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La Psychanalyse, le Grand Homme et le héros

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Daniel Pendanx

dimanche 15 novembre 2009

La Psychanalyse, le Grand Homme et le héros

Il y a une satisfaction à célébrer Lévi-Strauss, que je voudrais ici essayer d’interroger.

Il était très significatif, mais fort peu surprenant pour moi, d’entendre lors d’une récente émission (« La grande librairie ») R. Maggiori, journaliste à Libération, nous dire que Lévi-Strauss était le découvreur de la fonction anthropologique, culturelle, de «l’interdit de l’inceste». Il y avait là Michel Onfray qui, de manière heureuse, a rétabli la mesure, la descendance des choses, indiquant que Lévi-Strauss n’était quand même venu qu’après Freud, après Totem et tabou…

L’éloge grandiose qui vient de tous horizons, installant le Grand Homme au firmament des Immortels, souvent dans des contresens (ce que de son côté Régis Debray a noté, non sans humour en regard de la doxa), ne relève pas à mon sens d’une seule méconnaissance de l’œuvre. Cet éloge, dans sa dimension projective, sa facture de transfert politique sur le Père idéalisé, n’est pas sans rapport, j’en fais l’hypothèse, avec disons les deux travers majeurs nichés dans l’œuvre et la position de discours du savant que fut Lévi-Strauss :

1- avec le malentendu entretenu par Lévi-Strauss avec la psychanalyse de Freud, et, sous-jacent à celui-ci, à ce qu’il en fut de sa propre position imaginaire rivale à l’endroit de la figure de Freud (je renvoie sur ce point aux développements courageux de Marie Moscovici dans son ouvrage, « Il est arrivé quelque chose. Approche de l’évènement psychique », Payot)


2- et avec ce qu’a relevé (et longuement développé) Pierre Legendre du postulat insu qui installe les sciences sociales (y compris donc l’anthropologie structurale, et à sa suite l’anthropologie sociale) « en contributaires du scientisme », dans une position proprement dogmatique – par où les sciences humaines, occupant et remplissant la place de la Référence, du Tiers, se donnent pouvoir de diviser et d'ordonner, et souvent au final, pouvoir de censure 1 .

Ce pouvoir dogmatique, méconnu comme tel, aussi bien par les « sciences humaines » que par la techno-gestion, regarde aussi de très près la psychanalyse , surtout quand elle en vient à déborder de sa sphère et prend position de discours superviseur (politico-militant) dans le champ institutionnel, culturel, social.

Je note au passage : il n'est dès lors guère surprenant que la pensée critique , qui vise à faire apparaître ce pouvoir occulte de la psychanalyse sur le transfert politique des sujets, soit appréciée par certains comme une "pensée d'accusateur", de lèse-majesté!

La figure du Père idéal est contenue dans le lien d’inceste à la Mère absolue, lien dans lequel le héros (de la Science, de la Psychanalyse, de la Poésie, de la Philosophie), vient se placer, dans la rivalité imaginaire insu au père, au lieu du Tiers -- y compris sous le discours anti-Maître de la « mort de Dieu ».

(Je renvoie là, pour un éclairage plus approfondi de cette formulation, à l’analyse princeps de Guy Rosolato sur le « complexe de croyance » – cf. « L' analyse des résistances », Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°20, 1979)

Le héros – le militant-missionnaire, ou « nouveau résistant » – ne peut au final que se faire l’agent de l’idéal institutionnel du maîtrisable, du « gouvernable » : de cet idéal de l’institution parfaite, de « l’autre institution » (débarrassée des «méchants», en jargon, de « l’objet négatif ») cher à tous les tenants, hier chrétiens, aujourd’hui techno-gestionnaires, du vieux juridisme...

Derrière l’opposition des orientations, derrière le duel des deux bords, il y a une profonde conjonction de position ; le même anti-juridisme irradie le projet technico-administratif et le projet scientifique ou de soin… Ce sur quoi sont aveugles les tenants des deux camps, même si, of course, je ne les mets pas dans le même panier !

Depuis le triomphe des dites « sciences humaines » ­– triomphe qui s’est accompagné du triomphe de l’anti-juridisme, ou juridisme occulte, constitutif des discours spécialistes – nombreux du côté psy (et de la sociologie) ce sont proposés, et continuent de se proposer, comme agents de la rénovation du vieux principe d’autorité… Par exemple : sous le vocable lacanien de la prétendue « place d’exception » qui serait celle de la place d’autorité (place que devraient réaliser les chefs), se lit sous des plumes savantes la nostalgie de l’ordre ancien, que les mêmes déclarent pourtant honnir… Ceux-là, à ne pouvoir véritablement penser la dimension négative de la Référence tournent en rond…

Que des psychanalystes, à l’enseigne de la « libération », se fourvoient là dedans, dans le champ social, institutionnel, par exemple au titre du dit « superviseur » (un statut non légalement institué) ne cesse de m’interroger… J’y lis, même si rénové à la sauce « psychanalytique », le vieux discours théologico-politique, la même vieille identification au maître : cette prétention des occupants du ciel des chefs et des sachants à une direction psychopolitique et/ou biopolitique de la communauté… Despotisme éclairé par les Lumières ?

A l’envers du biopouvoir vous avez le psychopouvoir, à l’envers du coach vous avez le «superviseur» ! Et de ce « superviseur », à vous croire chers amis, il faudrait en mettre partout, dans les institutions, les collèges, et même me dit-on chez les télécom !

Je relève là le signe manifeste d’une fierté impénitente, surplombante, qui ne peut plus prendre sa propre mesure ! Comme si l’on voulait transformer tous nos concitoyens en «patient », en « supervisé », j’oserai dire, en « pantin de la psychanalyse » !

Peut-on ainsi s’auto-fonder dans un « ensemble de fierté » et oublier Narcisse, Œdipe, leur destin, et continuer à se réclamer de la psychanalyse ?

Pourrait-on ici, je dirai « sentir », que quand nous parlons de « la Psychanalyse », il s’agit aussi pour les fils de Freud et de Lacan, de la Mère absolue ? Et de là saisir, un peu, en quoi la « mission » (thérapeutique, éducative, de supervision) véhicule, dans l’idéalité du discours, une mise à mal du père, des « parents pauvres » ? En vérité, le déni de sa propre position « meurtrière »…

D. Pendanx
Bordeaux, le 9 nov.-09

Daniel PENDANX

Commentaires

complément au texte ci-dessus

Suite à la publication de ce petit texte, quelqu'un m'écrivait que "Lévy-Strauss aurait mis à mal cette histoire du meurtre du père de la horde primordiale fondatrice du lien social, en parlant lui plutôt d'une guerre des chefs de tribus (sûrement pour des histoires de territoire)."
Je livre ci-dessous, en complément du texte, ma réponse :

L’objection scientifique que vous évoquez quant au caractère vraisemblable ou pas des données avancées par Freud dans les développements de Totem et tabou est récurrente, depuis la publication de l’ouvrage. Cette objection, au fil du temps, s’est enrichie de travaux divers, dont ceux bien sûr de Lévi-Strauss. (cf. l'article cité ci-dessus de Marie Moscovici)

Mais qui serait aujourd’hui assez déraisonnable pour prétendre à la véracité historique, objective, des constructions de Freud dans ce texte, et estimer que les choses se sont passées comme il l’avance dans Totem et tabou ?

Freud lui-même, dans sa préface, anticipant sur cette objection, indiquait que le caractère peut-être invraisemblable de son hypothèse, « n’apporte même pas une objection contre l’éventualité qu’elle puisse être plus ou moins rapprochée de la réalité effective, difficile à reconstruire».

Cette œuvre, qui lui était la plus chère, doit être prise pour ce qu’elle est d’abord, je dirai : un mythe qui n’est pas une explication du monde (au sens scientifique) mais qui, comme tel, prend statut de causalité, statut de «scène de l’origine», à partir de quoi, ainsi qu'avec l'Œdipe, nous pouvons interpréter le monde, sans nous exempter du mythe, et du monde. Totem et tabou «n'est rien d'autre qu'un mythe moderne, un mythe construit pour nous expliquer ce qui restait béant dans sa doctrine (de Freud), à savoir : où est le père?» (Lacan) [cf. ci-dessous d’autres passages de Lacan sur Totem et tabou, dans « Les écrits techniques de Freud » (1954)]

Faudrait-il, au prétexte de la dimension fausse ou improuvable des données ethnologiques sur lesquelles Freud appuie sa «construction», faire de Totem et tabou, comme le proposait l’an passé Maurice Godelier devant un parterre de psychanalystes britanniques, une «fable non seulement fausse, mais inutile» ?

Voilà, vous avez là, derrière cette formule, la ritournelle que les « sciences humaines » nous jouent depuis plusieurs décennies, celle de la science contre le mythe. Elles nous la jouent, comme peut la jouer aussi, ainsi que l’a montré Marcel Détienne, la philosophie depuis Platon, prétendant éradiquer le mythe, alors qu’elle ne fait qu’en occuper, mais de façon occulte, par la bande si je puis dire (ce qui n’est pas sans implication politique, ni sans regarder les psychanalystes), sa place. Ce pourquoi, comme l’indique le néologisme repris par Thibault Lawny ci-dessus, on peut en effet parler de « philousophie »… La logique sous-jacente à une telle démarche est celle de la confusion des ordres de discours (dogmatique et scientifique, juridique et clinique), elle est celle d’un dualisme, clivé, dont procède aussi l’opposition imbécile sujet /société.

Avec Totem et tabou, en regard de la « vérité » qui s’y reconstruit, nous nous trouvons je crois justement au point où la science et le mythe doivent être distingués, au point où il convient de différencier « l’origine historique » et «l’originaire «. A partir de quoi on peut toutefois lier le mythologique et l’esprit scientifique, comme le symbolique et le réel. (Si Freud n'a jamais voulu se résoudre à penser que son mythe était réductible à la fiction, et celle-ci au "faux", c’est bien me semble-t-il en raison de cette articulation du symbolique au réel, via les fondements du mythe oedipien qu’il était en train de découvrir.)

Quand je lis « Totem et tabou » je me sens toujours transporté aux confins du procès de l’hominisation, renvoyé à ces temps originaires de l’entrée de notre espèce dans la parole, à ce qui put en être, à travers des centaines de milliers d’années, des commencements de l’humanité, des voies de la métabolisation de la violence primordiale, de l'advenue du Miroir et de l'image comme telle, de l'accès à la représentation de l'Ancestralité (figurée par le totem) -- représentation concomitante au sentiment de l'abîme, à l'angoisse existentielle et à la parole…

Et je me dis que ce transport, qui me rend d’une certaine manière «contemporain de l’origine" (comme le clinicien peut se sentir «contemporain de la psychose», et comme Lévi-Strauss, j'en fais l'hypothèse, s'est sûrement lui-même senti, pour le meilleur de son apport, "contemporain du "sauvage"") est profondément lié à ce que Freud a très tôt relevé, perçu du fait que le chemin d’accès du sujet à la parole est le même que le chemin qui fut celui de l’hominisation de l’espèce… La culture travaille avec le même matériau (du sexuel et de la représentation) que l’être humain : voilà qui est au nœud je crois de la réflexion qui mène Freud a écrire Totem et tabou. N’en oublions pas d’ailleurs le titre exact : Totem et tabou / Quelques concordances dans la vie psychique des sauvages et des névrosés.

Quelques mots de plus.
Freud, payant sa dette à Reinach, souligne à son tour dans son essai le lien insécable du totem et du tabou.
Aujourd’hui, après Lacan, son éclairage du langage comme institution princeps (condition de l’inconscient), après Legendre, il devrait être possible de saisir cet essentiel, déjà là dans Totem et tabou : la logique langagière de l’Interdit (le tabou) ne vaut et ne peut être saisie « qu’à partir d’un point idéal de référence mettant en scène le principe de causalité lui-même» (Legendre).
Le Totem – notion que prolonge et déploie pour notre temps celle de Référence - , comme figuration de l’ancestralité mythologique, mise en scène du hors temps mythique de l’origine nouant aussi bien le non su historique que l’insu subjectif, est, comme le distingue Freud, au fondement de toutes les « obligations », et en particulier celles de l’exogamie.

Pour Freud pourtant le remplacement qu’opère la culture passant de «la parenté par le sang, réelle» à la «parenté par le totem» reste une énigme ; il pose dans ce texte que la solution de cette énigme coïnciderait sans doute avec «l’élucidation du totem lui-même»…

Où en sommes-nous de cette élucidation ? Autant dire, où en sont les psychanalystes quant à leur abord de la problématique du Tiers et de la filiation ?
Et de là : se pourrait-il qu’une « politique de la psychanalyse », soucieuse de l’institution du sujet, puisse se passer d’une réflexion sur les fondements généalogiques et institutionnels de la psychanalyse elle-même, d’une réflexion sur ses limites ?

Daniel Pendanx
Bordeaux le 15 nov.

[Je renvoie à cet autre article de Marie Moscovici sur Totem et tabou, Les préhistoires : pour aborder Totem et tabou, p.51-81, dans Le Meurtre et la langue, métailié, 2002]

________

Quelques passages de Lacan, choisis dans Les écrits techniques de Freud, sur Totem et tabou

« Totem et tabou, qui n'est rien d'autre qu'un mythe moderne, un mythe construit pour nous expliquer ce qui restait béant dans sa doctrine, à savoir : où est le père ?
Il suffit de lire Totem et Tabou avec simplement l’œil ouvert pour s'apercevoir que si ce n'est pas ce que je vous dis, c'est à dire un mythe, c'est absolument absurde. »

« En d'autres termes, qu'est-ce qui fait, et la passion de Freud quand il écrit Totem et Tabou, et l'effet fulgurant d'un livre qui apparaît pour être très généralement rejeté et vomi? Et chacun de dire - Qu'est-ce qu'il nous raconte, celui-la ? D'où vient-il ? De quel droit nous raconte-t-il cela ? Nous, ethnographes, nous n'avons jamais vu cela. Ce qui n'empêche pas ce livre d'être un des événements capitaux de notre siècle, qui a profondément transformé toute l'inspiration du travail critique, ethnologique, littéraire, anthropologique. »

« Pour que quelque chose de l'ordre de la loi soit donc véhiculé, il faut qu'il passe par le chemin que trace le drame primordial articulé dans Totem et Tabou, c'est à savoir le meurtre du père et ses conséquences, meurtre, à l'origine de la culture, de cette figure dont on ne peut vraiment rien dire, redoutable, redoutée, aussi bien que douteuse, celle du tout-puissant personnage à demi-animal de la horde primordiale, tué par ses fils. A la suite de quoi - articulation à laquelle on ne s'arrête pas assez - s'instaure un consentement inaugural qui est un temps essentiel dans l'institution de cette loi, dont tout l'art de Freud est de la lier au meurtre du père, de l'identifier à l'ambivalence qui fonde alors les rapports du fils au père, c'est-à-dire au retour de l'amour après l'acte accompli.

Cet acte est tout le mystère. Il est fait pour nous voiler ceci, que non seulement le meurtre du père n'ouvre pas la voie vers la jouissance que la présence de celui-ci était censée interdire, mais il en renforce l'interdiction. Tout est là, et c'est bien là, dans le fait comme dans l'explication, la faille. L'obstacle étant exterminé sous la forme du meurtre, la jouissance n'en reste pas moins interdite, et bien plus, cette interdiction est renforcée.

Cette faille interdictive est donc soutenue, articulée, rendue visible par le mythe, mais elle est en même temps profondément camouflée par lui. C'est bien pourquoi l'important de Totem et Tabou, c'est d'être un mythe, et, on l'a dit, peut-être le seul mythe dont l'époque moderne ait été capable. Et c'est Freud qui l'a inventé.

Freud ne néglige pas le Nom-du-Père. Au contraire, il en parle fort bien, dans Moïse et le Monothéisme - d'une façon certes contradictoire aux yeux de qui ne prendrait pas Totem et Tabou pour ce qu'il est, c'est-à-dire pour un mythe -, en disant que dans l'histoire humaine, la reconnaissance de la fonction du Père est une sublimation, essentielle à l'ouverture d'une spiritualité, qui représente comme telle une nouveauté, un pas dans l'appréhension de la réalité comme telle. »


La Psychanalyse, le Grand Homme et le héros

Tout à fait. Totem et tabou est un mythe. Sans doute le seul mythe inventé au XXé siècle. Donc il n'est pas à lire comme un document ethnographique qui parlerait du passé ou de sociétés exotiques. Un mythe, c'est de l'actuel. Il nous parle des conditions de l'humanisation; conditions qui exigent comme mode de fabrication de l'homme, un perte radicale de ce que Lacan nomma, au moins une fois à ma connaissance, la jouissance de la vie. Tout le fondement de l'éducation repose sur ce principe premier. Ce que Freud dans les conférences de 1917 énonce déjà : " l'éducation, c'est le sacrifice de la pulsion". Ce mythe est d'autant plus précieux dans ce moment de l'histoire des hommes que nous vivons actuellement où l'on tente de faire sauter ce verrou du NON à la jouissance. Le dernier ouvrage de mon camarade Dany-Robert Dufour reprend à nouveaux frais la question en l'articulant à l'impératif de Sade: "jouissez". (La cité perverse/Denoël) Si tout est marchandise et spectacle, au nom de quoi produire et transmettre cette perte de jouissance? La seule valeur restante serait la valeur marchande? On voit l'enjeu que profile le mythe freudien. Ce que Pierre Legendre , il me semble reprend à son compte: "au nom de quoi vivre?" (La Fabrique de l'homme occidental)

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