mardi 16 janvier 2007
« Santé mentale », drôles de mots ! Ce syntagme me fait penser à ce que Lacan 1 disait du choix fait par Freud de « l’inconscient » : ce mot n’est pas le meilleur, mais il faut faire avec. Ce qui ne nous empêche toutefois pas de nous demander ce que peut bien vouloir dire « être en bonne santé mentale ».
Communément, « mental » renvoie à ce qui d’un être vivant ne relève pas du physique. Y sont inclus les facultés intellectuelles, la perception, les sens, la volonté (cf. les sportifs de qui l’on dit qu’ils ont un mental fort). Nous pourrions aussi y ajouter ce qui relève des passions de l’âme, des affects. C’est avec les concepts de « maladie mentale » et d’« aliénation mentale », au XIXe siècle, que « mental » a fait son entrée dans le discours courant, soit par le biais d’un défaut.
L’idée, voire l’idéal, liée au mental repose sur un rapport de complémentarité entre le physique et le mental. L’un plus l’autre formeraient un tout assurant la meilleure adaptation possible au milieu. Cela est sans doute vrai pour l’animal (non « d’hommestiquer ») qui, par le biais de son mental, l’instinct, s’adapte harmonieusement avec son environnement naturel – si ce n’est pas le cas, il est tout simplement éliminé. Mais pour l’humain, son milieu est loin d’être naturel. Ce milieu, dénaturé, dans lequel l’humain est plongé, c’est la réalité, réalité qui ne se réduit pas au physique et au mental. Il y a autre chose. Autre chose qui est d’ailleurs l’enjeu essentiel de la clinique de la dite « santé mentale ».
Pour mettre quelque peu en contexte les orientations politiques qui se dessinent ces dernières années quant à la « santé mentale », je me référerai à un rapport de l’Organisation mondiale de la santé ( OMS ) de 2001, La santé mentale : nouvelles conceptions, nouveaux espoirs 2 . C’est dans la foulée de ce rapport que sont nés les « Plans d’action en santé mentale » au Québec et en France, entre autres.
Selon ce rapport, 450 millions de personnes souffrent de troubles mentaux. Une personne sur quatre sera atteinte, à un moment de son existence, d’un trouble mental. Ici, déjà, certaines questions se posent. Banaliserait-t-on le trouble mental ? Une difficulté à traverser un obstacle de la vie se traduirait-il rapidement en un « trouble mental » – que l’on pense, par exemple, à la popularité du concept de stress ? La si grande fréquence des troubles mentaux serait-elle, pour faire référence à un texte de 1908 de Freud 3 , un effet de la vie moderne, soit le prix à payer des « avancées » de notre civilisation contemporaine ? Ou encore, le trouble mental incarnerait-il le résidu, le grain de sable, venant faire obstacle à l’idéal d’un rapport harmonieux entre l’homme et le monde ?
« Nous savons que les troubles mentaux résultent de nombreux facteurs – biologiques, psychologiques et sociaux – et ont une origine physique dans le cerveau. » D’où les « nouveaux espoirs » : les neurosciences et la « médecine du comportement ». Grâce à ces dernières, l’on peut espérer que les troubles mentaux puissent être « diagnostiqués et traités dans des conditions rentables », rendant ainsi les personnes souffrant de troubles mentaux « productives dans leur propre communauté » (Chapitre 1 du rapport, « La santé mentale sous l’angle de la santé publique »).
Cette seule citation appellerait de nombreux et longs commentaires, ne serait-ce que sur la place qu’occupe le discours scientifique quant à l’explication du trouble mental et sur la mise en marché des remèdes de la souffrance humaine. Mais je me limiterai à deux points.
Ce qui frappe à la lecture de ce rapport et des plans d’action qui en découlent, tous écrits par des fonctionnaires-gestionnaires de la santé publique, c’est l’occultation de la dimension subjective, soit le rejet du sujet.
Prenons cet extrait du chapitre 2 du rapport, « Impact des troubles mentaux et du comportement » : « Depuis quelques dizaines d’années, la standardisation de l’évaluation clinique et la fiabilité du diagnostic ont fait des progrès. Grâce aux barèmes d’entretien structuré, aux définitions uniformes des symptômes et signes et à l’adoption de critères diagnostiques standard, le diagnostic des troubles mentaux est devenu extrêmement sûr. Grâce aux entretiens structurés et aux questionnaires diagnostiques, les professionnels de la « santé mentale » peuvent recueillir des informations en posant des questions standards et en consignant des réponses précodées. Les symptômes et signes ont été définis avec précision pour permettre une application uniforme. Enfin, les critères diagnostiques ont été normalisés au niveau international. On peut donc désormais diagnostiquer les troubles mentaux avec autant de certitude et de précision que la plupart des troubles physiques courants. »
Ce n’est sans doute pas un hasard de voir apparaître la première version du DSM (1952) quatre ans seulement après la fondation de l’ OMS (1948), dont le texte fondateur peut se résumer par cet impératif : « la santé pour tous ». Ce texte fondateur ajoute même que ce qui est recherché, ce n’est pas seulement l’absence de maladies, mais « d’amener tous les peuples au niveau de santé le plus élevé possible ». L’Autre social (l’État providence, les institutions de soin…) a le devoir de maintenir la population en santé; les citoyens ont droit à la santé. La logique de ce discours est loin d’être sans incidence sur le quotidien d’une pratique en « santé mentale ».
Revenons à cette « standardisation » enfin atteinte, selon l’ OMS . Ou bien pense-t-on que ce qui est en jeu chez une personne souffrant d’un trouble mentale n’a rien à voir avec ce qui fonde sa singularité, ou bien ne prend-on pas en compte cette dimension parce qu’il n’est pas possible de l’objectiver et de la mesurer – ce qui est d’ailleurs vrai, le propre du sujet étant de ne pas pouvoir être réduit à un signifiant, à une donnée statistique; le sujet est un résistant, il résiste à être réduit à un trait. Dans les deux cas, la désubjectivation, dont les désarrois contemporains sont une illustration, risque fort d’être au rendez-vous.
Ne pas prendre en compte le sujet revient à ne pas reconnaître les fondements de l’humanité gisant au cœur de chaque humain. Pour rapidement résumer ces fondements, qui mériteraient un plus long développement 4 , réduisons ces fondements à un irréductible : l’humain est fondamentalement une question pour lui-même. Nul savoir ne pourra définitivement boucher le trou de cette question. Que questionne la question travaillant tout humain ? L’altérité, face à laquelle l’humain a inévitablement affaire, tant à l’extérieur dans son rapport aux autres, qu’à l’intérieur dans son rapport à la tension qui touche son corps. Le sujet, c’est le lieu d’où se déploie chez tout humain la question de sa place dans le monde.
Nous pouvons déjà poser qu’une clinique digne en est une permettant au sujet la mise en question de sa condition. Ainsi, à ne pas prendre en compte le sujet, l’intervenant en « santé mentale » – car c’est bien souvent lui qui a affaire avec la personne souffrante – se ferait le complice du désarroi de la personne qui le consulte. Cela est bien joli, pourrait-on me rétorquer, mais dans le concret de la pratique, ce n’est pas si simple. Eh bien, voilà pourquoi il est crucial de bien s’y retrouver, et pour y parvenir, il y a des conditions de lecture et d’acte qu’une clinique en « santé mentale » exige. Je cherche justement ici à en décliner quelques-unes.
Le deuxième point que je retiens de ce rapport de l’ OMS , c’est l’importance accordée à l’idée de bien-être. D’ailleurs, la constitution de l’ OMS définit la santé comme « un état de complet bien-être, physique mental et social, qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». La « santé mentale », c’est le bien-être. Et le bien-être, serait-ce ce que toute personne se doit d’atteindre ?
Pour déterminer les orientations d’une politique en « santé mentale », l’État mesure la « santé mentale » de sa population 5 . Par des analyses d’études faites en bonne et due forme, selon une méthodologie scientifique, on mesure le niveau de « bien-être psychologique », « l’estime de soi », le « sentiment de contrôle », le « bonheur et la joie de vivre », la « dépression », etc. Ces résultats sont corrélés avec des « variables indépendantes » (facteurs psychosociaux, santé physique…). Ce qui donne une estimation de la « santé mentale » d’une population ! Le problème, avec ce type d’étude, ce n’est pas d’exclure la singularité du sujet et de ne prendre en compte que des traits particuliers d’individus virtuels. Le problème commence quand c’est cette même logique qui continue à soutenir une pratique dans des organismes qui ont affaire, cette fois-ci, avec des humains qui ne sont plus virtuels. Ainsi, tel organisme a le mandat de répondre à tel type de « besoin ». De plus en plus, les ressources se distinguent selon le « problème » qu’elles traitent, soit en fonction d’un « besoin » particulier – ce qui fait que si quelqu’un à la malchance d’avoir un symptôme atypique, il a bien du mal à trouver une ressource pouvant l’aider. Ces ressources deviennent des « dispensateurs de services » qui savent ce qui est bien pour « l’usager ». Prenons un exemple type : une personne dépressive qui se voit refuser un suivi par une équipe traitante parce qu’elle ne veut pas prendre d’antidépresseurs. On a beau promouvoir « la primauté de la personne » et « l’appropriation du pouvoir », ces slogans s’avèrent vides de sens dès lors que l’aide offerte aux personnes souffrant de problèmes de « santé mentale » repose sur l’idée qu’un savoir (qu’il s’agisse d’une médication, d’une technique thérapeutique, d’un modèle de réadaptation…) soit la solution au problème, autrement dit vienne boucher le trou de la question du sujet. Le savoir peut agir de support à la mise en question du sujet (ce que vise l’acte de l’intervenant), mais il peut aussi en être le pire obstacle. Ainsi en est-il du savoir élevant le bien-être au rang d’idéal social, voire d’impératif.
L’idée que le trouble de « santé mentale » procède d’un déficit domine dans le champ de la « santé mentale ». D’où les traitements visant à renflouer le déficit en répondant au besoin qui n’a pas été comblé. En répondant à ce besoin, on améliorerait la « santé mentale » ! L’expérience clinique souligne plutôt l’échec (l’échec d’un point de vue subjectif, réussite si la visée est que « l’usager » demeure le plus tranquille possible) de cette logique de réponse au besoin – il demeure toujours possible de dire, comme c’est souvent le cas, que les besoins à combler n’aient pas été bien ciblés… Est-il nécessaire de rappeler que la réalité est beaucoup plus complexe ! Car le propre du sujet est de résister à toute réduction à un besoin. Plus précisément, le sujet demande quelque chose qui ne se laisse par réduire au besoin. Il cherche à faire reconnaître ce qui résiste à toute réduction. Le sujet est un résistant.
De nombreuses pratiques en « santé mentale » s’orientent de cette logique de « réponse au besoin » qui a pour effet de multiplier les demandes de comblement de besoin. Mais ce comblement est, de structure, impossible. D’où le cercle vicieux auquel sont souvent confrontées ces pratiques. Ici gît un problème crucial qui est à la source de la désubjectivation dont peut être responsable une pratique en « santé mentale » : cette logique de réponse au besoin évite, voire dénie, l’impossible que rencontre tout sujet et qui est au fondement de son humanisation.
L’humain, bien souvent, ne cherche pas son bien-être. La recherche du plaisir, soit la réduction de la tension, rencontre toujours un obstacle. Il y a, comme le découvre Freud, un « au-delà au principe de plaisir ». En d’autres mots, l’humain est habité par une tension irréductible qu’il doit traiter. L’expérience psychanalytique est loin d’être le seul lieu où cette vérité est patente, mais la psychanalyse est l’une des rares disciplines qui en rend compte. Mais veut-on en savoir quelque chose ?
Quel intérêt une pratique en « santé mentale » peut-elle avoir pour la psychanalyse ?
Elle lui offre un éclairage sur un point aveugle occulté par les principales disciplines travaillant en « santé mentale » (psychiatrie, psychologie, travail social…), point qui est pourtant au fondement même de la subjectivité humaine. Ce point aveugle, nommons-le le « réel » : réel qui est en jeu dans l’inconscient, la pulsion, la division du sujet… Ce point de réel est l’enjeu majeur des problèmes en « santé mentale » en tant qu’il porte sur l’articulation entre le social et l’individuel.
La psychanalyse oblige à ne pas « oublier » (pour le dire vite) le réel de la structure de la réalité. Il ne s’agit pas de considérer ce réel afin de l’éliminer, de le maîtriser ou d’en avoir un accès direct (ce qui est impossible), mais de soutenir le sujet dans sa rencontre avec les différentes figures du réel.
Afin de rendre intelligible les propos qui suivront plus loin, arrêtons-nous à brièvement définir la structure . Celle-ci désigne les lois invariantes qui se dégagent de l’humanisation d’un individu 6 . Ces lois régissent son entrée dans la réalité. Posons-en les principales coordonnées.
Un individu s’humanise par la rencontre traumatique du signifiant. Ces signifiants, venant de l’extérieur (de l’Autre), traduisent (et trahissent, d’où l’inévitable malentendu) la place qu’il occupe dans le désir de l’autre. Cette rencontre est traumatisante parce qu’elle plonge l’organisme de l’individu, qui s’élève ainsi au rang de corps pulsionnel, dans le manque – parce qu’un signifiant renvoie toujours à un autre signifiant. La rencontre du signifiant inaugure un questionnement (« Que me veut l’autre ? » ; « Qui suis-je ? »…), qui met, sans cesse, à son insu ou pas, le sujet au travail sans que celui-ci obtienne une réponse complète et pleinement satisfaisante. D’où cette loi fondamentale de la structure : l’impossibilité du signifiant à s’auto-signifier – toute la clinique psychanalytique et le procès de subjectivation se fondent sur cette loi. Sans cet impossible, il n’y aurait pas de symbolisation, pas de métaphorisation, pas d’invention… Corollaire de cette loi : le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant. C’est au lieu de l’écart que se loge le sujet. Autre corollaire : il y a toujours un reste qui résiste à l’articulation signifiante. En d’autres termes, il est impossible de tout dire, de tout symboliser. Cet impossible, fondamental pour la mise en exercice de la structure, emprunte différentes figures : l’interdit, l’incomplétude du savoir, le non-rapport sexuel (soit l’impossibilité pour un couple de faire Un)... Se confronter à l’impossible, c’est faire l’épreuve de la réalité.
Face à ce trou matisme qui le troue et affecte son corps, le sujet a des ressources imaginaires et symboliques pour pacifier, subjectiver, son irréductible division par le biais d’opérateurs (l’identification et la pulsion, entre autres) qui rendent possible un lien avec autrui et une inscription dans le monde. J’arrête ici ma description de la structure, bien conscient de son insuffisance.
Alors, une question s’imposera sans doute au lecteur qui serait intervenant en « santé mentale » et qui ne serait pas psychanalyste : faut-il être psychanalyste pour soutenir une clinique digne de la « santé mentale », c’est-à-dire qui prend en compte le réel du sujet ? Non. Mais il faut savoir reconnaître la dimension subjective de l’humain et travailler avec la résistance du sujet, plutôt que chercher, en vain, à la contrer… pour son bien. Sans cela, une clinique de la « santé mentale » est littéralement vouée à l’impasse et relance la détresse subjective.
Un champ à circonscrire
« Santé mentale », drôles de mots ?
Je dirais plutôt, maintenant, que ce ne sont pas les mots justes. D’une part, le concept de « mental » est loin de cerner l’enjeu de ce dont il est habituellement question lorsqu’une personne qui ne va pas bien s’adresse à une ressource de « santé mentale »; d’autre part, l’idée de santé, alimentée par l’idéal injonctif du bien-être, fait taire le sujet plutôt que de favoriser sa mise en question – nous retrouvons ici la définition canonique de la santé physique comme « silence des organes ». Néanmoins, ce terme de « santé mentale » circule dans le discours courant des ressources. Il désigne, de manière très approximative, le champ du mal-être, de la douleur d’exister, du désarroi. Dans la société, les ressources en « santé mentale », aussi diverses soient-elles, sont des lieux vers lesquels les humains peuvent adresser leur mal de vivre. Et ces lieux prolifèrent depuis 10 15 ans. Donc, malgré son imprécision, servons-nous de ce terme de santé mentale.
Faire référence à la santé mentale n’empêche toutefois pas d’en préciser son champ, même s’il est large : les services de psychiatrie; les CLSC; les groupes d’entraide, anonymes ou pas; les centres de crise; les maisons d’hébergement, de thérapie, de désintoxication…; les lignes téléphoniques d’écoute; les ressources de réadaptation; etc. Que cerne de spécifique le champ de la santé mentale ?
Pour répondre à cette question, abordons ce champ sous deux versants, l’un manifeste, l’autre latent. Un phénomène, incontournable et présent dans toutes les ressources en santé mentale, nous donne directement accès à ces deux versants : le symptôme.
Peu importe le type de ressource en santé mentale, il s’agit toujours d’un humain qui vient adresser et faire entendre, que ce soit par le biais d’une plainte, d’une revendication, d’une demande d’aide, d’un agir, d’une « décompensation », d’une crise…, quelque chose qui ne va pas. Ce « quelque chose qui ne va pas » sera mis en forme d’une certaine manière par le sujet selon les éléments signifiants de son histoire – c’est le versant manifeste du symptôme. Qu’il le veuille ou non, qu’il le sache ou pas, tout intervenant en santé mentale est mis dans la position d’écouter ce qu’un humain a à dire d’un symptôme par lequel il se fait représenter. La réponse (de l’intervenant et de la ressource) est déterminante quant au destin de ce symptôme. C’est en fonction de la lecture, de la compréhension et du rapport qu’il entretient avec ce que met en forme le symptôme – donc en fonction du versant latent, moins visible, soit du versant de la structure – que l’intervenant oriente son intervention. Une clinique digne commence donc par la prise en considération de ces deux versants du symptôme, qui sont en fait les versants d’une même surface, celle de la réalité du sujet.
Le symptôme constitue-t-il l’objet de la santé mentale ? Peut-être bien, mais des précisions s’imposent sans lesquelles, comme c’est souvent le cas, on croirait savoir ce dont il est question sans en mesurer les enjeux et les incidences. Précisons donc. À quoi sert le symptôme ? Comment procède-t-il ?
Au sens commun, c’est-à-dire médical, le symptôme est un indice signalant le changement de l’état normal du corps (affection, anomalie, lésion, déficit…). Cette conception présuppose l’existence d’un état stable (cf. la santé définie comme le silence des organes). Cette définition ne résiste pas à l’organisation subjective de l’humain dont l’état n’est pas sans tension, ce que Freud a bien mis en relief. D’où le symptôme au sens psychanalytique comme étant la manifestation d’un conflit inconscient. Sans entrer dans la déclinaison des figures conflictuelles qui déchirent le sujet, soulignons-en l’épure.
Le conflit inconscient, soit le conflit psychique, est généralement entendu comme un conflit « individuel », un conflit n’affectant que l’individu, qui serait situé à l’intérieur de lui. Une certaine perspective de la psychanalyse cautionne d’ailleurs cette idée.
Il y a irréductiblement conflit parce que le sujet ne peut pas se fonder de lui-même. Le sujet doit nécessairement en passer par l’Autre. Ce passage se paie du prix de sa division. Donc, loin d’être un conflit « individuel », le conflit qui est en jeu dans le symptôme en est un qui implique le Social. J’entends ici par Social, les figures institutionnelles de l’Autre (la famille, le droit, l’État…). Pour ceux qui cantonnent la psychanalyse à une affaire individuelle, cette place accordée au Social peut paraître étonnante. Pourtant, l’œuvre de Freud est traversée par la place et la fonction qu’il occupe sur la subjectivité humaine. Sans la reconnaissance du Social, le complexe d’Œdipe, le montage pulsionnelle, la théorie de l’identification, le narcissisme, le concept de l’inconscient, seraient tout à fait incompréhensibles.
La psychanalyse n’aborde la subjectivité ni d’un point de vue individuel – elle n’est pas une psychologie –, ni d’un point de vue collectif – elle n’est pas une sociologie –, mais de la mise en continuité de ces deux points de vue (comme l’endroit et l’envers sont en continuité dans une bande de Moebius). Le symptôme fait joint. Il met en continuité ces deux points de vue.
Cette « moebiennisation » du rapport à l’Autre tisse la surface de la réalité. Lire la réalité, interpréter un fait de la réalité, nécessite la prise en compte de cette torsion (qui prend la forme d’une apparente contradiction) et du fait que deux éléments en apparence opposés (par exemple le désir et son interdit) entretiennent un lien continu – plus précisément continu globalement et distinct localement. La confusion des points de vue (local, global) est souvent responsable d’une mauvaise lecture de la réalité. Dans son rapport à l’Autre, le sujet est localement, là où il y a acte de parole, séparé de l’Autre, mais globalement, il est en continuité avec l’Autre, il est traversé par son discours. Le sujet a à traiter la tension que produit la coexistence de ces deux points de vue. Cette tension se retrouve dans d’autres rapports « moebiens » : amour/haine; privé/publique; intériorité/extériorité… Le symptôme est l’opérateur qui rend possible ce travail.
Le sujet n’est pas en conflit avec le Social. Il est plutôt produit par la tension entre le Social et l’ « individu » 7 . Plus précisément, c’est la division du sujet qui s’engendre de cette tension. Il importe de ne pas oublier que, malgré les abus de langage, le sujet n’est pas une entité. Le sujet est le lieu d’une division de laquelle se déploie la subjectivité. C’est du lieu de cette division que se forme le symptôme. Ce qui revient à dire que le symptôme aide à vivre, qu’il rend supportable la déchirure constitutive du sujet issue de l’impossible mais nécessaire coexistence de l’individu et du Social, qu’il fait tenir ces éléments antagonistes et liés. Mais il arrive aussi qu’il fasse souffrir ou encore qu’il ne parvienne plus à tenir sa fonction, précipitant l’humain dans une détresse, une crise, un désarroi.
Mon propos ne cherche pas à faire l’éloge du symptôme mais à rappeler sa fonction cruciale pour l’humain. On imagine facilement les ravages que peut causer une pratique en santé mentale visant à éliminer (ou plutôt à croire possible son élimination) ou à taire le symptôme dont un humain se plaint. Le symptôme est une solution du sujet au conflit qu’il rencontre inévitablement, c’est un point d’appui à son inscription dans le monde. Il y a bien sûr des solutions qui sont meilleures que d’autres, des appuis plus solides que d’autres.
Selon leur mandat, les organismes en santé mentale peuvent être des ressources aidant les humains à réaménager leur symptôme, à faciliter la remise en fonction du symptôme. C’est-à-dire d’offrir au sujet les moyens de solutionner l’impossible qu’il rencontre et qui le divise. En s’en tenant toujours au versant de la structure, cet impossible se réduit à l’impossibilité du signifiant à s’auto-signifier, ou encore à l’impossibilité du signifiant à signifier tout le réel. Un reste, toujours, résiste. Une incomplétude, toujours, persiste. Les formes que peut prendre ce qui est pour un sujet à solutionner sont diverses mais se réduisent à cet impossible. C’est, par exemple, un homme qui est rongé par la question de ce que c’est qu’être un père; ou quelqu’un qui est profondément troublé par ce que lui veut l’autre (que l’on pense, entre autres, à la figure du voisin chez le paranoïaque); ou encore la pesanteur qui accable un enfant qui a le sentiment d’être « tout » pour sa mère et qui, par exemple, ne parvient pas à demeurer seul chez lui à 40 ans… L’expérience quotidienne des ressources en santé mentale souligne bien l’étendue des figures de l’impossible. Une clinique « digne » en est une qui ne recule pas devant l’impossible, en est une qui supporte les humains dans leur affrontement, souvent douloureux, devant l’impossible, afin qu’ils parviennent à en dire quelque chose et qu’ils puissent inventer une nouvelle solution pacifiant davantage leur rapport à cet impossible. Ce n’est donc pas une clinique qui, par exemple, au nom de leur « bien-être », les « aide » à éviter cet affrontement.
Le symptôme est une interface entre les dimensions collective et individuelle de l’humain. Il participe donc du lien social. Celui-ci est – pas besoin d’une grande expérience de vie pour s’en rendre compte – quelque chose qui est fondamental pour l’humain, mais qui lui est aussi problématique. Ce problème nécessaire , inhérent au lien social, circonscrit le champ de la santé mentale.
Ce problème nécessaire est aussi vieux que l’humanité. Mais sa compréhension et les lieux qui en offrent un traitement ont varié. Une réflexion sur la santé mentale peut difficilement faire l’économie de la question de la place et de la fonction qu’occupent les lieux de traitement de ce problème nécessaire dans l’organisation sociale.
Il y a 50 ans, une personne en crise n’allait pas dans un Centre de crise, elle était aidée par sa famille ou allait demander l’aide du curé ou, en dernier recours, se retrouvait en psychiatrie. Aujourd’hui, quasiment chaque « problème » a son groupe de soutien – les alcooliques, les outre-mangeurs, les dépendants affectifs, les déprimés, les victimes de toutes sortes, les hommes violents, les compulsifs…
Curieusement, plus l’humain est libre et autonome, plus fait-il appel à l’État pour toutes sortes de raison ! La vie est-elle plus difficile aujourd’hui ? La société actuelle est-elle plus aidante ? La morale s’effrite-t-elle ? Aborder sérieusement ces questions demande d’interroger l’Autre social actuel afin de prendre la mesure de la manière dont s’y inscrivent les ressources en santé mentale.
Revenons brièvement sur ce problème nécessaire qui est propre au lien social. Qu’il soit nécessaire est facile à comprendre. Le sujet naît de l’Autre et par l’Autre. Il ne peut pas vivre sans les autres, sans le discours de l’Autre, sans le langage. Bref, il ne se fonde pas lui-même, et c’est ici que peut commencer pour lui le problème du lien social. S’il ne peut pas se fonder lui-même, à qui, à quoi, doit-il son existence comme sujet divisé ? À l’Autre, dont les figures peuvent emprunter plusieurs formes – visibles ou invisibles –, avec lequel le sujet entretient un rapport d’altérité. L’altérité de l’Autre, qui se situe au-delà de la différence que le sujet entretient avec ses semblables, est une expérience que tout sujet traverse et qui est fondateur de sa subjectivité. Rencontrer l’altérité de l’Autre (du langage, d’un discours, de la pulsion, de la fonction paternelle…), c’est rencontrer l’impossible complétude de l’ordre du signifiant par laquelle l’humain se subjective.
La subjectivation qui, pourquoi pas, pourrait être un indice de « bonne santé mentale », nécessite la rencontre de l’altérité de l’Autre. Celle-ci, bien qu’elle soit un fait de structure, doit néanmoins, pour opérer, être soutenue et incarnée par des instances symboliques; pour être mise en discours par le sujet, elle doit être institutionnalisée. Des institutions sociales posent l’impossible et offrent aux humains des moyens pour le symboliser. Ces institutions s’édifient dans une histoire. Il y a donc des conditions historiques au déploiement de la subjectivité – ce que la psychanalyse, contrairement à Freud, n’a pas toujours pleinement pris en considération. Ainsi, selon les discours dominants, c’est-à-dire les fictions nécessaires pour que s’institue la réalité, les formes de la subjectivité varient parce que ses conditions d’exercice changent.
Une clinique orientée par la psychanalyse oblige le clinicien à interroger ces conditions historiques et les instances qui les supportent. Une réflexion sur la pratique quotidienne en santé mentale peut difficilement ne pas questionner l’état actuel des institutions de l’Autre Social : Quelle place occupent-elles dans notre champ social ? Quelles sont ses incidences sur la subjectivité contemporaine ? Comment, par rapport à ces institutions, se situent les ressources en santé mentale ?
Plusieurs portes donnent accès à ces questions. Travaillant dans un Centre de crise, j’ouvrirai celle de la crise, celle-ci s’offre comme un immense révélateur des problèmes actuels du rapport moebien entre l’individuel et le Social.
Une crise, comme l’enseigne sa clinique, traduit une rupture du sujet; une rupture, temporaire habituellement, de l’inscription du sujet dans le monde. Est rompue la chaîne par laquelle le sujet se fait représenter par des signifiants qui sont situés au lieu de l’Autre et qui le relie au Social. Le sujet n’est bien sûr pas le possesseur des signifiants – il est plutôt possédé par eux –, les signifiants circulent dans les discours du champ social, ces discours ayant leur logique de déploiement. Pour se positionner dans la réalité, le sujet doit se servir des signifiants circulant dans les discours ambiants, à condition de s’en passer , de ne pas y rester collé, et ainsi solutionner singulièrement le « problème nécessaire » de sa condition.
Bien que la crise se décline sous diverses formes, il est possible de dégager des enjeux dominants. En détachant la formule précédente, inspirée d’une autre de Lacan 8 , la clinique de la crise nous indique que de très nombreuses crises ont pour toile de fond l’une de ces deux positions :
Le sujet se sert des signifiants de l’Autre sans s’en passer . Devant une perte, une rupture, difficile à symboliser pour le sujet, celui-ci se fixe à certains signifiants, à certains appuis identificatoires et ne parvient pas à s’en séparer. Il se trouve plongé dans un désarroi dans lequel il est incapable de prendre une décision et de poser un jugement. Cet acte de passage – se passer de l’Autre – nécessite un travail de deuil qui, dans ce type de crise, n’est pas entamé. Loin de se limiter à la crise, cette fixation est largement répandue dans la société et n’est pas étrangère à cette horreur de se passer de l’Autre – que l’on pense à la dépression.
Le sujet se passe des signifiants de l’Autre sans s’en servir . Cette position se fonde du fantasme que l’humain puisse s’auto-fabriquer, qu’il soit libéré des contraintes de la structure, comme si les signifiants avec lesquels le sujet s’inscrivait dans la réalité ne devaient rien à l’Autre, comme si chacun pouvait utiliser les signifiants comme bon lui semble et qu’ils étaient déconnectés de toute référence historique. Cette position est tenable jusqu’au moment où le sujet rencontre inévitablement une situation révélant sa division, une limite irréductible, démontrant l’échec de sa toute-puissance à symboliser tout du réel. C’est par exemple un homme pour qui « tout marche bien », qui surmonte aisément toutes les petites difficultés de la vie mais qui, subitement, se retrouve désarmé devant un échec, devant une manifestation pulsionnelle qui le dépasse, qu’il ne contrôle pas.
Ces deux positions ont en commun l’horreur de l’impossible complétude, de l’Autre dans un cas, du sujet dans l’autre. Devant cette impossible complétude, la fonction des institutions de l’Autre Social est double. En tant que forme historique de la structure, elles imposent l’incomplétude; autrement dit, elles révèlent l’inachèvement de l’homme. Mais elles offrent aussi à l’homme les moyens symboliques de son accomplissement, de la réalisation subjective de sa division. Confronter à son inachèvement, l’humain se questionne sur sa condition et ainsi s’accomplit par le biais des inventions qu’il produit et qu’il transmet grâce au support des institutions de l’Autre Social. 9 Les institutions de l’Autre Social d’aujourd’hui assument-elles cette double fonction ? En étant jour après jour témoin du désarroi de nos contemporains, et plus particulièrement des jeunes, la question se pose.
Certaines fonctions symboliques que supportent les institutions de l’Autre Social montrent des signes d’altération. Prenons trois institutions cruciales quant au rapport moebien entre l’individuel et le Social : l’éducation, le droit et la politique. Le moins que nous pouvons constater, c’est que ces institutions sont malmenées. L’éducation, où les parents ont de plus en plus de difficulté à dire « non » à leurs enfants. À l’école, où l’on cherche à éviter aux élèves des situations d’échec, où l’on ravale l’autorité et la responsabilité de l’enseignant, où on y apprend des connaissances utiles pour le marché de l’emploi et non le développement d’un esprit critique… Quant au droit et à la politique, ces deux institutions se réduisent de plus en plus à un rôle de régulateur de conflits entre les intérêts particuliers. Nous voulons bien des institutions, de leur protection, mais en autant qu’elles n’empiètent pas sur notre liberté. L’institution ne doit pas nous contraindre mais nous éviter les contraintes ! Assisterait-on à un retournement : les institutions ne limiteraient plus le fantasme habitant chaque sujet (méconnaissance moïque d’être fondé du lieu de l’Autre) mais favoriseraient sa réalisation ! Réalisation de quel fantasme ? D’un monde sans impossible.
Les institutions, et les fonctions symboliques qui en procèdent, ne se coupent-elles pas de leurs racines ? L’humain a sans doute horreur du vide, mais ce vide est au fondement de la symbolisation. Ce n’est pas, bien sûr, qu’il n’y ait plus de symbolisation dans notre champ social, loin de là. Mais que certaines conditions de symbolisation, que supportent différentes instances sociales, sont altérées. Et là où ces effets d’altération se font grandement sentir, c’est sans aucun doute chez les hommes et les femmes qui se retrouvent dans les ressources en santé mentale.
Comment expliquer l’actuelle coexistence d’une altération des institutions de l’Autre Social, d’une désymbolisation de la structure sociale et le maintien de la symbolisation dans la vie humaine contemporaine ?
Deux pistes de réflexion sur cette question.
Il est de la structure de l’ordre symbolique de produire de l’impossible. L’articulation signifiante ne symbolise pas tout du réel, elle produit un reste qui résiste au signifiant. Elle pose un au-delà dont le champ social actuel ne veut rien savoir. Ce qui n’empêche bien sûr pas à ce reste de faire retour, et souvent de manière brutale. La symbolisation qui est soutenue par les discours dominants en est une qui se croit débarrassée du reste qu’elle produit. Nous vivons dans une époque cherchant l’élimination du reste, où tout pourrait être assurable, prédictif, contrôlable. D’où cette croyance, présente dans plusieurs pratique en santé mentale, de pouvoir répondre aux besoins sans qu’il y ait de reste. Il n’est pas difficile de constater le cercle vicieux : dans un espace social largement dominé par une logique de désymbolisation, le reste (qui n’est pas reconnu) est traité par une réponse orientée par un discours de désymbolisation. Exemple : une personne, envahie par une angoisse incompréhensible, consulte un médecin. Celui-ci ne lit pas le phénomène d’angoisse comme une mise en tension du reste auquel est confronté le sujet, il lui prescrit, en accord avec la logique désymbolisée de son discours, un anxiolytique. Loin de disparaître, ce reste persistera ou se manifestera autrement.
Les plans d’action en santé mentale participeraient-ils à cette désymbolisation ?
N’assisterions-nous pas à une désinstitutionnalisation de l’Autre Social ?
Je n’entends pas « désinstitutionnalisation » au sens commun (le fait de sortir les « malades » des institutions psychiatriques), mais plutôt comme le propose Marcel Gauchet. Il s’agit de privatiser un fait social, d’en faire une affaire intime alors qu’elle se rattachait, auparavant, au Social. Gauchet donne l’exemple de la famille. Celle-ci continue d’exister comme organisation symbolique et comme institution juridique, mais elle se déleste de sa fonction sociale. La famille « était l’un des derniers refuges de l’obligation symboliquement signifiée aux acteurs de sortir d’eux-mêmes et de leur petit monde pour aller vers l’autre et son monde, se lier avec lui, passer alliance avec lui » 10 . Elle n’a plus pour fonction primordiale de transformer les enfants en « être-pour-la-société ». Avoir et éduquer un enfant n’engage que le couple, c’est une chose privée 11 .
La privatisation d’organisations sociales, c’est-à-dire leur retrait en tant que rouage de l’ordre social, déplacent les contraintes. Les parents, par exemple, se contraignent envers eux-mêmes plutôt qu’envers le social. La famille « se veut un refuge par rapport aux contraintes de la vie collective, et non un relais de ces contraintes. » 12 Ce mouvement offre une liberté sans précédent dans l’histoire, mais aussi une responsabilité qui pèse souvent bien lourd. D’où les demandes d’intervention auprès de l’État de plus en plus fréquentes – les ressources en santé mentale représentent une réponse de l’État à ces demandes. Il est donc de plus en plus demandé à l’État d’intervenir là où les institutions se désarticulent du Social, là où elles ne soutiennent plus une place de grand Autre. Ainsi, le champ de la santé mentale traite de plus en plus les retours de ce qui est occulté par les institutions de l’Autre Social, retours qui touchent directement ceux qui deviennent les « usagers » des services en santé mentale.
Autre effet de cette désinstitutionnalisation : la contractualisation du lien social, du couple, où le tiers est relégué à une fonction de médiation. Cette modalité tient jusqu’au moment où l’illusion de l’auto-fondation du sujet se rompt devant un événement qui échappe au contrat. Rupture qui se transforme alors en désarroi pour le sujet.
On peut se demander si cette désinstitutionnalisation pourrait aller jusqu’à affecter l’institution fondamentale de la société : le langage ? L’instrumentalisation à laquelle il se réduit de plus en plus questionne. User du langage, c’est être contraint de s’inscrire dans l’ordre social, même si c’est pour le contester; c’est aussi rencontrer l’impossible et le métaphoriser. Cette tâche n’est pas simple. Elle ne peut pas s’accomplir seul. La coexistence de l’impératif démocratique et de la contrainte du langage est, également, loin d’être simple. La présence si grande des troubles de santé mentale, selon l’ OMS , ne pourrait-elle pas être associée à cette problématique coexistence ?
L’intervenant en santé mentale est, avant tout, un agent de symbolisation, un facilitateur de mise en discours. Il a pour mission première d’instituer le sujet parlant, pour que ce dernier invente une manière de s’inscrire dans le monde. Son travail ne consiste pas à vouloir le bien-être pour l’autre, il ne consiste pas à coudre la déchirure du sujet.
Face au discours qui oriente son travail, il est critique. Constatant l’état des lieux des institutions sociales à l’intérieur desquelles s’inscrit la ressource où il travaille, l’intervenant résiste. Il résiste à réduire l’humain à du signifiant (un diagnostic, une statistique, un trait de personnalité). Il travaille en prenant compte du reste qui résiste à être signifié. Il accompagne ceux et celles qui sont troublés par la rencontre de ce reste et leur offre les conditions pour le subjectiver. Mais surtout, l’intervenant en santé mentale ne recule pas devant l’impossible.
« Ne peut être un éducateur que celui qui peut sentir de l’intérieur la vie psychique infantile », écrivait Freud lorsqu’il présentait l’intérêt que pouvait avoir la pédagogie pour la psychanalyse 13 . Je terminerai en m’inspirant de cette formulation. Ne peut être un intervenant en santé mentale que celui qui peut sentir de l’intérieur sa division.
Septembre 2005
1 Lacan, Télévision , Seuil, 1974, p. 15.
3 Freud, « La morale sexuelle "civilisée" et la maladie nerveuse des temps modernes », in La vie sexuelle , Puf.
4 Sur cette question, voir, entre autres, Le principe d’humanité , de Jean-Claude Guillebaud, Seuil, 2001. Un point de vue non psychanalytique qui cerne bien l’enjeu de la question.
5 Voir sur le site de l’Agence de santé publique du Canada, « La santé mentale de la population canadienne : une analyse exhaustive », Thomas Stephens, Corinne Dulberg et Natacha Joubert, http://www.phac-aspc.gc.ca/publicat/cdic-mcc/20-3/c_f.html
6 J’emploie « individu » à défaut, pour l’instant, d’un meilleur mot. Étymologiquement, individu renvoie à « corps indivisible ». Qu’est-ce qui est indivisible chez l’humain ? La jouissance, la libido, qui l’habitent, soit la tension qui affecte son corps suite à la rencontre (venant de l’Autre) du signifiant – ce que Lacan appellera, à la fin de son enseignement, la « lalangue ». Le réel de l’indivisible de l’individu, c’est cette marque qui demeurera toujours vive créant une tension que ni la symbolisation, ni l’imaginarisation, ne parviennent à éliminer.
7 Individu tel que je l’ai défini dans la note précédente. Dans cette définition, la présence de l’Autre, réduite à sa plus simple expression ou, du moins, à sa forme la moins historique, est supposée nécessaire.
8 Lacan, parlant du Nom-du-Père : « On peut aussi bien s’en passer à condition de s’en servir ». Séminaire Le sinthome , séance du 13 avril 1976.
9 À ce sujet, lire l’intéressant ouvrage de Dany-Robert Dufour, On achève bien les hommes , Denoël, 2005.
10 Marcel Gauchet, « Essai de psychologie contemporaine I » (1998), in La démocratie contre elle-même , 2002, Gallimard, Col. Tel, p. 240.
11 Mais en même, apprenait-on dernièrement, la Protection de la jeunesse du Québec a pris en compte, l’an dernier, 25 000 signalements de maltraitance.
12 Marcel Gauchet, « L’enfant du désir », Le Débat , no 132, nov.-déc. 2004, Gallimard, p. 106.
13 Freud, L’intérêt de la psychanalyse (1913), trad. P.-L. Assoun, Retz, 1980, p. 57.
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