vendredi 18 mars 2016
La politesse
Entretien de Joseph Rouzel avec Cécile Guéret, Psychologies Magazine .
CG- Peut on dire que la politesse, comme la civilité, « s’oppose à la barbarie et à l’état de nature » ? Permet elle de contenir les jouissances individuelles ? Peut on parler de sacrifice de la pulsion pour l’apprentissage de la politesse ?
De « détournement de la puissance destructrice qui nous habite », de mise en ordre socialement acceptable, de sublimation ?
JR- L’origine du mot est riche d’enseignement. On dit qu’un caillou, une pierre brute peuvent être polis pour en faire une pierre précieuse. Dans la politesse il y a aussi du polissage. La brutalité de la pulsion, ce que Freud désigne comme pulsion de mort, pousse tout un chacun à une décharge de la tension la plus rapide possible. La pulsion de vie est un détournement de cette pulsion première, de cette jouissance increvable comme dit Lacan. Et la politesse fait partie des appareils de civilisation, de « d’hommestication » pour apprivoiser et socialiser cette énergie brutale. L’éducation est évidemment aux avant-postes de ces processus. Apprendre la politesse à quelqu’un de 40 ans à qui rien de ce mode de régulation sociale n’aurait être transmis relève d’une gageure. Pourtant c’est un peu ce qu’on rencontre dans l’éducation spécialisée. Par exemple je pense à un jeune homme dans un centre d’accueil pour délinquants qui fonce sur un éducateur pour le massacrer. L’éducateur reste de marbre. Le geste de violence est suspendu. Le jeune passe aux insultes. L’éducateur ne bouge pas. La tension retombe chez le jeune, il va faire un tour et revient ¼ d’h plus tard. Il s’excuse des s’être laisser emporter. Donc la politesse, comme ensemble de règles de conduite, de savoir-vivre avec les autres, obéit à une norme sociale, et à un code. Ce code peut varier avec le temps et avec les cultures. Mais on ne connaît pas de société qui ne soit pas régie par la politesse. Dire bonjour, s’excuser, remercier etc participent de cette mise en scène sociale d’un rapport à autrui normalisé. Ça n’est pas toujours facile à comprendre pour les plus jeunes. Ils y voient parfois une hypocrisie, un forçage, une contrainte, un manque de spontanéité. « Dire bonjour tous les jours, me dit un jeune, ça ne sert à rien ». En effet le « bonjour » n’a pas vraiment de contenu en tant que tel, c’est une modalité de discours qui relève de ce que les linguistes désignent comme « fonction phatique », qui permet la mise en relation de deux personnes de façon apaisée. Ce qui autorise ensuite le dialogue.
Les codes de politesse peuvent varier en fonction des cultures. Je pense à ce que me racontait un jour une juge d’enfants. Elle avait reçu dans son cabinet un jeune africain qui tout le long de l’entretien avait gardé les yeux baissés. Qu’il ne puisse pas la regarder en face, pour elle il s’agissait d’une marque flagrante de manque de politesse. Elle en déduisait que ce jeune était vraiment mal éduqué, mal poli. Je lui ai fait remarquer que dans certaines sociétés au contraire, lorsqu’on s’adresse à un supérieur ou à une représentant de l’autorité, baisser les yeux représente une marque de respect.
CG- La politesse est elle en contradiction avec notre société de jouissance et le libéralisme qui nous invite à jouir et consommer sans entrave ?
JR- Il est évident que dans nos société modernes, voire postmodernes, les règles de la politesse viennent heurter un discours dominant qui promeut une jouissance sans entrave. « Jouissez, c’est un ordre » tel est le slogan d’une société capitaliste et marchande, dont le relais télévisuel se fait le servant. D’où la difficulté aujourd’hui de toutes les professions qui se situent sur le chemin de la transmission des codes sociaux qui subordonnent les citoyens aux lois du vivre ensemble. Les parents, les éducateurs en tous genres, les enseignants, les policiers, les juges… sont mis mal car ils viennent heurter cette idéologie qui se répand sur toute la planète comme traînée de poudre, même chez les adultes. Je me suis accroché récemment avec un jeune éducateur qui était offusqué que dans une conférence j’ai osé mettre en doute que l’on puisse tout dire. C’était juste après les insultes raciales qu’avait eu à subir Mme Tobira. Non seulement on ne peut pas tout dire, mais même dans ce qui est dicible certaines formes sont interdites. Voila un jeune éducateur aliéné comme beaucoup à une vison d’un monde sans limite dont on peut se demander comment il fera en situation éducative pour transmette la loi, les interdits, les limites. La situation actuelle exige des inventions pour que la transmission des limites opère.
Ce jeune délinquant qui vient buter sur l’impassibilité d’un éducateur en apprend quelque chose. Il faut parfois accepter que la violence déferle de façon contenue pour se métamorphoser. Le passage de la violence à l’insulte constitue déjà une première voie. En effet l’insulte c’est de la pulsion à fleur de lèvres, un dire qui tente une percée. Il s’agit donc de l’accueillir en tant que tel, de ne pas la bloquer, mais sans évidemment y souscrire. Le silence mesuré de l’éducateur fait ici autant accueil que butée. Sans juger et sans rejeter. Dans un troisième temps, la pulsion brutale qui avait envahi ce jeune trouve le chemin d’un mode d’expression socialement acceptable : les excuses. C’est le chemin de la politesse. Mais ce chemin va à contre-voie du « je fais ce que je veux ».
CG- De votre expérience d’éducateur spécialisé et de ce que vous entendez en tant que formateur aujourd’hui, diriez-vous que les jeunes générations sont polies ou pas ? Que pensez-vous de ce que dit la sociologue Cécile Ernst (dans son livre « Bonjour madame, merci monsieur ») : « l’impolitesse est une valeur tendance dont les jeunes tirent une relative fierté » ?
JR- J’entends souvent cela. C’est pas nouveau. Ça fait partie des rengaines qui accompagnent la jeunesse. J’en ai même relevé dans mes ouvrages des expressions qui datent de plus de 3000 ans et que j’avis envoyé à Sarkosy alors Ministre de l’Intérieur qui prétendait, pour ramener dans le droits chemins des jeunes gens déviants, les enfermer dès l’âge de 13 ans.
Par exemple, je cite :
Une petite précision. La première citation est de Socrate (470-399 avant J.-C.) ; la deuxième d’Hésiode (720 avant J.-C.) ; la troisième d’un prêtre égyptien (2000 avant J.-C.) ; la quatrième date de plus de 3 000 ans, elle a été découverte sur une poterie d’argile dans les ruines de Babylone…
En fait tous les jeunes cherchent à trouver leur place dans l’espace social. Ça passe par des provocations, des manifestations dérangeantes, des transgressions. Mais il faut entendre qu’à travers ces actes d’incivilité ils cherchent avant tout à qui parler, ils cherchent du répondant. Sans minimiser ni excuser des actes ou des paroles qui sont certes inacceptables il ne s’agit pas non plus de fermer la porte. La transmission des lois du vivre ensemble passe par une relation vraie, pas par la haine, ni le rejet.
CG- Diriez-vous que la politesse est réac ? Ou qu’il y a une façon réac d’interpréter l’évolution des usages ? Je pense à certains auteurs qui parlent de « dé-civilisation » (à partir de la notion de civilisation chère à Norbert Elias), voire de « régression dans la civilisation ».
JR- Je ne pense pas que la politesse soit réac. Par contre il y a certaines façons de l’imposer qui le sont, au sens où elles provoquent des réactions qui vont à l’encontre de ce qu’on cherche. Imposer les règles de politesse par la force, le chantage, la soumission, la honte etc conduit généralement au pire. Je ne crois pas qu’il y ait régression en ce domaine, mais changement de paradigme. Là où pendant des milliers d’année les adultes ont eu prise sur les plus jeunes, un passage vers de nouvelles positions opère. Il y a peut-être un renversement où pour transmettre ce qu’on leur a transmis les adultes doivent en passer par la façon dont les jeunes cherchant leur voie pour résister à un monde déshumanisant. Cela implique d’aller à leur école, de se laisser enseigner par eux. Non pour laisser faire, mais pour trouver ensemble des voie nouvelles de transmission.
CG- Que pensez vous de ce qu’écrit le sociologue Stephen Menell (dans « L’envers de la médaille ») : « les pressions décivilisatrices sont toujours présentes. En effet, les processus de civilisation naissent de conflits entre individus pour résoudre les problèmes que leur posent dans la vie les pressions décivilisatrices – comme par exemple la menace de la violence ou de l’insécurité. Ainsi devons nous penser les pressions civilisatrices et les pressions décivilisatrices comme des pressions contradictoires. Toute la question est de savoir quelles sont les forces qui l’emportent ».
JR- Depuis tout temps, les jeunes et la société des adultes sont en conflit. C’est ainsi et c’est pas fait pour s’arranger. C’est de structure. Ça ne colle pas. Une sorte de jeu de la vie pour que chacun trouve sa place. Parce que la place, dans la vie et dans la communauté humaine, elle n’est pas donnée. Les jeunes ne peuvent qu’être contre, mais comme le disait Sacha Guitry à propos des femmes, tout contre. Les adultes ne peuvent qu’être frappés d’une certaine incompréhension. Est-ce plus haineux aujourd’hui ? Pas sûr. Ça pète juste un peu plus à la gueule qu’avant, par ce que la haine est mise en scène, orchestrée dans un spectacle que les médias sécrètent chaque jour. L’incivilité, l’insécurité relèvent avant tout d’un discours qu’il s’agit de percer à jour afin d’éviter de les agiter comme des épouvantails qui ne font que renforcer des forces de répression, là où il faudrait ouvrir des voies d’expression.
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