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L’éthique du Bien-dire

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Martin Pigeon

dimanche 23 mars 2003

Le parlêtre n’aspire qu’au bien, d’où il s’enfonce toujours dans le pire. (Lacan 1 )

Le Désir est l’essence de l’homme. (Spinoza 2 )

I - Préambule

L’éthique, de toujours, se réfère à la question du Bien et à ses conditions d’accès. Elle interroge les limites à l’intérieur desquelles peut être jugée bonne une action ainsi que la raison qui préside à ce jugement.

Mais qu’entend-t-on par Bien ?

La position de Kant demeure sans doute encore celle qui illustre le mieux le statut qui est accordé au Bien : Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse en même temps toujours valoir comme principe d’une législation universelle 3 . Est bien ce qui peut l’être pour tous.

L’universalité du Bien pose problème lorsque cet idéal ne parvient pas à être partagé de tous les membres de la société. L’histoire nous montre que ces derniers – à moins d’en être exclus, et les lieux d’exclusion ne manquent pas, comme l’a montré Foucault – sont forcés d’accepter le Bien, c’est-à-dire de renoncer à la réalisation de leur désir. Forcés par certains discours et ses effets : fascisme, capitalisme (société de consommation de biens), idéologies modernes (de gauche ou de droite), etc.

Actuellement, l’universalité du Bien relève du discours de la science. Le Bien est maintenant prouvé scientifiquement et ce, grâce au réel que la science arrive à cerner et à objectiver. Ce qui fait figure de Bien pour les gens de Hong Kong l’est donc aussi pour ceux de Chibougamau ! À l’heure de la globalisation, à l’heure où nous pouvons “ communiquer ” avec le monde entier tout en restant assis devant notre écran cathodique, s’amenuise la différence. Plus les moyens de communication se perfectionnnent, moins, dirait-on, la parole a de portée ! Plus la science se développe, moins il y a de prise de risque (sinon calculée, ainsi vend-on de l’assurance), moins il y a d’affrontement face à “ l’être-pour-la-mort ” (sinon par le biais d’une identification imaginaire, que ce soit à un Jacques Villeneuve, à un intellectuel engagé...) ; bref, plus les lieux potentiellement subjectivants diminuent. Ce que disait Lacan à propos du lieu d’appui de la science ne cesse de se démontrer : la forclusion de la subjectivité et de la vérité comme cause.

La psychanalyse rappelle que plus le particulier du désir du sujet est rejeté, plus celui-ci refait retour violemment dans le Réel : que ce soit le réel des guerres ethniques, le réel de la famine, le réel des maladies du corps, le réel de la désubjectivation frappant tant d’individus, pourtant souvent bien nantis en matière de Bien !

Sur quoi se fonde le particulier du désir humain ?

Sur ce qui résiste à l’universalisation. Pas-tout du Réel parvient à être objectivé. Ce qui y échappe ne peut être abordé que sous sa forme négative, que par le biais de son défaut : ce lieu, Freud l’avait situé comme au-delà du principe de plaisir, Lacan l’a nommé jouissance.

Il s’avère que dans le champ humain la jouissance soit interdite, qu’il y ait toujours quelque chose qui y fasse barrière. Toute approche de la jouissance, qu’elle soit réelle ou seulement imaginée, se solde par un accroissement de son interdiction : phénomène qui conduit Freud à parler de surmoi, de masochisme moral, de réaction thérapeutique négative, etc.

Le lieu de la jouissance concentre ainsi le paradoxe sur lequel la subjectivité s’appuie : renoncer à la jouissance pour y avoir accès autrement, par le biais du désir. La jouissance est en quelque sorte le Bien que l’on paie pour réaliser son désir 5 – renoncement et réalisation qui ne se font pas sans heurts pour le sujet.

Mais la rencontre de ce lieu inspire la trouille : l’“ horreur ” 6 du trou et de la béance du signifiant, lieu où peut advenir l’acte.

On parle ainsi d’angoisse de castration, au niveau du sujet. Mais au niveau collectif, n’est-ce pas sur ce lieu que bute le plus souvent le lien social, qu’apparaissent les effets imaginaires du groupe (jalousie, rivalité...), ou encore, qu’à défaut de réponse à la question que ce lieu pose, l’on fasse appel à des “ comités d’éthique ” ?

Wo Es war, soll Ich werden. Tel est l’impératif éthique freudien. Un par un, chaque sujet est appelé à répondre de lui-même à cette rencontre : un Je doit advenir à ce lieu pour le sujet.

Ce lieu “ horrifiant ” est à l’origine de la loi morale – telle est la thèse de Freud. Par le mythe qu’il construit dans Totem et tabou 7 et qu’il maintiendra jusqu’à la fin de sa vie, Freud situe la source de ce qui noue le lien social au lieu d’un crime : le meurtre du père primitif et tyrannique privant les fils de jouir des femmes. Après que les fils eurent tué le père, ce dernier fut élevé au rang d’Idéal (au rang de signifiant totémique), liant, par l’amour voué à cet Idéal et voilant par le fait même la haine qui y préexistait, la communauté des frères (avec, bien sûr, les effets imaginaires qu’une telle fraternité implique). Par conséquent :

- Un crime, perpétué sur le père, fonde la Loi.

- Le père mort impossibilise la jouissance (contraire-ment au père du mythe oedipien) et l’élève au rang d’interdit.

- Le lien social repose sur la nécessaire exclusion du père.

Le retour de ce qui a été rejeté par un certain discours promouvant une éthique s’appuyant sur le Bien (rejetant la prise en compte du désir et de la jouissance) a donné naissance, c’est l’hypothèse que soutient Lacan, à la psychanalyse. Ce dont témoigne l’expérience analytique, c’est qu’il n’y a pas de Bien : l’objet pouvant procurer ce Bien au sujet est foncièrement perdu. Ou encore : nul Bien sans Mal ; l’amour du prochain, figure du Bien par excellence, s’appuie sur le meurtre du père, figure de méchanceté. Bien et Mal, amour et haine, entretiennent un rapport continu (ambivalent, dit-on) comme l’est le recto et le verso d’une bande de Mœbius. D’où le recul de Freud devant le commandement Tu aimeras ton prochain comme toi-même , commandement qui implique donc une haine et une cruauté du prochain. 8 Ne pas reconnaître ce fait (lire la citation de la note précédente) produit des effets dans le Réel : alimenter le travail silencieux de la pulsion de mort, par exemple.

L’expérience psychanalytique propose une éthique du sujet qui repose sur une perte de jouissance et qui est centré par l’objet cause du désir ; ce qui, nous le verrons plus loin, relève d’une topologie.

II - L’éthique relève du discours

Toute éthique vise un ordre définissant une norme de conduite. Cette norme se réfère au savoir qu’implique le discours dans lequel elle s’inscrit.

Arrêtons-nous à deux discours dont l’un est l’envers de l’autre : le discours du maître et le discours analytique. 9

1) Déontologie ou la politique du Bien

Ce qui fait actuellement office de discours du maître (discours dominant), en occident du moins, s’approche de l’interpénétration de deux discours : scientifique et capitaliste. De ce nouveau discours du maître découle une position morale qui prend la figure de la déontologie (“ doctrine de ce qu’il convient de faire ”, selon l’étymologie).

La déontologie se présente sous diverses formes : que l’on pense aux multiples codes de déontologie et aux différentes réglementations qui en sont issues ; ou encore à tout ce qu’endosse l’expression politically correct . La déontologie relève d’une politique du Bien.

N’est-ce pas pourtant, également, au domaine du Bien que fait appel le psychanalyste lorsqu’il reçoit son analysant qui a mal et qui cherche à être bien ? Mais comme j’ai commencé à le souligner plus haut, la question du Bien est ambiguë. Ce que montre la clinique, par exemple, c’est que l’Homme ne veut pas le Bien. Le Bien qu’il ne veut pas est un Bien que le discours dominant ravale au rang de besoin (le marché de consommation en est peuplé). C’est un Bien qui se situe au niveau d’un principe de plaisir qui ignorerait qu’il y a un au-delà à ce principe : satisfaire le sujet en manque de Bien et ainsi réduire son “ stress ”.

On repère rapidement ce que la déontologie évacue : l’ordre du désir, c’est-à-dire ce qui échappe à la demande, à ce qui se transforme du besoin lorsqu’il s’introduit dans le langage. En réduisant le désir au besoin, le discours dominant, malgré les économies qu’il fait (il est beaucoup plus “ facile ” de gérer le collectif au niveau du besoin, ce qu’a bien compris la bureaucratie), ouvre toute grande la porte à la pulsion de mort, soit à ce qui fait retour dans le Réel de ne pas avoir été reconnu au niveau du particulier (singularité du sujet).

D’où provient ce statut du Bien et qu’est-ce qui, dans le discours dominant, loge le Bien au rang de besoin ?

Outre ce penchant à naturaliser le Bien, donc à rejeter les conséquences de l’ordre symbolique (réduire le langage à la communication, le corps à l’organisme, le symptôme à un déficit, etc.), c’est surtout du statut accordé à l’Autre qu’il s’agit. L’idée du Bien n’est possible qu’en tant qu’elle est imposée de l’extérieur, celui-ci prenant pour le sujet la consistance de l’Autre. C’est l’Autre qui veut le Bien du sujet, voire, tel un impératif surmoïque, l’exige. D’où le fait que le Bien soit facteur de politique et agent du pouvoir : “ disposer de ses biens, c’est avoir le droit d’en priver les autres. ” 10 Le Bien ne peut donc que faire barrière au désir. D’où la difficulté du groupe (famille, état, église, armée, école de psychanalyse...) : l’aliénation lui est inhérente, du moins lorsque le Bien est élevé au rang d’Idéal – ce que Freud soulignait à propos de la foule quand les individus la constituant mettent un seul et même objet à la place de leur idéal du moi.

Mais l’aliénation n’est pas le seul effet. La position morale relevant d’une politique du Bien occulte le manque, c’est-à-dire nie la castration. En répondant à la demande qui est supposée à l’Autre (celui qui veut le Bien), le sujet se voue à rechercher le Bien, soit à masquer le manque de l’Autre. Le sujet se dévoue avec autant d’énergie à un Idéal (celui de l’Autre) qu’il se dévoue à éviter l’angoisse liée au manque de l’Autre, et cela pour une raison simple : le manque de l’Autre le renvoie à son propre manque. Ainsi, peut-il disparaître sous l’anonymat (cf. les différents groupes anonymes : alcooliques anonymes, outre-mangeurs anonymes, etc.) au nom d’un Idéal (qui semble souvent, dans ces groupes, s’appuyer sur Dieu), afin d’occulter sa position subjective (reconnaître que le symptôme est une maladie, par exemple, et non la réponse subjective à une question qui lui échappe).

La déontologie, en faisant l’économie de l’angoisse liée au manque dans l’Autre, soude solidement un lien social. Mais cette position n’est pas sans prix à payer : culpabilité, issue de la non-reconnaissance de l’impossibilité de répondre à la demande de l’Autre ; inhibition face à l’acte ; désubjectivation, la dépression par exemple, etc.

Deux remarques.

Au niveau du champ thérapeutique, la déontologie peut se traduire par un vouloir-le-bien-du-patient. Compte tenu des effets d’une telle position et du leurre qu’elle laisse planer, ne conduit-elle pas à l’impuissance ceux et celles qui y œuvrent ? Je pense, entre autres, aux travailleurs du champ de la santé mentale qui sont mandatés à appliquer cette politique du Bien de l’Autre étatique et qui sont quotidiennement confrontés à ses effets dévastateurs. Ces effets ne le sont-ils pas doublement lorsque ces travailleurs ignorent ce sur quoi s’appuie cette politique : tant pour eux – que l’on pense à la fatigue que suscite leur impuissance (les dits “ burnouts ”), impuissance du fait de penser possible la politique du Bien – que pour les “ bénéficiaires ”, nomination qui rappelle la référence au Bien que l’Autre daigne bien leur disposer ?

La deuxième remarque concerne le champ analytique, plus spécialement la conception du transfert. Le transfert situe l’analyste au lieu de l’Autre. S’il a à soutenir cette place, que lui suppose son analysant, il n’a toutefois pas à répondre de ce lieu. Dans ce cas, en s’identifiant à cet Autre, il entre lui aussi dans la politique du Bien et ne se situe plus, par conséquent, au niveau du discours analytique.

2) Le discours analytique convie au Bien-dire

Il arrive qu’un sujet se sente dépasser par certains événements et qu’il se retrouve incapable de subjectiver la réalité, c’est-à-dire qu’il soit impuissant à se faire représenter par un signifiant auprès d’un autre signifiant. À ce moment, le plus souvent, il est figé, fixé : en proie à l’angoisse, à un symptôme ou à une somatisation, voire encore à un délire. Est alors atteint un point de non-clôture de l’ordre symbolique (d’incomplétude), lieu par lequel œuvre la pulsion de mort – mais aussi le désir.

Quelle réponse une psychanalyse peut-elle apporter face à cette pulsion de mort ?

Je répondrai abruptement pour l’instant : ni une symbolisation dernière venant donner sens à la position subjective du sujet (une analyse n’est pas une herméneutique), ni une réactualisation d’un trauma antérieur (une analyse n’est pas une catharsis). La pratique analytique (du moins la pratique lacanienne) ne vise ni le symbolique, ni l’imaginaire, mais le Réel : du lieu où ça lui échappe le sujet est conduit à mettre en acte sa subjectivité. La cure analytique, par le trajet discursif qu’elle fait faire, met en place les conditions favorables afin que se produise une mobilité subjective pour l’analysant et que puisse être posés des actes qui ne soient pas que des passages à l’acte ou des acting out.

L’analyse vise le Réel, mais elle l’aborde par le biais de la parole.

La psychanalyse est une expérience fondée et centrée sur la parole, mais cela n’est pas suffisant pour pointer la spécificité de sa pratique (la visée du Réel). Il faut y ajouter ce que son dispositif favorise : l’émergence d’un événement : le “ dire ”.

Toute parole n’est pas un dire, sans quoi toute parole serait un événement, ce qui n’est pas le cas, sans ça on ne parlerait pas de vaines paroles ! Un “ dire ” est de l’ordre de l’événement. C’est pas un événement survolant, c’est pas un moment du connaître. Pour tout dire, c’est pas de la philosophie. C’est quelque chose qui est dans le coup. Dans le coup de ce qui nous détermine en tant que c’est pas tout à fait ce qu’on croit. C’est pas toute sorte de condition, comme ça “ locale ”, de ceci, de cela, de ce après quoi on baille, c’est pas ça qui nous, êtres parlants, nous détermine. Et ceci tient précisément à ce pédicule de savoir, court, certes, mais toujours parfaitement noué, qui s’appelle notre inconscient, en tant que pour chacun de nous ce nœud a des supports bien particuliers.

(Lacan, Les non-dupes errent , 18/12/73)

Le mot a été lâché : “ nœud ”. Le dire noue. Il serre certains espaces clefs de la subjectivité.

Mais qu’est-ce qui distingue un dire d’une “ parole vaine ” ?

Un dire est une parole qui achoppe (temps d’une formation de l’inconscient), qui ne parvient pas elle-même à se signifier – la dimension du symbolique est ici trouée.

Un dire est une parole qui atteint le corps, une mise en acte de la pulsion – la dimension de l’Imaginaire est ici trouée.

Un dire est une parole qui cerne la jouissance et fait ex-sister le sujet – ici la dimension du Réel est trouée.

C’est parce que ces trois dimensions sont trouées qu’un nouage est possible (j’y reviendrai plus loin).

Bref, le dire comme événement est un acte de parole transformant le sujet. Celui-ci n’est plus le même à la suite d’un dire, d’un acte.

Plutôt que dire-le-Bien, qui serait la position du discours du maître, le discours analytique favorise le Bien-dire : autre façon de souligner, en s’appuyant sur le mathème du discours de l’analyste 11 , que le savoir est mis en position de vérité. De quelle vérité ? Non pas celle du Bien mais celle du désir ; vérité, donc, condamnée à ne pas pouvoir se dire toute.

L’appui sur le manque dans l’Autre afin que le sujet puisse répondre de lui-même à la question de sa position subjective relève de la dimension éthique de la psychanalyse. Celle-ci a pour figure discursive le “ Bien-dire ”. Cette expression de Lacan a connu un vif succès chez les lacaniens, même s’il ne s’y ait référée qu’à une seule occasion. Restituons le contexte dans lequel elle fut introduite.

Lacan rappelle tout d’abord que Freud, au temps de son principe de plaisir, réduisait la position éthique à une recherche du Bien, le Bien étant ce qui abaisse la tension ; ce qui était, finalement, une position éthique près de celle d’Aristote. Nous savons que Freud ne soutiendra pas longtemps cette conception. Les faits cliniques et sociaux (la guerre, entre autres) dé-mentent ce point du vue où il y aurait équilibre et adéquation entre le sujet et l’objet, entre le manque qui le frappe et le Bien qu’il peut trouver pour le combler. Qu’est-ce que Freud découvre avec son au-delà du principe de plaisir sinon que tout ne se symbolise pas, que le refoulement tient toujours certaines représentations à l’écart. 13 Autrement dit, en se faisant représenter par des signifiants, quelque chose se perd et échappe au sujet. Mais en même temps, c’est justement parce qu’il y a un “ reste ” qui lui échappe qu’il se fait représenter par un signifiant auprès d’un autre signifiant (paradoxe propre de la subjectivité). L’affect rappelle l’existence de ce “ reste ” hors-signifiant, affectant le corps. Il relève de la structure du langage en tant qu’il se loge au lieu de sa limite. Il est une réponse face à l’impossible-à-dire inhérent à la structure du langage, ce dont témoigne tant l’angoisse.

Que faire face à cet impossible-à-dire ?

Que signifie ce “ s’y retrouver dans la structure ” 15 (souligné par moi dans la citation) ?

L’offre du psychanalyste de s’y retrouver dans la structure s’effectue par une demande : tout dire.

Une analyse ne commence que lorsque le retour dans le réel de ce qui n’a pas été symbolisé interroge l’analysant, ouvrant ainsi une brèche qui alimente une mise au savoir (aussi minime soit-elle) et met en place le transfert : le savoir qui échappe au sujet (analysant) est situé au lieu de l’Autre (lieu que supporte l’analyste).

De cette ouverture, le dire est attendu au lieu d’achoppement du discours de l’analysant : là où ça m’échappe, là dois-je comme sujet advenir, c’est une question de Bien-dire. La tâche du psychanalyste est alors de soutenir et relancer ce Bien-dire en étant le moins possible agent de résistance au travail de son analysant. Et l’analyste est agent de résistance dès qu’il répond d’une position de maîtrise, de savoir ou du lieu de son symptôme 16 . Bref, dès qu’il quitte le discours analytique qui l’assigne d’occuper une position incarnant ce dont le discours rejette, ce dont le signifiant ne parvient pas à représenter pour l’analysant : l’objet a . Ainsi :

- le désir de l’analyste se réduit à son énonciation 17 , d’où l’importance de la scansion ;

- tout acte analytique implique la destitution du sujet supposé savoir : de sa position, tout en supportant la consistance que lui suppose son analysant, l’analyste répond, silencieusement le plus souvent, par son inconsistance.

En tenant le plus possible la place auquel son discours le convie, l’analyste offre les conditions favorables afin que le déploiement de la parole de son analysant – donc orienté par le Bien-dire – le conduise vers la mise en acte de sa subjectivité. Il ne s’agit plus que de repérer les signifiants auxquels le sujet s’identifie, mais aussi – et c’est ici que la dimension thérapeutique d’une analyse est reléguée au second plan derrière sa dimension éthique – d’interroger (subjectiver) le rapport qu’entretient le sujet avec ce qui n’est pas représenté par ces signifiants : l’objet a , objet cause du désir.

La question est maintenant de savoir comment une opération discursive comme celle de l’association libre produit, lorsqu’elle s’inscrit dans le cadre du discours analytique, une mobilisation subjective. Ou, pour reprendre la question mentionnée plus haut, comment elle permet au sujet de “ s’y retrouver dans la structure ” ?

III - Le Bien-dire relève d’une topologie

Pour la dernière partie de ce texte, je m’appuierai sur un développement topologique que j’ai abordé à la fin de notre séminaire de cette année sur la structure, et proposerai une hypothèse qui demandera à être mise à l’épreuve, ce sur quoi portera notre séminaire prochain.

J’ai déjà souligné que le dire noue. J’ajouterai maintenant que le Bien-dire noue de façon à ce que ce nœud tienne, c’est-à-dire, nous le verrons plus loin, fasse ex-sister la jouissance pour un sujet, ce qui, par conséquent, nécessite un évidement.

Ce lieu vide est présent à partir du moment où le sujet s’inscrit dans le lien social : dès qu’il est dans le discours. C’est ainsi que Freud rend compte de la naissance de la civilisation et de la loi morale : le mythe du père primitif.

Une question s’impose. La nécessité de l’exclusion du père ne doit-elle se situer qu’au niveau mythique, c’est-à-dire imaginaire – ce dont témoignent tant les phénomènes de groupe (sociaux, familiaux, etc.) ? Autrement dit, le lien social relève-t-il exclusivement de la névrose en tant que ce soit le rapport rival à un Idéal (substitut du signifiant totémique) qui le noue ? Il semble que ce soit la position de Freud : les rapports humains sont orientés par le complexe d’Œdipe.

C’est ici que Lacan articule quelque chose de neuf, en tentant de fonder un lien social nouveau qui ne s’appuierait pas sur un “ mythe individuel ” 20 . Le discours analytique est ce lien social nouveau. Lacan en a élaboré sa structure (cf. mathème), puis a interrogé la question de la position du sujet en rapport à certains espaces constitutifs de la subjectivité et en a proposé une écriture radicalement nouvelle – d’où son intérêt pour la topologie des nœuds.

Déplacer le niveau du lieu supportant cette nécessaire exclusion du père de l’imaginaire mythique au réel de la logique, tel est la visée de la cure.

L’opération de ce déplacement revient à “ s’y retrouver dans la structure ”, c’est-à-dire à lever le voile (moïque) qui la cache.

Revenons au père et à sa fonction, si centrale pour la constitution de la subjectivité. Le père est généralement abordé au niveau historique : c’est la figure qui fait tiers entre la mère et l’enfant, celui qui représente la loi de l’interdit de l’inceste, bref le père œdipien ; ce que Lacan, au début de son enseignement, désigne comme métaphore paternelle et fonction du Nom-du-Père. Il est ensuite conduit à le pluraliser : les Noms-du-Père, lui enlevant ainsi la consistance qui lui était assignée, ce que souligne son équivoque : “ les non-dupes errent ”. Cette pluralisation accentue la dimension logique de la fonction paternelle qui, comme tiers-terme, fait ex-sister – ex-sister écrit avec un trait d’union, rappelle la nécessité de l’exclusion pour qu’il y ait ex-sistence. (Le Nom-du-Père se réduit à un signifiant – voire à un signifiant quelconque – nommant un impossible à dire : pour l’enfant, d’être en position d’objet a du désir maternel. Le signifiant du Nom-du-Père, venant ainsi opérer une séparation, permet à l’enfant de se positionner comme sujet. Est signifiant du Nom-du-Père le signifiant qui sépare le sujet du corps de l’Autre.)

La chaîne borroméenne (ce que l’on appelle généralement un noeud borroméen) permet de situer autrement le tiers-terme nécessaire à l’ex-sistence. Un nœud borroméen est minimalement constitué ainsi : deux ronds de ficelle sont appuyés l’un sur l’autre sans être noués, l’ajout d’un troisième rond entrelaçant les deux autres noue les trois ronds (ici, le troisième est représenté par l’infinie de la droite ; un rond de ficelle correspond à la fermeture d’une droite infinie).

Lacan propose d’aborder la subjectivité humaine par le biais du noeud borroméen afin d’y cerner le Réel de l’ex-sistence du sujet. Lacan, ici, innove. Il ne s’agit plus d’un appareil psychique soutenu par un mythe, voire une métapsychologie, mais d’un “ nœud mental ” 21 . La subjectivité humaine est structuré comme un nœud borroméen, c’est-à-dire que l’écriture de ce nœud permet d’inscrire des éléments fondamentaux de la structure à certains lieux et selon certaines modalités.

On connaît généralement la caractéristique du nœud borréméen qui est que lorsqu’un rond est rompu, le nœud se dénoue complétement, peu importe le nombre de ronds. Mais il y en a une autre : l’homogénéité des ronds. Il n’y a pas un rond qui prédomine sur les autres, sinon localement, c’est-à-dire s’il est coupé. Chaque rond a la fonction de faire tenir les autres.

Un lien social s’appuyant sur une structure borroméenne en est un qui repose sur des rapports autres que hiérarchiques – raison pour laquelle la structure de l’École Lacanienne de Montréal se réfère à une topologie nodale. Cette écriture subvertit le lien social, c’est-à-dire son discours et donc l’éthique qui s’y réfère.

Lacan introduit ce “ nœud mental ” dans son séminaire R.S.I. Il est constitué d’une chaîne borroméenne et d’un triskel. J’aborderai maintenant ces deux figures topologiques, avec les espaces qui y apparaissent, pour ensuite, en me servant de cette écriture, interroger la question qui nous occupe ici : l’éthique du Bien-dire.

Une chaîne borroméenne

Lacan s’appuie sur la structure borroméenne afin de situer les trois “ dit-mensions ” à partir desquelles il avait inauguré son enseignement en 1953 : le Symbolique, l’Imaginaire et le Réel. 23 Ces trois dit-mensions peuvent être nouées en tant qu’elles sont trouées, c’est-à-dire marquées d’incomplétude.

- Le Symbolique troue la structure (cf. le refoulement originaire freudien). La nomination troue ; le signifiant est ce qui troue. Le signifiant se définit par sa différence auprès de tous les autres signifiants, mais aussi en tant qu’il est différent de lui-même, il ne peut s’auto-représenter. Une faille, donc, s’ouvre dès qu’il y a du signifiant 24 .

- Le Réel donne ex-sistence au trou. Le Réel est troué en tant qu’il est nommé. Hors-langage le Réel ne serait pas troué, sans le langage il n’y aurait pas d’appréhension de la mort.

La mise à plat de la chaîne borroméenne (acte d’écriture) fait apparaître quatre espaces de recouvrement : au centre, ce que les trois ronds de ficelle enserre, l’objet a , objet cause du désir qui ne cesse d’échapper au sujet, puis, trois champs d’ex-sistence : lieu de la jouissance, soit ce qui se perd pour le sujet de s’introduire dans le langage. Ces quatre espaces sont également troués :

- La jouissance phallique, J(j), que Lacan appelle aussi “ jouissance sémiotique ” 26 , ex-siste par l’imaginaire du corps, c’est-à-dire que la totalité du corps est exclue de cette jouissance. La jouissance phallique est le retour dans le réel du discours, du rapport sexuel que la médiation du langage rend impossible à imaginer totalement.

- La jouissance de l’Autre barré, J (), est une jouissance du corps que l’on peut imaginer mais qui ne peut pas se dire. Jouissance indicible, hors-discours, infinie et impossible : aucun signifiant ne peut arriver à cerner l’Autre. L’Autre comme lieu de l’altérité absolue et vide de toute substance est barré, troué, toujours inconsistant de structure.

- Le sens (“ j’ouis-sens ”) est le lieu par excellence qui supplée et masque l’objet manquant et échappant toujours à l’ordre signifiant. Le Réel, en tant qu’il est exclu du sens, le fait ex-sister. Par conséquent, si la cure analytique vise le Réel, elle doit donc évider le sens auquel fait appel le sujet afin de voiler le lieu du manque (castration).

- Finalement, l’objet a , objet central de la psychanalyse.

Le noeud borroméen permet à Lacan de désontologiser ce qui cause le désir : aucune substance supporte le désir sinon le nœud qui le serre. Ce qui est nécessaire au désir, c’est un vide, un vide bordé par les trois champs d’ex-sistence où l’objet a vient s’inscrire. L’obstruction de ce lieu vide (qui se manifeste par la névrose) empêche la réalisation du désir (qui n’équivaut pas à sa satisfaction). Pour “ agir en conformité avec son désir ” 27 , le sujet doit interroger les trois champs d’ex-sistence bordant le lieu de la cause de son désir.

Que signifie cette interrogation de la jouissance ?

Un triskel

Comment aborde-t-on ce “ nœud mental ” qu’est la subjectivité humaine ?

Lacan pose un triskel sur la mise à plat de la chaîne borroméenne. Ce triskel est constitué de trois axes orientés coinçant un vide : le même que celui de la chaîne borroméenne, l’objet a . Chaque axe est orienté, son lieu de départ correspond à l’ouverture d’une des dit-mensions de la chaîne borroméenne. Puis, chaque axe se ferme par une autre dit-mension (celle avec laquelle cet axe, qui est une dit-mension ouverte, n’est pas nouée, elle ne l’est que par l’ajout d’une troisième). Au lieu de fermeture de chaque axe, Lacan situe les trois termes de la triade freudienne : inhibition, symptôme et angoisse.

1 - symptôme ; 2 - angoisse ; 3 - inhibition

Lacan fait correspondre l’ouverture de ces trois dit-mensions (soit la manifestation du fait qu’elles soient trouées) par trois phénomènes qui sont liés au niveau de la structure subjective et qui ne peuvent pas être ignorés dans une cure :

- L’ inconscient comme ouverture du Symbolique. C’est par cette voie que Freud a abordé ce nœud mental : là où le Symbolique achoppe, bute, frappe un manque – soit le lieu des formations de l’inconscient.

- Le phallus comme ouverture du Réel. L’irruption du sexuel donne ex-sistence au parlêtre, en tant que le Réel est exclu, en tant que le phallus est élidé – ce en quoi il est toujours présent, tant chez l’homme que chez la femme, et ce en quoi le sens est toujours réductible au sexuel.

- La lavie 28 comme ouverture de l’Imaginaire. Elle représente ce qui du vivant s’ouvre à la subjectivité : trou du corps où s’inscrit le pulsionnel.

En tenant compte maintenant de l’orientation des axes du triskel et des lieux de la chaîne borroméenne qu’ils traversent, ce nœud mental donne à lire que :

- Le corps (Imaginaire) fait ex-sister le déploiement de la parole (Symbolique) qui mène le sujet vers les lieux de l’impossible (Réel) : ce que chiffre le symptôme. Le symptôme est une réponse subjective de l’inconscient.

- Le langage (Symbolique) fait ex-sister la jouissance (Réel) et donne corps à l’Imaginaire. L’étrangeté et l’embarras que constitue le phallus pour le sujet provoque l’angoisse, c’est-à-dire l’angoisse de castration (ce qu’illustre le Petit Hans).

- La jouissance fait ex-sister le corps du symbolique. Autrement dit, il y a de la lavie en tant que le corps est évidé de la jouissance du fait d’être affecté par le signifiant : en quoi l’organisme devient corps pulsionnel. L’inhibition étant ici un arrêt du corps devant le trou du symbolique, un défaut d’acte devant le potentiel créateur du signifiant.

Cette présentation topologique du “ nœud mental ” appelle certaines remarques.

La psychanalyse, mais aussi tous les autres lieux qui mettent de l’avant la parole, aborde le nœud de la subjectivité par l’ouverture du Symbolique. Cela ne veut pas dire que ce soit le seul moyen d’y entrer. Il n’y a pas lieu de penser qu’on ne puisse pas aborder la subjectivité par l’ouverture de l’Imaginaire (par exemple, par les techniques corporelles, la danse...), ou par l’ouverture du Réel (un traumatisme et la biochimie des médicaments, par exemple, peuvent avoir des effets sur la subjectivité). L’abord du nœud par l’ouverture de ces deux dernières dit-mensions pose toutefois une difficulté au niveau de l’articulation de leur expérience, c’est-à-dire du savoir (symbolique) que le sujet peut en élaborer.

Commentant la topologie de ce noeud, Hervé Coster 29 souligne l’importance de l’orientation : la lévogyrie de la chaîne borroméenne et la vectorialisation des axes du triskel. Il met en relief le trajet qui s’opère à partir de l’ouverture des dit-mensions par la mise en continuité de celles-ci au lieu de rupture. Ce trajet correspond au circuit d’un nœud de trèfle.

J’émets ici comme hypothèse que l’agent de la nodalisation (en trèfle) de ce trajet répond au Bien-dire qui noue, évoqué plus haut.

La subjectivation de ce parcours qu’illustre le nœud de trèfle, c’est-à-dire la mise au savoir de l’expérience de l’inconscient, fonde un amour nouveau. Nouveau en tant qu’il ne relève pas de l’imaginaire narcissique, c’est-à-dire de ce qui fait écran au vide nécessaire au désir, mais d’un évidement. L’autre sur lequel s’appuie l’amour n’est pas mon semblable, mais l’Autre au sens d’un lieu : l’inconscient. Autre dont la structure a été mis à nu par le Bien-dire : l’Autre barré ; l’Autre évidé de ce qui le laissait paraître consistant ; l’Autre qui ne peut répondre à la question que pose au sujet sa position subjective : Che vuoi ? 31 L’Autre ayant, ici, la même fonction que le Nom-du-père lorsque Lacan dit de ce dernier que l’on doit s’en servir pour s’en passer. Faire l’expérience du réel du manque dans l’Autre, pousse le sujet à répondre de lui-même : Wo es war, soll Ich werden . Cette expérience le conduit ainsi à inventer un savoir sur sa position subjective, un savoir y faire. Et l’un des effets de ce savoir, c’est l’amour : “ L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre ”, titre que Lacan donne à l’un de ses derniers séminaires.

Le nœud de trèfle borde les trois champs de la jouissance ; mais qu’en est-il de l’autre triade : l’inhibition, le symptôme et l’angoisse ? Celle-ci – à prendre au sérieux le “ nœud mental ” que propose Lacan, mais aussi la distinction que Freud opère entre ces trois termes – est à considérer comme des lieux irréductibles de la structure subjective. Ces lieux entretiennent un certain rapport avec l’autre triade : sens, jouissance phallique et la jouissance de l’Autre barré.

Nous pouvons remarquer que l’ouverture d’une dit-mension ouvre également un des trois champs de la jouissance ; que le trajet de cet axe traverse un autre champ ; et que le lieu de fermeture de cet axe, qui correspond à l’un des termes de la triade freudienne, borde le troisième champ de jouissance. Ainsi :

- Le symptôme, soit ce qui fait sens dans le réel, résulte de la traversée de l’inconscient dans le champ de J (), qui en est exclue. Le symptôme trouve à border le champ de la jouissance phallique (champ de la sexualité).

- Dans l’angoisse, soit ce qui procure une jouissance indicible au corps, le phallus traverse le champ du sens (celui-ci en est exclu, sinon il n’y aurait pas d’angoisse). L’angoisse borde ainsi J (), d’où le fait que l’angoisse étouffe et coupe la parole.

- L’inhibition vient pour sa part infinitiser (ouverture de J ()) le sens de ce que la Lavie traverse (et exclut) : la sexualité J(j).

Mais le nœud de trèfle ne nous permet pas de situer le rapport qu’entretiennent les trois champs d’ex-sistence (les jouissances) avec la triade freudienne. Certaines transformations topologiques peuvent y remédier. 32 Au niveau topologique, le bord du nœud de trèfle délimite une surface unilatère (recto et verso en continuité) qui correspond à une bande de Moebius triple demi-torsions. Les plis délimitent les champs d’ex-sistence.

Bien qu’il y ait un recto/verso localement (lorsque nous prenons entre nos doigts cette bande), ils sont toutefois, par la structure topologique de la bande moebienne, en continuité. L’inscription des termes de la triade freudienne sur la bande (l’encadrement indique qu’ils sont situés, localement, au verso d’un champ d’ex-sistence) illustre le rapport continu qu’un des termes de la triade a avec le champ d’ex-sistence qui le borde : par exemple, sens et inhibition en tant que le sens repousse l’acte.

Quel intérêt à inscrire ces deux triades sur cette bande moebienne ?

Si nous effectuons une coupure médiane sur cette bande – je fais correspondre cette coupure à l’opération d’évidement du Bien-dire – nous obtenons ceci :

Soit une bande bilatère (recto et verso ne sont plus en continuités) nouée en trèfle dont l’espace médian est moebien. Cet espace correspond au sujet divisé (). La coupure signifiante révèle la présence du sujet et vient modifier la structure sur laquelle étaient situées les deux triades. La coupure – ou l’apparition du sujet – sépare le recto et le verso de la bande (elle devient bilatère, bien que l’un et l’autre se prolongent étant donné qu’il n’y a qu’une seule bande).

Pourrait-on penser que le Bien-dire, comme opération discursive, institue une coupure séparant le champ de la jouissance de la triade freudienne, faisant ainsi apparaître le sujet dans sa mobilité ? La non-séparation de ces deux champs représentant la fixion du fantasme.

Autrement dit, sans faire disparaître l’inhibition, le symptôme et l’angoisse, le sens, la jouissance phallique et la jouissance de l’Autre barré – ces six lieux étant irréductibles au niveau de la structure – le sujet arrive, au moins ponctuellement, à : ne plus se servir de son symptôme pour mettre en acte sa sexualité, le symptôme demeurant la manifestation du style du sujet ; ne plus avoir recours au sens afin de repousser indéfiniment l’acte, l’inhibition demeurant le temps nécessaire à la mise en acte de la subjectivité ; et à ne plus jouir indiciblement de son angoisse, celle-ci demeurant le signal de la présence de “ quelque chose ” non symbolisé demandant à être subjectivé.

S’y retrouver dans la structure revient à lever le voile moïque cachant la position du sujet, et par conséquent à le rendre responsable de ce qui lui arrive.

Le sujet se trouve ainsi être mis en mouvement à l’intérieur de cet espace qu’a fait apparaître la coupure, sans toutefois l’entraîner dans l’errance.

Ne pourrions-nous pas parler d’une liberté subjective qui advient : mobilité du sujet à l’intérieur d’un espace créé par la mise en acte de sa subjectivité et qui est délimité par des lieux inscrivant l’impossible de sa position. Espace créé – que l’on peut sans doute lier à la sublimation – où s’élabore un savoir (non une connaissance) issu du déchiffrage de l’inconscient, soit, pour reprendre l’expression de Lacan, le lieu de “ bon heur ”, de rendez-vous avec l’objet cause du désir 33 .

Si l’inconscient est bien un savoir, c’est tout ce que j’ai voulu dire cette année à propos des non-dupes qui errent, ça veut dire que : qui n’est pas amoureux de son inconscient erre. (...) Pour la première fois dans l’histoire, il vous est possible, à vous d’errer, c’est-à-dire de refuser d’aimer votre inconscient, puisqu’enfin vous savez ce que c’est : un savoir emmerdant. Mais (...) c’est peut-être là que nous pouvons parier de retrouver le Réel un peu plus dans la suite, nous apercevoir que l’inconscient est peut-être sans doute dysharmonique, mais que peut-être il nous mène à un peu plus de ce Réel qu’à ce très peu de réalité qui est la nôtre, celle du fantasme, qu’il nous mène au-delà : au pur Réel. 34

1 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XXII, R.S.I. (non publié), leçon du 08/04/75.

2 “ Le Désir est l’essence de l’homme en tant qu’elle est conçue comme déterminée à faire quelque chose par une affection quelconque en elle. ”, Spinoza, Éthique , Défin. 1, p. III, Paris, GF, traduc. Charles Appuhn.

3 Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique (1788), 1re partie, Analytique,§ 7, Paris, Folio, 1985, p. 53.

4 Voir la fin de sa XXIe conférence, “ La décomposition de la personnalité psychique ”, in Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse , Paris, Gallimard.

5 Cf. Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse (1959-60), Paris, Seuil, 1986, p. 371.

6 En écho à ce que dit Lacan à propos de l’acte : “ Les psychanalystes ont horreur de leur acte ”.

7 Sigmund Freud, Totem et tabou (1912), Paris, Pbp, chapitre 4.

8 “ L’homme est, en effet, tenté de satisfaire son besoin aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lapus : qui aurait le courage, en face de tous les enseignements de la vie et de l’histoire, de s’inscrire en faux contre cet adage ? [...] Cette tendance à l’agression, que nous pouvons déceler en nous-mêmes et dont nous supposons à bon droit l’existence chez autrui, constitue le facteur principal de perturbation dans nos rapports avec notre prochain ; c’est elle qui impose à la civilisation tant d’efforts. ” (Freud, Malaise dans la civilisation (1929), Paris, PUF, 1989, p. 64-65.)

9 “ Il doit commencer à vous apparaître que l’envers de la psychanalyse, c’est cela même que j’avance cette année sous le titre du discours du maître. ” (Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse (1969-70), Paris, Seuil, 1991, p. 99.)

10 Id. , Jacques Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit ., p. 270 et 338.

11 Cf. Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse , op. cit .

12 Télévision , Paris, Seuil, 1974, p. 33.

13 Cf. Sigmund Freud, “ Le refoulement ” (1915), in Métapsychologie , Paris, Gallimard.

14 Jacques Lacan, Télévision , op. cit ., p. 39.

15 On retrouve plusieurs échos, chez Lacan, à cette expression de “ s’y retrouver dans la structure ”. Par exemple, qu’on se doit de démontrer la structure plutôt que de la connaître ou de la maîtriser : “ D’autre structure est le savoir qui, le réel, le cerne, autant que possible comme impossible. C’est ma formule qu’on sait. Ainsi le réel se distingue de la réalité. Ce, pas pour dire qu’il soit inconnaissable, mais qu’il n’y a pas question de s’y connaître mais de le démontrer. Voie exempte d’idéalisation aucune. ”, in “ Radiophonie ”, Scilicet , no 2/3, Paris, Seuil, 1970, p. 60.

16 Ces trois positions correspondent respectivement à la place d’agent des discours du maître, universitaire et hystérique, selon le mathème de leur discours tel que le propose Lacan.

17 Id . “ Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École ”, in Scilicet no 1, Paris, Seuil, 1968, p. 23.

18 Id . L’éthique de la psychanalyse , op. cit ., p. 347.

19 Il est donc nécessaire que ce père imaginaire soit opérant pour l’enfant. Phobies et cauchemars ne sont-ils pas un appel à ce père lorsque sa fonction défaille ?

20 Id. cf. “ Le mythe individuel du névrosé ” (1953), in Ornicar ? , no 17/18, Paris, Seuil, 1979.

21 Id. , R.S.I ., op. cit ., leçon du 11/02/75.

22 Jacques Lacan, R.S.I. , op. cit ., leçon du 11/03/75.

23 “ Le symbolique, l’imaginaire et le réel ”, conférence donnée par Lacan le 8 juillet 1953 peu avant son discours de Rome. Les trois dit-mensions sont à cette époque appelées “ les trois registres essentiels de la réalité humaine ”. Conférence publiée in Bulletin de l’Association Freudienne , no 1, novembre 1981.

24 La signifiance, soit l’articulation du signifiant, se déploie à travers un espace moebien. Un même signifiant se répétant (cf. huit-intérieur) ne se signifie pas lui-même. Il y a toujours un espace (moebien) entre, qui ne se recouvre pas ; espace bordant un trou : lieu de l’objet a .

[xxv] La consistance de l’Autre occulte l’objet a , ce qu’illustre la figure des tores enlacés, qui rendent compte de la dialectique de la demande et du désir entre le sujet et l’Autre, soit de la structure de la névrose. Lacan l’articule dans son séminaire L’identification , voir leçon du 30/05/62.

26 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XXI, Les non-dupes errent, (non publié), leçon du 11/06/74.

27 Cf. Jacques Lacan, la dernière leçon de L’éthique de la psychanalyse , op. cit .

28 Lavie, en un mot, est une expression qu’emploie Lacan à quelques reprises, surtout dans son séminaire Les non-dupes errent .

29 Hervé Coster, “ Les trois temps d’une structure moebienne ”, in Cahiers du lycée logique , Nouvelle série, no 2, Bruxelles, 1987.

30 Jacques Lacan, Les non-dupes errent , op. cit ., leçon du 13/11/73.

31 Id . “ Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien ”, in Écrits , Paris, Seuil, 1966, p. 814 : “ le désir de l’homme est le désir de l’Autre, (...) le de donne la détermination dite par les grammairiens subjective, à savoir que c’est en tant qu’Autre qu’il désire (ce qui donne la véritable portée de la passion humaine). C’est pourquoi la question de l’Autre qui revient au sujet de la place où il en attend un oracle, sous le libellé d’un : Che vuoi ? que veux-tu ? est celle qui conduit le mieux au chemin de son propre désir, – s’il se met, grâce au savoir-faire d’un partenaire du nom de psychanalyste, à la reprendre, fût-ce sans bien le savoir, dans le sens d’un : Que me veut-il ? ”

32 Cf. Hervé Coster, “ Les trois temps d’une structure moebienne ”, op. cit .

33 Jacques Lacan, Télévision , op. cit ., p. 40.

34 Id ., Les non-dupes errent , op. cit ., leçon du 11/06/74.

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