dimanche 29 mai 2011
La démocratie est-elle une utopie ou une réalité politique ?
Serait-ce parce qu’elle est considérée comme la meilleure organisation politique qui soit par le monde occidental que la démocratie est évoquée à tout propos ? Le discours qui s’est imposé lors de la campagne des cantonales 2011 la disait en danger. Une rhétorique obsédante disait alors notre République prête à sombrer. Que la France était en perdition ! Un discours nourri par une médiatisation effrénée, alimenté de sondages quotidiens et de pseudos débats totalement abscons, servant en fait des intérêts électoralistes.
Une situation périlleuse du fait de l’extrême droite, tenue pour être un parti « à part » dans le paysage politique français. Faisant 11,38% au second tour, elle obtient seulement deux élus conseillers généraux -alors qu’elle partait pour quelques réussites sur l’ensemble des candidats présentés. La machine à stigmatiser n’a donc, à nouveau, pas manqué de distinguer certains électeurs sur le territoire républicain, distinguant des bons d’un côté et des mauvais de l’autre, selon des critères fallacieux. Rappelons-nous cependant comment ce parti a pris de la puissance dans les années 80, et n’oublions pas que « la ruse la mieux ourdie peut nuire à son inventeur, et souvent la perfidie retourne sur son auteur »[1]. Une fois ouverte, la boite de Pandore ne se referme jamais. La « droitisation » du discours du chef de l’État « avec l’espoir de rééditer le « siphonage » des électeurs de l’extrême droite réussi à la présidentielle de 2007 »[2] rappelle que rien n’est réglé.
Finalement, le danger paraissant écarté par les résultats généraux, et une nouvelle information chassant la précédente, plus aucune interrogation sur les 56% d’abstention à ces cantonales.
Il n’en demeure pas moins qu’une réalité existe. Qu’elles soient constituées en partis ou en mouvements, pour des raisons idéologiques, religieuses ou politiques, les organisations extrêmes mettent à l’épreuve les démocraties : la bande à Baader en Allemagne, les Brigades Rouges en Italie, E.T.A. en Espagne, le parti pour la liberté aux Pays Bas, l’extrême droite en Autriche, le Klu Klux Klan aux USA, et tant d’autres. Même si elles doivent leur existence à la « liberté d’expression » - ce qui n’est pas le cas dans les régimes totalitaires -, ces organisations provoquent en permanence les limites démocratiques.
Certes, par le jeu des pouvoirs politiques, il y a en permanence une mise en tension entre la démocratie , régime de souveraineté du peuple qui passe par le suffrage universel, l’ autocratie , le pouvoir d’un seul, et l’ oligarchie , le pouvoir de quelques privilégiés. La première a des comptes à rendre au collectif là où les deux autres considèrent n’avoir d’obligations envers personne, sinon elles-mêmes. De plus, « on appelle faussement nos régimes démocratiques, alors que ce sont des oligarchies libérales […] Ces régimes sont libéraux : ils ne font pas essentiellement appel à la contrainte, mais à une sorte de semi-adhésion molle de la population. Celle-ci a été finalement pénétrée par l’imaginaire capitaliste : le but de la vie humaine serait l’expansion illimitée de la production et de la consommation, le prétendu bien-être matériel, etc. »[3] C’est en fait le jeu d’une constante oscillation entre démocratie et dictature.[4]
En fait, si danger il y a, ne viendrait-il pas du système libéral déréglementé, qui semble tout entraîner dans son tourbillon ? À moins qu’il ne s’agisse de nos conceptions rationalistes, qui nous happent dans le trou noir de ce monde technocratique. Même notre République, mise à mal, bradée par et pour des intérêts privés qui font fructifier leurs investissements sans aucun état d’âme, n’échappe pas à cette attraction irrésistible. Inutile cependant de généraliser, de manière partisane, à propos des turpitudes et des dérives. La corruption, l’arrogance et le mépris sont affaire d’individus plutôt que de système ; le fait de certains apparatchiks et élus, qui se compromettent sans vergogne avec le pouvoir médiatique notamment. Ils oublient qu’ils ont à servir les institutions et non à s’en servir à des fins personnelles.
Cette distorsion des relations entre gouvernants et gouvernés, dirigeants et dirigés, est visible au sein même des entreprises, exacerbant la violence symbolique. Quelle est l’entreprise, dernier bastion de la socialisation dit-on, qui, énumérant des valeurs de « dignité », d’« esprit d’équipe », de « solidarité », de « participation » (plutôt pour des raisons économiques qu’humaines), respecte les représentants des salariés et les syndicats ? Des « partenaires sociaux », « utilisés » comme faire valoir, voire instrumentalisés, dans le cadre de débats, de projets et de négociations. Puissante logique de contrôle. Ces entreprises qui, par le biais de leurs dirigeants, bafouent les droits des salariés, sans plus de respect du droit ni du devoir moral, ignorant les dispositions prises par le législateur. Autant dire que la « consultation », la « concertation », la « négociation », le tout dans la « transparence », ne sont que des aspects communicationnels au service de la manipulation, via la méthode managériale libérale. Les entreprises aussi connaissent des procédés despotiques, voire des despotes qui sévissent en leur fief.
Si donc les citoyens, habitants de la cité, sans distinction aucune de quelque critère que ce soit, se demandent si cette République, une et indivisible , est la leur, certains politiciens, eux, savent reconnaître les électeurs qu’il leur faut, fragmentant la société par le jeu du communautarisme.
Nous ne pouvons donc qu’être dubitatifs quant à la mise en œuvre de ces valeurs républicaines, sociales et laïques, où tous ne sont pas considérés de la même manière.
Où donc est passée cette Constitution, avec les « Droits de l’Homme ET du Citoyen » sur lesquelles celle-ci se fonde ? Ce qui prime aujourd’hui, c’est le conformisme des relations sociales, où l’émotionnel et le sentimentalisme participent d’une conception uniformisante, avec l’incapacité de toute distanciation, de dépassionner, de mettre de côté ses ambitions. Or, dans le champ du politique et du pouvoir, les inconvénients sont notables. Entendre un député aguerri, outre les raisons qui pourraient le dédouaner, terminer son intervention à l’Assemblée nationale, en ce mardi 15 mars 2011, par un : « Je vous aime toutes et tous. La vie est belle ! », est un propos des plus surprenants dans la bouche d’un élu[5]. Mais qui en dit long sur le fonctionnement de la société, où la tendance actuelle valorise la doxa , l’opinion.Celle-ci s’invitant pleinement dans le jeu démocratique : consulté sur ses opinions, le citoyen se place en « usager » qui fait part de ses impressions, de ses ressentis, plutôt que de réelles connaissances et compétences. Exerçant de ce fait une pression redoutable, au gré des évènements médiatisés. Une démocratie d’opinion qui nous mènerait vers la doxocratie , considérée comme étant « l’irruption brutale du peuple dans les lieux où se décide son avenir. C’est l’addition de la révolution technologique et du désir populaire de participation qui a produit cette doxocratie. »[6] Une politique de la doxa : au nom du peuple, avec le peuple et pour le peuple.
Serait-ce parce que cette opinion est préoccupée par le bonheur, que nous attendons de la politique qu’elle réalise ce vœu ? Bonheur que nous pensons trouver « dans l’opinion des hommes, que nous connaissons flatteurs, peu sincères, sans équité, pleins d’envie, de caprices et de préventions »[7]. Si c’est un discours communément admis, véritable logomachie, la politique, dans cet espace hors de nous-mêmes qui met en acte la démocratie, n’est pas là pour le bonheur du peuple - qui relève plutôt de l’individuel -, mais pour sa liberté : d’expression, de décision, de réflexion. Ou serait-ce encore par ce lien originaire entre la démocratie et la philosophie ? Nées au même endroit (en Grèce) à la même époque (VIIe s. avant notre ère), dans la polis . Démocratie et philosophie exercées par les citoyens libres, qui prennent part au logos et aux décisions au sein de la cité, exerçant de ce fait leurs droits civiques.
Aujourd’hui, la philosophie a laissé la place à la communication, qui ne s’embarrasse d’aucune pensée réflexive mais se préoccupe plutôt d’endoctrinement des mentalités. Quant à supposer une philosophie politique , voilà qui serait la considérer en instrument ayant pour intention de crédibiliser et de servir le pouvoir. Est-ce là la vocation philosophique ? Le discours politique, profondément adossé à la modernité, considérant celle-ci d’après la seule idée de progrès, préfère créer des confusions désastreuses avec la religiosité de la société au lieu d’une laïcisation de la pensée. Ce qui se pose en contradiction avec la liberté d’expression sur laquelle se fonde notre démocratie. Une liberté qui « n’est pas menacée seulement par les régimes totalitaires ou autoritaires. Elle l’est aussi, de manière plus cachée mais non moins forte, par l’atrophie du conflit et de la critique, l’expansion de l’amnésie et de l’irrelevance, l’incapacité croissante de mettre en question le présent et les institutions existantes, qu’elles soient proprement politiques ou qu’elles portent les conceptions du monde »[8]. Comme les discours de ces dictateurs qui, face aux révoltes des peuples, préfèrent évoquer la conspiration, le complot fomenté par des « puissances étrangères », restant ainsi dans l’aveuglement qui les maintient au pouvoir, plutôt que de vouloir changer leur société !
La démocratie est-elle une utopie ? Par définition une illusion, un irréalisable ! Vœu progressiste vertueux des Lumières. Sous ses multiples formes, doit-on la considérer comme un objet de consommation parmi d’autres ? Recyclable, Biodégradable. Ou sur le modèle de l’entreprise : performante, efficace ? À l’image de ses représentants élitiste ? Ou encore inscrite dans un programme propagandiste, où elle est brandie pour argumenter certaines positions hégémoniques voulant l’exporter, l’imposant par la violence.
Une démocratie dont les principes sont « garantis » par les élus : qu’ils soient délégués, mandataires, représentants, ils sont, de par leur(s) mandat(s), la voix et l’expression de la volonté de l’électeur. Une représentation du peuple qui repose sur le principe de l’État. Un représenté qui, en tant que citoyen-consommateur-électeur est en droit de revendiquer de participer à la vie sociale et politique, de s’intéresser aux affaires publiques et de s’y impliquer.
Individu autant que collectif, nous sommes des « sujets » politiques responsables de notre société, que nous devons interroger, critiquer et mettre en question en permanence : sur son fonctionnement, son organisation, ses lois, ses orientations, ses valeurs. Une critique qui n’est ni du commentaire, ni de l’interprétation, ni des arguties, mais bien une réflexivité pour une production d’idées et de propositions visant l’action. Là devrait s’ériger le projet politique démocratique.
La démocratie républicaine est une affaire de tous les jours, à tous les niveaux, et pas seulement au moment des scrutins. Castoriadis considérait d’ailleurs que : « ce n’est pas participer que de voter une fois tous les cinq ou sept ans pour une personne que l’on ne connaît pas, sur des problèmes que l’on ne connaît pas et que le système fait tout pour vous empêcher de connaître »[9]
L’élection est un moyen, non une fin, et il serait purement simpliste de se réfugier derrière cet acte pour justifier d’une impossibilité au changement et d’un projet de société.
NOTES
[1] Jean de La Fontaine , La Grenouille et le Rat , livre IV, fable 11.
[2] La République des Pyrénées, lundi 28 mars 2011, n° 20179, p. 37.
[3] Cornelius Castoriadis, Une société à la dérive ; Entretiens et débats 1974-1997 , Paris, Seuil, Points Essais, 2005, p. 24.
[4] Jacques Bainville, Les dictateurs , Paris, Éditions d’Histoire et d’Art, Librairie Plon, 1939.
[5] Le député Patrick Roy, socialiste du Nord, a eu droit à une « standing ovation » par les députés de l’Hémicycle, à la fin de son discours.
[6] Jacques Julliard, La reine du monde ; Essai sur la démocratie d’opinion , Paris, Flammarion, collection Camps actuel, 2009, p. 103.
[7] La Bruyère, Les caractères, ou les mœurs de ce siècle, Paris, Montréal, Bordas, 1969, p. 159.
[8] Cornelius Castoriadis, Le monde morcelé ; Les carrefours du labyrinthe 3 , Paris, Seuil, Points Essais, 1990, pp. 281-282.
[9] Cornelius Castoriadis, Une société à la dérive ; Entretiens et débats 1974-1997 , Paris, Seuil, Points Essais, 2005, pp. 24-25.
François SIMONET
Mai 2011
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