage. Ce barrage c’est la culture des hommes faite de langage. Prenez ici le mot langage au sens le plus global : tout chez l’home est langage. Ce qui n’est pas langage, ce qui en est exclus, ce que j’ai nommé l’enfant ou l’infantile ( infans ), c’est la part animale de l’homme. La conquête de cette part animal est sans fin. C’est nous dit Freud comme les polders en Hollande, où l’on gagne petit à petit de terres à cultiver en asséchant la mer. Ajouter y un « e » pour la pulsion.
Ce barrage que rencontre la pulsion sur son chemin et qui va finalement décupler sa puissance en accumulant ses forces, il est ancré dans une fonction : la fonction paternelle. La fonction paternelle c’est ce qui sert à faire barrage à la jouissance. C’est un point que je ne peux pas développer ici, malheureusement, parce qu’il constitue le cœur de la théorie et de la pratique de la psychanalyse, mais retenons que la fonction « père » désigne ce pouvoir du barrage face à la puissance de la pulsion. La pulsion en est condamnée à s’appareiller à cette fonction pour poursuivre son chemin. Dans un barrage ce qui transforme l’énergie brute en énergie d’ « hommestiquée », comme l’électricité, ce sont des turbines qui opèrent cette transformation. Les turbines dérivent la puissance de l’eau au profit de la collectivité. De la même façon une des transformations les plus intéressantes de la pulsion, c’est une dérivation vers des processus de socialisation ? Freud a appelé cela la sublimation. C’est le plus noble de la production pulsionnelle, en tout cas selon les critères d’acceptabilité sociale. Participer à la communauté des homes par son travail ou son activité, se lier aux autres hommes et créer des objets, voilà l’essentiel de la sublimation. Mais je rappelle que la poussée de la pulsion est constante : ça pulse, ça pulse, ça pulse. Et les turbines de la sublimation ne fonctionnent pas toujours très bien : elles sont rouillées, ou bien le sujet veut une jouissance plus rapide, immédiate. En effet il faut longtemps pour apprivoiser le savoir-faire de la sublimation, il faut accepter beaucoup d’insatisfactions, d’attentes, d’apprentissages pour entrer dans les voies du travail ou de l’art. Peindre, sculpter, chanter, ne s’append pas en un jour. Même si l’acte de création jaillit ex-nihilo, l’apprentissage de la technique qui va accoucher de cet acte, exige du temps, des efforts, des sacrifices. Et comme la pulsion continue à pousser, qu’elle pousse au cul si j’ose dire, elle passe par d’autres sentiers de création. Ces autres sentiers sont ce que Freud nomme des formations de l’inconscient. L’inconscient étant comme il le dira bien plus tard, le réservoir des pulsions, ce réservoir produit par accumulation de la libido freinée et déviée dans sa course par la culture. La pulsion alors se fraie un chemin dans la matière du barrage lui-même, elle passe à travers. Il y a comme ça de petites créations gentilles. Ce sont ces premières créations que Freud a repérées et qui lui firent faire l’hypothèse de l’inconscient. Ce sont les lapsus : vous voulez dire un mot et c’est un autre qui vient. Ou les oublis de mot. Ou encore les actes manqués, qui sont de grandes réussites de l’inconscient. Nous avons aussi cette petite machine extraordinaire à recycler les désirs inconscients et à leur offrir une voie de création : les rêves. Un peu plus frappants au fur à mesure que la force de la pulsion se fait plus pressante, les diverses manifestations du passage à l’acte. Le passage à l’acte signifie qu’apparaît un agir à la place d’un dire langagier. C’est comme un langage, mais avec des faits et gestes. Un sujet ne trouvant le passage pour le flux pulsionnel dans des voies socialement acceptées, passe les bornes, franchit les limites, comme on dit, pète les plombs. Ce que Freud nommait agieren . Et enfin il y a une série de créations étonnantes chez les humains, ce qu’on nomme les symptômes en psychanalyse. C’est le corps qui se met à exprimer ce qui ne peut se dire sublimé dans la langage. Les symptômes que Freud range en trois catégories, selon la façon dont un sujet est appareillé au langage : névrose, psychose et perversion, sont de véritables créations. Qu’elles fassent souffrir n’y change rien. Le paradoxe que soulève la psychanalyse, c’est qu’en souffrant, le corps produit un apaisement de la pulsion. Quand on lit les délires de Paul Schreber ( Mémoires d’un névropathe ), célèbre psychotique du début du siècle, que Freud a étudié, à partir de ses textes, on ne peut qu’être frappé du déploiement créateur de ses productions. D’ailleurs c’est une indication clinique précise : lorsqu’un psychotique commence à délirer, ce n’est pas le moment de lui casser la baraque : il traite à sa façon la pulsion. Le délire est une forme de création. Et après tout si ça nous dérange, il faut aller se soigner comme soignant pour le supporter. On le supporte bien chez ceux de nos contemporains que l’on nomme artistes. Le délire en effet est une production où la pulsion rencontre les voies du langage, dans la parole, dans l’écriture, ou dans toute autre mise en forme et retrouve donc les voies de la sublimation, c’est à dire de la socialisation.
Freud dans son Totem et tabou étaie à mon avis solidement cette thèse « D’une part les névroses présentent des analogies frappantes et profondes avec les grandes productions sociales de l’art, de la religion et de la philosophie ; d’autre part, elle apparaissent comme des déformations de ces productions. On pourrait presque dire qu’une hystérie est la caricature d’une œuvre d’art, qu’une névrose obsessionnelle est la caricature de la religion et une manie paranoïaque est une parodie de philosophie ». Plutôt que de parodie ou de caricature, j’avance ici qu’il s’agit de productions de même nature, toutes issues du traitement de la pulsion par le sujet.
Voila en gros ce que j’avais à dire sur la pulsion et la création qu’elle entraîne. Je vais prendre quelques pour illustrer cela. Je vais prendre appui sur trois peintres, mais on pourrait aisément étendre la démonstration à des écrivains, des sculpteur ou tout simplement des grands délirants comme Schreber.
[...] Auguste Forestier (diapo 2) dont on peut voir ici une œuvre sans titre, est né en 1887 et mort en 1958. Il est originaire de Langogne en Lozère. Septième d’une famille d’agriculteurs, il est tout jeune obsédé par les trains. A telle enseigne que dès qu’il peut il fugue de la ferme familiale pour les voir passer. Jeune homme il trouve un emploi dans les chemins de fer, qu’il exerce jusqu’en 1914 Mais curieux de voir comment les roues écrasent un obstacle, attiré par la puissance massive de la locomotive, il entasse sur les rails des blocs de pierre et provoque un déraillement. Le train déraille, lui aussi ! Il est alors enfermé à l’hôpital de Saint Alban à l’age de 27 ans. Il y reste jusqu’à la fin de sa vie. Dans un premier temps il dessine beaucoup. Des bustes et des médaillons. Il sculpte également des médailles qu’il arbore à sa boutonnière avec des os de boucheries qu’il récupère aux cuisines de l’hôpital. Un peu plus tard il fabrique des jouets en bois pour les enfants du personnel (maisons, poupées, bateaux, chariots) et des œuvres plus complexes (bête de Gévaudan, monstres ailés, fétiches, soldats. Le personnage que l’on voit ici fait partie d’une série de capitaines..). Forestier s’est aménagé un atelier dans un couloir où il accumule tout un tas de déchets de bois, de tissus, qu’il recycle quand il en a besoin dans ses créations. Chaque mois il y a foire à Saint Alban. Les paysans passent le long de l’hôpital pour s’y rendre à pied. Forestier dresse un petit étal sur lequel il présente ses oeuvres qu’il échange contre de la monnaie, mais aussi des cigarettes ou tout autre produit. Voilà ce qu’on peut appeler un bel effet de socialisation.
Le deuxième artiste, c’est un italien, Antonio Ligabue. (diapo 3) Il a laissé la réputation d’un homme inculte, soupçonneux, vindicatif, au parler dur et abrupt. Il est é à Zurich le 18 septembre 1899 d’une mère italienne originaire du Frioul. Son père est inconnu. C’est le mari de sa mère, Bonfilio Antonio Lacabue qui l’adopte 2 ans après sa naissance et lui donne son patronyme. Tout enfant, Antonio Ligabue se révèle très doué en dessin. Pour le reste rien ne va. Il s’accroche et se bat sans cesse avec ses camarades et quand arrive l’adolescence, après maintes fugues, bagarres et violences il est expulsé de Suisse « par mesure de sécurité publique et pour délit de vagabondage » précise l’arrêté d’expulsion. Il est conduit en Emilie dans le village natal de son père adoptif. Puis suite à toute une série d’exactions, il est jeté en prison. Il s’évade et va vivre dans les bois dans une cabane qu’il s’est confectionné. Aux alentours on le connaît comme « le boche ». C’est un vrai sauvage. Ses premières œuvres peintes, comme Chagall, sont des enseignes qu’il exécute pour des commerçants, des cirques et des tirs forains. Son premier contrat : un tableau contre dix soupes. Petit à petit il échange ses toiles contre des motos. Il en accumule ainsi 12. Elles dorment dans un garage sous des draps. Lorsqu’il rentre pour les contempler et les toucher il dit : « Je vais faire l’amour ». Devenu riche et célèbre il a plusieurs voitures et un chauffeur. Il meurt à l’hospice de Gualtieri le 27 mai 1965. Ligabue est d’une malpropreté légendaire. Il s’invente un origine noble en mettant en avant son nez aquilin, qu’il reproduit dans plusieurs peintures. Son nez est sa première source de création : pour le faire rentrer dans les canons de la beauté des nobles, il le massacre à coups de pierre. Surtout lorsqu’il rencontre quelque jolie dame. Il veut rectifier son nez, c’est sa première œuvre d’art. Du nez il passe au front et aux tempes qu’il frappe à grands coups redoublés : il s’agit , dit-il à qui veut l’entendre, d’en chasser les forces mauvaises. . Dans ces anées là Ligabue présente en permanence un visage tuméfié et maculé. C’est sa première œuvre : il la porte sur lui et l’expose en permanence. Il sculpte sur son propre corps, un peu comme le fera bien plus tard une artiste, Orlan, en confiant son corps de femme à la chirurgie plastique. Marzio Dall’Acqua, son biographe, considère ce comportement comme une attitude magique. Son corps malodorant, incrusté de mucus, de sang et de crasse, était selon lui les garant des forces actives qu’il sauvegardait. Prenant un peu de distance avec les supports de création, Ligabue en vient à peindre sur toile. Mais il mêle sur le pinceau sa salive et son sang aux couleurs. En procédant ainsi, conclut le biographe, en s’automutilant et en utilisant ses secrétions corporelles, il opère une cérémonie magique : il attire la haine et le dégoût d’autrui, ce qui le projette en place d’objet de sacrifice. Non seulement il expose ses toiles mais il s’expose. Ligabue vit dans un monde entouré de présences étranges et menaçantes qui débordent en permanence la culture qui le contient. Ses tableaux sont alors des combats magiques contres ces forces obscures. Ce qui a beaucoup impressionné les commentateurs de cette peinture puissante, c’est la force du regard. Avec ses peintures Ligabue nous a à l’œil et en même temps il se prémunit du mauvais œil. Il est au travail permanent de la pulsion scopique : donnant à voir son corps mutilé ou ses toiles qui dardent des regards perçants. Ligabue nous fixe tout en nous disant que ce qu’il projette dans ses toiles, cette part d’invisible qui est la sienne, ça nous regarde, nous aussi. A la question de savoir s’il est fou, ceux qui l’ont bien connu disaient : « Des fois oui ; des fois non, ». On pourrait conclure cette présentation de Ligabue avec Jean Dubuffet qui affirme que si la folie existe, sans doute à des degré divers, chez tout artiste, la question est simplement de savoir s’il la domine ou non socialement.
Le dernier artiste est Michel Nedjar né le 22 octobre 1947. (diapo 4) Tout enfant , né dans un milieu de couturiers juifs, il se passionne pour les poupées et les tissus. Il habille des poupées cassées ou des racines qu’il trouve dans une cave. A 14 ans il est apprenti tailleur. C’est en 1960 que sa vie bascule sur son axe, le jour où il voit le film d’Alain Resnais « Nuit et brouillard ». Il découvre l’horreur des camps dont il ne savait rien et qui portant l’habitait « J’avais l’impression, dit-il bien plus tard, de voir mes tantes, mes cousins, mes deux grand-pères… Sitôt qu’advenait un moment de bonheur, de grâce, je le brisais avec cette image… Je savais désormais que j’étais condamné en tant que race ». En 1967 incorporé pour le service militaire, il est réformé pour tuberculose. Il voyage alors en Asie, au Mexique et en Inde entre 1970 et 1975. Il s’intéresse tout au long de ce périple aux poupées d’envoûtement et plus largement aux pratiques magiques. C’est en rentrant qu’il commence une série d’œuvres composées de tissu, sacs plastiques, boutons, bouts de bois, plumes, ficelles, coquillages, terre, matériaux auxquels il ajoute selon la circonstance, teintures et pigments. Les œuvres de Nedjar, cette chair de tissus enferme ce qu’il nomme « la chair d’âme ». C’est un travail sur la forme du corps et sa transformation sous l’effet de manipulations barbares. Nedjar met en scène un corps révulsé, ficelé, torturé, tordu, torsionné, cramé à la flamme, calciné, noirci, cendré, nuit et brouillard. Il essaie d’enserrer ces formes qui s’enfuient dans l’histoire, ces corps dérobés, ravis, évaporés par la barbarie nazie. Ces corps parce qu’ils risquent de s’envoler en fumée, il les retient par tout un appareillage de fils et ficelles. C’est l’image même d’une disparition terrible qu’il nous donne à voir. La représentation de l’irreprésentable. Des corps sans corps, des corps désincorporés dont il retient la tombée dans le néant par une série de « tortions ». Il se fait tortionnaire de ses poupées pour évoquer une autre torsion de l’être, une autre torture, pour dire ce qui est sans nom et sans image. . « C’est vrai qu’en ficelant mes poupées, je serre très fort ». « Quand je manipule les chiffons, l’énergie sort. Rassembler des tissus, c’est comme rassembler aussi des énergies ». Nedjar met en scène une catastrophe vitale qui nous concerne tous. Jadis et tout près de nous des frères en humanité décidèrent de rayer de l’espèce humaine une partie de leurs frères . Pour ce faire il créèrent des fours immenses, comme pour la cuisson de poteries gigantesques, et ils y jetèrent les corps de leurs frères. Ce sont ces corps de mémoire révulsés dans un dernier soupir que saisit Nedjar. Là où le programme nazi prévoyait non seulement de faire disparaître les juifs , mais aussi d’effacer toute trace de leur passage sur terre, avec ces quelques traces imprimées dans son propre corps, avec ces blocs de mémoire vive charriés dans sa chair, avec les cendres du souvenir indélébile, Nedjar donne à voir la forme la plus noire, la face obscure de la création humaine, celle de la destruction. Peut-on aller jusqu’à accepter que cette barbarie, tirée du maniement de la pulsion de mort, soit aussi une certaine forme de création ? Nedjar est un artiste : il fait son travail de donner à voir ce qui fut voué à l’invisible. Mais les nazis, pensez-vous qu’on les puisse reléguer dans une sous humanité, une sous-espèce ? Peut-on les chasser hors de la création ? Je laisserai la question ouverte. En tout cas cette question des limites les plus effroyables que peuvent prendre les formes de la création, elle n’est pas en dehors de l’homme. L’horreur fait aussi partie de nous. Même si nous n’en voulons pas, même si nous tentons sans cesse d’en masquer l’apparition sous les apparats de l’esthétique et de la beauté, de la religion et des bons sentiments de l’humanisme. Sous la peinture bon teint de l’honnête homme pointe l’envers de la mascarade : l’homme est un loup pour l’homme. Nous n’en aurons jamais fini avec le mal. La grande question reste de savoir comment l’apprivoiser, comment lui donner des lieux d’expression un peu pacifiés, comme les anciens grecs ou plus près de nous Shakespeare, surent le faire dans la tragédie. Humain, trop humain : aucun animal n’a inventé les camps de la mort. « ...l’homme n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité... L’homme est, en effet, tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagement, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. » Voilà ce qu’affirme sans ambages le père de la psychanalyse en 1929 dans Malaise dans la civilisation . Nedjar veille au grain en nous lançant en pleine face le coté obscure de la création, son revers.
Ce qui réunit ces trois artistes fera ma conclusion. Qu’il soient étiquetés malades mentaux ou fous ou simplement étranges n’a, vous l’aurez compris, aucune forme d’importance quant à la création. Ce qui les unit, c’est cette force qui les habite, cette volonté increvable de donner forme à la pulsion. Elle s’exprime parfois d’une façon dangereuse, quand Forestier fait dérailler un train, ou mutilante quand Ligabue tourmente son corps comme un matériau à sculpter, ou inquiétante quand Nedjar nous présente ses poupées brûlées, mais cette force prélevée sur le flux pulsionnel, cette dérivation de la pulsion par l’art est sans doute la plus belle façon de vivre le corps humain et les énergies brutales qui l’animent. Ce processus d’avènement de la forme, nous ne disposons malheureusement pas de terme en français pour le désigner. Les allemands parlent de gestaltung : production de forme, peut-être le mot le plus près serait-il formation, au sens où Freud nous parle des formations de l’inconscient. Toute expression, toute création dans l’homme est une formation de l’inconscient à partir des matériaux que met à disposition la culture. Cantonner la création à l’œuvre d’art est trop réduit. Il faudrait déboucher sur cette évidence que tout être humain, parce qu’il habite le pays et la maison du langage, ne peut faire autrement que de créer, quelle que soit la forme que produit cette création. L’œuvre d’art n’est que la partie de l’œuvre reconnue, voire marchandée, par le social. Finalement on pourrait considérer tout corps humain avec ses diverses expressions comme une œuvre en cours. Ainsi serions nous tous comme ces sculptures filiformes qu’inventa Giacometti et qu’il nomme des « hommes en marche ». Nous sommes tous des hommes en marche sur les sentiers de la création, que certains boitent et que d’autre courent ne change rien à l’affaire. A Pierre Dumayet qui lui demandait pourquoi il remettait sans cesse sur le métier cette série d’hommes en marche, Giacometti répondit : je cherche à savoir pourquoi ça rate toujours. Finalement, notre ratage comme humain, notre incomplétude, notre manque, notre faille, notre béance, c’est notre plus belle réussite, à condition, de nous en servir.
Dans uns des fragments recueillis du philosophe présocratique, Héraclite d’Ephèse, il dit ceci : hton antropw daimon. Ce qu’on pourrait traduire par : dans la demeure intérieure de l’homme il y a un démon. Balayons rapidement les représentations sulfureuses qu’entraîne le mot démon et que l’on doit aux Pères de l’Eglise autour du III ème siècle après Jésus-Christ : ils inventent un démon terrifiant pour faire peur aux fidèles et les attacher à l’Eglise. Chez les grecs, le daïmon , c’est un peu Gimini Crickett. On raconte que Socrate avait un daïmon perché sur son épaule et que de temps à autre il entrait en extase en conversait avec ce petit lutin. Au moment décisif de boire la ciguë il demande conseil à son daïmon , qui l’encourage à faire cette acte. Le mot daïmon est passé chez les arabes et à donné le djinn, petit personnage, bénéfique ou maléfique, dont le génie de la lampe d’Aladin est un digne représentant dans les Mille et une nuits. En Espagne, dans la tradition apportée par la culture tsigane, c’est devenu le duende . Le duende apparaît au détour de cérémonies sacrées, dont on conserve les vestiges dans le flamenco ou la corrida. Le duende longuement célébré par Garcia Lorca dans son œuvre, c’est justement ce génie de la création qui habite la demeure intérieure de l’homme. Le duende c’est à la fois ce qui nous guide, sans qu’on s’en rende compte, sur les sentiers de la création, et ce qui se manifeste au sein même de l’œuvre. Lorsqu’il apparaît, nul ne doute. Il jaillit de ce lieu qu’Héraclite nomme éthique. Car l’éthique est un lieu, u topos. Un lieu tellement intime et étranger en même temps que Jacques Lacan le nomme d’un néologisme : extime. Je voudrai faire entendre pour finir l’apparition du duende dans la bouche d’un homme, mort à l’age de 40 ans et que certains savaient habité par le génie, et que même d’aucuns considéraient comme un saint : les mères gitanes venaient lui présenter leurs petits pour qu’il leur impose les mains et répande sur eux la fulgurance du duende . Il s’agit de Camaron de la Isla. Que cet homme soit mort à 40 ans rongé par l’alcool et la drogue ne change rien au génie qui l’a habité dans sa demeure intérieure. Ce duende qu’il a servi loyalement toute sa vie durant, on va l’entendre dans un poème de Garcia Lorca : Nana del caballo grande . Comme sublimation de la pulsion orale, je crois que c’est encore ce qu’on produire de mieux avec sa bouche,… avec les colloques… (Ecoute du CD The road of gypsies)
Joseph ROUZEL 3 novembre 2002
Bibliographie :
Aïchhorn, August, Jeunes en souffrance. Psychanalyse et éducation spécialisée , Préface de S. Freud, Editions du Champ Social, 2000.
Anzieu, Didier, Créer, détruire . Dunod, 1996.
De Georges, Philippe, Leçons de Chose. La pulsion , Trames, 1996.
Dejours, Christophe, Le corps d’abord , Payot, 2001.
Ferrier, Jean-Louis, Les primitifs du XXe siècle , Terrail, 1997 ;
Freud, Sigmund, Un rêve de Leonard de Vinci , Gallimard.
Freud, Sigmund, Malaise dans la civilisation , PUF, 1971.
Freud, Sigmund, Totem et tabou , PB Payot.
Lacan, Jacques, Autres écrits , Seuil, 2001.
Oury, Jean, Création et schizophrénie , Galilée.
Ponge, Francis, La fabrique du pré , Skira, 1990.
Rouzel, Joseph, Psychanalyse pour le temps présent. Amour obscur, noir désir, Erès, 2002.
Rouzel, Joseph, Le quotidien dans les pratiques sociales , Champ Social, 1999.
Vernant, Jean-Pierre, Entre mythe et politique , Seuil, 1996.
Vernant, Jean-Pierre, L’univers, les dieux, les hommes , Seuil, 1999.
1 Ce texte est en partie extrait de Joseph Rouzel, Psychanalyse pour le temps présent. Amour obscur, noir désir. Erès, 2002.
2 Sur le concept de transfert en travail social, on peut consulter mon ouvrage paru en juin 2002 chez Dunod, Le transfert dans la relation éducative .
3 Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale , Payot, 1995.
4 August Aïchhorn, Jeunes en souffrance. Psychanalyse et éducation spécialisée , Préambule de S. Freud, Editions du Champ Social, 2000.
[...] Auguste Forestier (diapo 2) dont on peut voir ici une œuvre sans titre, est né en 1887 et mort en 1958. Il est originaire de Langogne en Lozère. Septième d’une famille d’agriculteurs, il est tout jeune obsédé par les trains. A telle enseigne que dès qu’il peut il fugue de la ferme familiale pour les voir passer. Jeune homme il trouve un emploi dans les chemins de fer, qu’il exerce jusqu’en 1914 Mais curieux de voir comment les roues écrasent un obstacle, attiré par la puissance massive de la locomotive, il entasse sur les rails des blocs de pierre et provoque un déraillement. Le train déraille, lui aussi ! Il est alors enfermé à l’hôpital de Saint Alban à l’age de 27 ans. Il y reste jusqu’à la fin de sa vie. Dans un premier temps il dessine beaucoup. Des bustes et des médaillons. Il sculpte également des médailles qu’il arbore à sa boutonnière avec des os de boucheries qu’il récupère aux cuisines de l’hôpital. Un peu plus tard il fabrique des jouets en bois pour les enfants du personnel (maisons, poupées, bateaux, chariots) et des œuvres plus complexes (bête de Gévaudan, monstres ailés, fétiches, soldats. Le personnage que l’on voit ici fait partie d’une série de capitaines..). Forestier s’est aménagé un atelier dans un couloir où il accumule tout un tas de déchets de bois, de tissus, qu’il recycle quand il en a besoin dans ses créations. Chaque mois il y a foire à Saint Alban. Les paysans passent le long de l’hôpital pour s’y rendre à pied. Forestier dresse un petit étal sur lequel il présente ses oeuvres qu’il échange contre de la monnaie, mais aussi des cigarettes ou tout autre produit. Voilà ce qu’on peut appeler un bel effet de socialisation.
Le deuxième artiste, c’est un italien, Antonio Ligabue. (diapo 3) Il a laissé la réputation d’un homme inculte, soupçonneux, vindicatif, au parler dur et abrupt. Il est é à Zurich le 18 septembre 1899 d’une mère italienne originaire du Frioul. Son père est inconnu. C’est le mari de sa mère, Bonfilio Antonio Lacabue qui l’adopte 2 ans après sa naissance et lui donne son patronyme. Tout enfant, Antonio Ligabue se révèle très doué en dessin. Pour le reste rien ne va. Il s’accroche et se bat sans cesse avec ses camarades et quand arrive l’adolescence, après maintes fugues, bagarres et violences il est expulsé de Suisse « par mesure de sécurité publique et pour délit de vagabondage » précise l’arrêté d’expulsion. Il est conduit en Emilie dans le village natal de son père adoptif. Puis suite à toute une série d’exactions, il est jeté en prison. Il s’évade et va vivre dans les bois dans une cabane qu’il s’est confectionné. Aux alentours on le connaît comme « le boche ». C’est un vrai sauvage. Ses premières œuvres peintes, comme Chagall, sont des enseignes qu’il exécute pour des commerçants, des cirques et des tirs forains. Son premier contrat : un tableau contre dix soupes. Petit à petit il échange ses toiles contre des motos. Il en accumule ainsi 12. Elles dorment dans un garage sous des draps. Lorsqu’il rentre pour les contempler et les toucher il dit : « Je vais faire l’amour ». Devenu riche et célèbre il a plusieurs voitures et un chauffeur. Il meurt à l’hospice de Gualtieri le 27 mai 1965. Ligabue est d’une malpropreté légendaire. Il s’invente un origine noble en mettant en avant son nez aquilin, qu’il reproduit dans plusieurs peintures. Son nez est sa première source de création : pour le faire rentrer dans les canons de la beauté des nobles, il le massacre à coups de pierre. Surtout lorsqu’il rencontre quelque jolie dame. Il veut rectifier son nez, c’est sa première œuvre d’art. Du nez il passe au front et aux tempes qu’il frappe à grands coups redoublés : il s’agit , dit-il à qui veut l’entendre, d’en chasser les forces mauvaises. . Dans ces anées là Ligabue présente en permanence un visage tuméfié et maculé. C’est sa première œuvre : il la porte sur lui et l’expose en permanence. Il sculpte sur son propre corps, un peu comme le fera bien plus tard une artiste, Orlan, en confiant son corps de femme à la chirurgie plastique. Marzio Dall’Acqua, son biographe, considère ce comportement comme une attitude magique. Son corps malodorant, incrusté de mucus, de sang et de crasse, était selon lui les garant des forces actives qu’il sauvegardait. Prenant un peu de distance avec les supports de création, Ligabue en vient à peindre sur toile. Mais il mêle sur le pinceau sa salive et son sang aux couleurs. En procédant ainsi, conclut le biographe, en s’automutilant et en utilisant ses secrétions corporelles, il opère une cérémonie magique : il attire la haine et le dégoût d’autrui, ce qui le projette en place d’objet de sacrifice. Non seulement il expose ses toiles mais il s’expose. Ligabue vit dans un monde entouré de présences étranges et menaçantes qui débordent en permanence la culture qui le contient. Ses tableaux sont alors des combats magiques contres ces forces obscures. Ce qui a beaucoup impressionné les commentateurs de cette peinture puissante, c’est la force du regard. Avec ses peintures Ligabue nous a à l’œil et en même temps il se prémunit du mauvais œil. Il est au travail permanent de la pulsion scopique : donnant à voir son corps mutilé ou ses toiles qui dardent des regards perçants. Ligabue nous fixe tout en nous disant que ce qu’il projette dans ses toiles, cette part d’invisible qui est la sienne, ça nous regarde, nous aussi. A la question de savoir s’il est fou, ceux qui l’ont bien connu disaient : « Des fois oui ; des fois non, ». On pourrait conclure cette présentation de Ligabue avec Jean Dubuffet qui affirme que si la folie existe, sans doute à des degré divers, chez tout artiste, la question est simplement de savoir s’il la domine ou non socialement.
Le dernier artiste est Michel Nedjar né le 22 octobre 1947. (diapo 4) Tout enfant , né dans un milieu de couturiers juifs, il se passionne pour les poupées et les tissus. Il habille des poupées cassées ou des racines qu’il trouve dans une cave. A 14 ans il est apprenti tailleur. C’est en 1960 que sa vie bascule sur son axe, le jour où il voit le film d’Alain Resnais « Nuit et brouillard ». Il découvre l’horreur des camps dont il ne savait rien et qui portant l’habitait « J’avais l’impression, dit-il bien plus tard, de voir mes tantes, mes cousins, mes deux grand-pères… Sitôt qu’advenait un moment de bonheur, de grâce, je le brisais avec cette image… Je savais désormais que j’étais condamné en tant que race ». En 1967 incorporé pour le service militaire, il est réformé pour tuberculose. Il voyage alors en Asie, au Mexique et en Inde entre 1970 et 1975. Il s’intéresse tout au long de ce périple aux poupées d’envoûtement et plus largement aux pratiques magiques. C’est en rentrant qu’il commence une série d’œuvres composées de tissu, sacs plastiques, boutons, bouts de bois, plumes, ficelles, coquillages, terre, matériaux auxquels il ajoute selon la circonstance, teintures et pigments. Les œuvres de Nedjar, cette chair de tissus enferme ce qu’il nomme « la chair d’âme ». C’est un travail sur la forme du corps et sa transformation sous l’effet de manipulations barbares. Nedjar met en scène un corps révulsé, ficelé, torturé, tordu, torsionné, cramé à la flamme, calciné, noirci, cendré, nuit et brouillard. Il essaie d’enserrer ces formes qui s’enfuient dans l’histoire, ces corps dérobés, ravis, évaporés par la barbarie nazie. Ces corps parce qu’ils risquent de s’envoler en fumée, il les retient par tout un appareillage de fils et ficelles. C’est l’image même d’une disparition terrible qu’il nous donne à voir. La représentation de l’irreprésentable. Des corps sans corps, des corps désincorporés dont il retient la tombée dans le néant par une série de « tortions ». Il se fait tortionnaire de ses poupées pour évoquer une autre torsion de l’être, une autre torture, pour dire ce qui est sans nom et sans image. . « C’est vrai qu’en ficelant mes poupées, je serre très fort ». « Quand je manipule les chiffons, l’énergie sort. Rassembler des tissus, c’est comme rassembler aussi des énergies ». Nedjar met en scène une catastrophe vitale qui nous concerne tous. Jadis et tout près de nous des frères en humanité décidèrent de rayer de l’espèce humaine une partie de leurs frères . Pour ce faire il créèrent des fours immenses, comme pour la cuisson de poteries gigantesques, et ils y jetèrent les corps de leurs frères. Ce sont ces corps de mémoire révulsés dans un dernier soupir que saisit Nedjar. Là où le programme nazi prévoyait non seulement de faire disparaître les juifs , mais aussi d’effacer toute trace de leur passage sur terre, avec ces quelques traces imprimées dans son propre corps, avec ces blocs de mémoire vive charriés dans sa chair, avec les cendres du souvenir indélébile, Nedjar donne à voir la forme la plus noire, la face obscure de la création humaine, celle de la destruction. Peut-on aller jusqu’à accepter que cette barbarie, tirée du maniement de la pulsion de mort, soit aussi une certaine forme de création ? Nedjar est un artiste : il fait son travail de donner à voir ce qui fut voué à l’invisible. Mais les nazis, pensez-vous qu’on les puisse reléguer dans une sous humanité, une sous-espèce ? Peut-on les chasser hors de la création ? Je laisserai la question ouverte. En tout cas cette question des limites les plus effroyables que peuvent prendre les formes de la création, elle n’est pas en dehors de l’homme. L’horreur fait aussi partie de nous. Même si nous n’en voulons pas, même si nous tentons sans cesse d’en masquer l’apparition sous les apparats de l’esthétique et de la beauté, de la religion et des bons sentiments de l’humanisme. Sous la peinture bon teint de l’honnête homme pointe l’envers de la mascarade : l’homme est un loup pour l’homme. Nous n’en aurons jamais fini avec le mal. La grande question reste de savoir comment l’apprivoiser, comment lui donner des lieux d’expression un peu pacifiés, comme les anciens grecs ou plus près de nous Shakespeare, surent le faire dans la tragédie. Humain, trop humain : aucun animal n’a inventé les camps de la mort. « ...l’homme n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité... L’homme est, en effet, tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagement, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. » Voilà ce qu’affirme sans ambages le père de la psychanalyse en 1929 dans Malaise dans la civilisation . Nedjar veille au grain en nous lançant en pleine face le coté obscure de la création, son revers.
Ce qui réunit ces trois artistes fera ma conclusion. Qu’il soient étiquetés malades mentaux ou fous ou simplement étranges n’a, vous l’aurez compris, aucune forme d’importance quant à la création. Ce qui les unit, c’est cette force qui les habite, cette volonté increvable de donner forme à la pulsion. Elle s’exprime parfois d’une façon dangereuse, quand Forestier fait dérailler un train, ou mutilante quand Ligabue tourmente son corps comme un matériau à sculpter, ou inquiétante quand Nedjar nous présente ses poupées brûlées, mais cette force prélevée sur le flux pulsionnel, cette dérivation de la pulsion par l’art est sans doute la plus belle façon de vivre le corps humain et les énergies brutales qui l’animent. Ce processus d’avènement de la forme, nous ne disposons malheureusement pas de terme en français pour le désigner. Les allemands parlent de gestaltung : production de forme, peut-être le mot le plus près serait-il formation, au sens où Freud nous parle des formations de l’inconscient. Toute expression, toute création dans l’homme est une formation de l’inconscient à partir des matériaux que met à disposition la culture. Cantonner la création à l’œuvre d’art est trop réduit. Il faudrait déboucher sur cette évidence que tout être humain, parce qu’il habite le pays et la maison du langage, ne peut faire autrement que de créer, quelle que soit la forme que produit cette création. L’œuvre d’art n’est que la partie de l’œuvre reconnue, voire marchandée, par le social. Finalement on pourrait considérer tout corps humain avec ses diverses expressions comme une œuvre en cours. Ainsi serions nous tous comme ces sculptures filiformes qu’inventa Giacometti et qu’il nomme des « hommes en marche ». Nous sommes tous des hommes en marche sur les sentiers de la création, que certains boitent et que d’autre courent ne change rien à l’affaire. A Pierre Dumayet qui lui demandait pourquoi il remettait sans cesse sur le métier cette série d’hommes en marche, Giacometti répondit : je cherche à savoir pourquoi ça rate toujours. Finalement, notre ratage comme humain, notre incomplétude, notre manque, notre faille, notre béance, c’est notre plus belle réussite, à condition, de nous en servir.
Dans uns des fragments recueillis du philosophe présocratique, Héraclite d’Ephèse, il dit ceci : hton antropw daimon. Ce qu’on pourrait traduire par : dans la demeure intérieure de l’homme il y a un démon. Balayons rapidement les représentations sulfureuses qu’entraîne le mot démon et que l’on doit aux Pères de l’Eglise autour du III ème siècle après Jésus-Christ : ils inventent un démon terrifiant pour faire peur aux fidèles et les attacher à l’Eglise. Chez les grecs, le daïmon , c’est un peu Gimini Crickett. On raconte que Socrate avait un daïmon perché sur son épaule et que de temps à autre il entrait en extase en conversait avec ce petit lutin. Au moment décisif de boire la ciguë il demande conseil à son daïmon , qui l’encourage à faire cette acte. Le mot daïmon est passé chez les arabes et à donné le djinn, petit personnage, bénéfique ou maléfique, dont le génie de la lampe d’Aladin est un digne représentant dans les Mille et une nuits. En Espagne, dans la tradition apportée par la culture tsigane, c’est devenu le duende . Le duende apparaît au détour de cérémonies sacrées, dont on conserve les vestiges dans le flamenco ou la corrida. Le duende longuement célébré par Garcia Lorca dans son œuvre, c’est justement ce génie de la création qui habite la demeure intérieure de l’homme. Le duende c’est à la fois ce qui nous guide, sans qu’on s’en rende compte, sur les sentiers de la création, et ce qui se manifeste au sein même de l’œuvre. Lorsqu’il apparaît, nul ne doute. Il jaillit de ce lieu qu’Héraclite nomme éthique. Car l’éthique est un lieu, u topos. Un lieu tellement intime et étranger en même temps que Jacques Lacan le nomme d’un néologisme : extime. Je voudrai faire entendre pour finir l’apparition du duende dans la bouche d’un homme, mort à l’age de 40 ans et que certains savaient habité par le génie, et que même d’aucuns considéraient comme un saint : les mères gitanes venaient lui présenter leurs petits pour qu’il leur impose les mains et répande sur eux la fulgurance du duende . Il s’agit de Camaron de la Isla. Que cet homme soit mort à 40 ans rongé par l’alcool et la drogue ne change rien au génie qui l’a habité dans sa demeure intérieure. Ce duende qu’il a servi loyalement toute sa vie durant, on va l’entendre dans un poème de Garcia Lorca : Nana del caballo grande . Comme sublimation de la pulsion orale, je crois que c’est encore ce qu’on produire de mieux avec sa bouche,… avec les colloques… (Ecoute du CD The road of gypsies)
3 novembre 2002
Bibliographie :
Aïchhorn, August, Jeunes en souffrance. Psychanalyse et éducation spécialisée , Préface de S. Freud, Editions du Champ Social, 2000.
Anzieu, Didier, Créer, détruire . Dunod, 1996.
De Georges, Philippe, Leçons de Chose. La pulsion , Trames, 1996.
Dejours, Christophe, Le corps d’abord , Payot, 2001.
Ferrier, Jean-Louis, Les primitifs du XXe siècle , Terrail, 1997 ;
Freud, Sigmund, Un rêve de Leonard de Vinci , Gallimard.
Freud, Sigmund, Malaise dans la civilisation , PUF, 1971.
Freud, Sigmund, Totem et tabou , PB Payot.
Lacan, Jacques, Autres écrits , Seuil, 2001.
Oury, Jean, Création et schizophrénie , Galilée.
Ponge, Francis, La fabrique du pré , Skira, 1990.
Rouzel, Joseph, Psychanalyse pour le temps présent. Amour obscur, noir désir, Erès, 2002.
Rouzel, Joseph, Le quotidien dans les pratiques sociales , Champ Social, 1999.
Vernant, Jean-Pierre, Entre mythe et politique , Seuil, 1996.
Vernant, Jean-Pierre, L’univers, les dieux, les hommes , Seuil, 1999.
1 Ce texte est en partie extrait de Joseph Rouzel, Psychanalyse pour le temps présent. Amour obscur, noir désir. Erès, 2002.
2 Sur le concept de transfert en travail social, on peut consulter mon ouvrage paru en juin 2002 chez Dunod, Le transfert dans la relation éducative .
3 Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale , Payot, 1995.
4 August Aïchhorn, Jeunes en souffrance. Psychanalyse et éducation spécialisée , Préambule de S. Freud, Editions du Champ Social, 2000.
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