dimanche 02 octobre 2005
Cela fait maintenant plus de dix ans que je travaille dans un foyer d’hébergement de CAT. Dix années d’accompagnement, en tant qu’éducateur, auprès d’adultes en difficultés sociales et/ou psychiques. Parfois je me suis senti proche d’eux, parfois éloigné. Il faut écouter et essayer de comprendre, aider, soulager, tenir et soutenir, parfois « aimer », toujours parler, avec l’autonomie comme objectif. Drôle de métier. Comment se retrouve t-on un jour auprès d’autres humains que la société désigne comme handicapés mentaux ?
Ce dont je peux témoigner, à partir de mon expérience professionnelle et de mes recherches, c’est de la difficulté à travailler dans les institutions médico-sociales. Souvent, et c’est là un premier constat, la parole des éducateurs y est confisquée par ceux qui savent, par ceux qui en savent long sur le handicap, sur l’éducation et sur plein d’autres choses encore. Ces discours pseudo-savants ont un pouvoir redoutable où l’autre, dit handicapé, devient un simple objet dont il faut rectifier le comportement ou le mode de pensée. Pour tenir ces discours on trouve des experts patentés et légitimés par le corps social et d’autres, occasionnels, des qualiticiens en tous genres (si l’amélioration de la qualité du travail d’accompagnement éducatif est à promouvoir, la démarche-qualité est à ranger parmi les nouvelles « technologies du pouvoir » pour reprendre la terminologie foucaldienne), et puis dans la plupart des équipes pluridisciplinaires au moins un psychiatre et son apôtre, le psychologue. Il suffirait alors d’écouter attentivement, ce que d’autres ont à dire sur les pratiques que nous leur rapportons, pour en apprendre sur soi et sur la personne dite handicapée, ne plus douter parce que viennent se joindre aux savoirs savants des recettes ou des modes d’emploi quand ce ne sont pas des mots d’ordre.
Et bien voilà :
je pense que le savoir savant supposé révéler la vérité, dont se targuent certains professionnels, devient un instrument de pouvoir et de domination qui vise à la transformation du sujet en objet en même temps qu’on lui assigne, de manière toute « naturelle », une place dans le social . Cette opération doit être dénoncée. L’enjeu n’est pas seulement d’ordre épistémologique. Il est aussi d’ordre politique et éthique.
Il convient d’avancer maintenant ce qui me paraît important dans le travail d’accompagnement éducatif : la mise en place d’un espace clinique. Cet espace devrait permettre de favoriser la construction de savoirs d’expérience tout en favorisant l’émergence d’un contre-pouvoir devant les tentatives répétées de réification du sujet . Je tenterai de montrer l’intérêt et la pertinence d’un tel espace en prenant pour angle d’attaque la construction et la transmission des savoirs.
Savoirs et construction des savoirs
On entend souvent dire qu’avoir de l’expérience professionnelle, de « la bouteille » est un plus et que ceux qui en ont (de la bouteille) devraient apprendre le métier aux autres. Il est permis de douter du bien-fondé d’une telle démarche si l’on ne vient pas y ajouter l’exigence d’une réflexion sur la question des savoirs, de leur construction et de leur transmission. En effet les savoirs d’expérience ne sont pas donnés avec les années de travail, comme une prime en fin de mois. Ils se construisent à partir des situations éducatives. On y parvient par une sorte de « bricolage » dont Claude Lévi-Strauss a montré la cohérence, bricolage qui n’exclut évidemment pas la rigueur et qui suscite la créativité. Ces constructions, partielles, fragmentaires, sont toujours susceptibles d’être remises en cause. Certes il existe, dans le domaine corporel, des gestes, des ajustements en fonction des situations de la vie sociale et culturelle qui nous permettent de gagner du temps, d’économiser de l’énergie. Ce sens pratique est largement incorporé. Il traduit ce qu’il en est des rapports de force et de domination à l’œuvre dans une société donnée, à un moment donné. S’agit-il de savoirs ? Les corps participent de « l’ordre du monde » à l’insu des « acteurs » :
« La domination produit et s’alimente à une soumission immédiate et pré réflexive des corps socialisés. Le monde social, tel est son coup de force initial et fondateur, imprime dans le corps un programme qui fonctionnera comme une « nature » avec « la violence impérieuse et (apparemment) aveugle de la pulsion ou du phantasme (sic) socialement construits ». Le principe de la domination est donc que le nomos (la loi) « arbitraire » fonctionne comme une « nature » par « somatisation des rapports sociaux de domination », ce qui se manifeste dans l’habitus, conduite incorporée et naturalisée » (Colas, 2002, 144).
Un savoir d’expérience nécessite donc une action sur un « terrain », dans un « champ », dans des relations humaines où l’inconscient trouve un terrain de jeu à sa démesure. Cette action on y est impliqué, corps et âme, pourrait-on dire. Vient s’opérer dans un temps second un retour sur l’action. Viennent s’agglutiner des pensées parfois bizarres, des souvenirs que l’on croyait enfouis pour toujours, des affects dont on se passerait bien. Enfin ça nous travaille. C’est donc après-coup que l’on revient sur l’action et que l’on tente de comprendre ce qui s’y est passé. Un élément tiers semble indispensable pour réaliser ce travail dans un cadre prévu à cet effet. On obtient alors non pas des certitudes mais des pistes pour une compréhension renouvelée, à partir d’associations inédites qui provoquent des ouvertures de sens, ce qui permet de ne pas s’enfermer dans la répétition. La pratique devient expérience et le savoir qui s’en dégage, par sa mise en mots, est valable pour la situation particulière dans laquelle l’éducateur était pris.
Parfois la construction des savoirs d’expérience peut prendre l’allure d’une démarche scientifique. Tentons la formulation des savoirs d’expérience de type scientifique.
Un savoir d’expérience pourrait être défini comme une idée, exacte pour celui qui se l’est forgée, d’une relation, d’une situation et de son fonctionnement, d’un problème, etc. Mais l’exactitude peut n’apparaître qu’à celui qui possède cette idée. Pour un autre elle peut être fausse, inexacte, incomplète, sans intérêt. Ce savoir acquis par un éducateur peut désormais servir à prendre des décisions, à effectuer des choix, à modifier l’existant ou le conforter. Ils deviendront des objets de la pensée et de l’action des éducateurs. Ce savoir a une valeur limitée, personnelle, locale ou institutionnelle s’il est partagé. Sa construction passe inévitablement par la confrontation avec d’autres personnes porteuses d’autres savoirs issus de leur propre expérience. La scientificité de ces savoirs provient de leur formulation et reformulation, de l’universalité qui leur attribuée. La validation viendra estampiller ces savoirs en tant que savoirs scientifiques. Viendra ensuite la phase de diffusion et d’institutionnalisation de ces formulations. Ils ne doivent pas s’effacer mais s’accumuler pour se conforter, s’opposer, le cas échéant être remplacés par d’autres plus utiles ou… plus conformes aux idéologies d’une époque, aux enjeux économiques et politiques. Quand ils auront été identifiés et articulés avec d’autres du même type, ils pourront être transposés dans d’autres situations, pour lesquelles il faudra établir les similarités et les différences avec les situations initiales qui auront servi à la construction. Ce processus peut connaître des points d’arrêt, des retours en arrière et même ne jamais aboutir à la phase finale, celle de la validation et de l’institutionnalisation. Seront considérés comme valables les savoirs qui parviendront au bout du processus et qui pourront survivre à la confrontation. Par le biais d’échanges, de colloques, de publications ils donneront lieu à des discussions entre professionnels et notamment avec ceux qui auront, eux aussi, construit à partir de leurs expériences des savoirs. Nous le comprenons c’est la validité des savoirs qui est en cause et au travers de cette préoccupation la recherche d’une vérité transcendante. Et bien entendu de cette vérité enfin révélée peuvent émerger des techniques pour redresser, des méthodes pour corriger les aberrations et les anomalies. La construction d’un humain correspondant à certaines attentes est alors en marche.
Il y a pourtant une difficulté de taille : les situations éducatives ne sont jamais rigoureusement identiques. Les choses ne sont jamais égales par ailleurs dans les situations qui mettent en scène la complexité humaine. Et si pour reprendre les mots de Garaté-Martinez les hommes et les femmes dont s’occupent les travailleurs sociaux ont subi quelque préjudice au carrefour des amours ratées alors les choses se compliquent sacrément. C’est donc parce qu’il s’agit souvent d’amour, de vie, de mort, de sexualité, que toute extrapolation, transposition ou comparaison devient problématique. D’autre part une certaine naïveté donne de la crédibilité au schéma fins/moyens qui ne cesse pourtant de montrer ses apories.
L’autre est ce qu’il est parce que nous sommes ce que nous sommes. Nous sommes ce que nous sommes parce qu’il est ce qu’il est. Sommes-nous ce que nous croyons être ? L’autre est-il ce qu’il croit être ? Est-il ce que nous croyons qu’il est ? Il faut dire, et c’est important, que ce savoir d’expérience ne jaillit pas spontanément d’un vécu dit professionnel dans lequel on reste bien souvent empêtré. Pour se hisser au rang de savoir et ne plus être une simple opinion, une impression, il faut des conditions : la mise en mots de ce vécu et le partage avec d’autres. Si ne vouloir croire que ce que l’on voit peut être trompeur, ne voir que ce que l’on croit pourrait être un autre écueil qui ne le serait pas moins. Les situations éducatives où nous sommes impliqués et où nous sommes en difficultés doivent constituer l’objet du travail de construction des savoirs. Mais il ne faut pas négliger pour autant celles où tout se déroule merveilleusement bien… Dans ce processus la qualité de l’observation, de la description et de la restitution sont fondamentales. Un travail sérieux autour de l’observation participante empruntée aux anthropologues pourrait s’avérer très précieux. La parole et l’écriture, nous y reviendrons, pourraient être ce par quoi quelque chose advient. C’est bien d’un espace clinique dont il faut se doter dans les institutions médico-sociales si l’on éviter que l’institution ne soit habitée par la jouissance. La démarche clinique a été l’objet d’une construction avec, pêle-mêle, Michel Foucault (1972), Revault d’Allonnes (1989), Enriquez (1993), Ardoino (1989),… L’implication subjective y est questionnée et l’intelligence qui se déploie est un trésor que l’on ne peut estimer (ni quantifier). Une logique de production de savoirs est à l’œuvre dans ces temps de travail et d’élaboration. Et c’est bien de qualité dont il est question ici qui est inséparable de l’éthique, celle dont le sujet de l’inconscient est au cœur.
Dans le champ de la médecine l’épistémologie anarchiste de Paul Feyerabend tend à montrer l’opposition entre deux approches possibles :
« En médecine, nous en sommes toujours au conflit entre les théoriciens du corps qui traitent la maladie à partir d’un point de vue « objectif » unique, et les cliniciens qui affirment qu’une connaissance de la maladie présuppose des interactions personnelles avec le patient et la culture du patient » (Feyerabend, 1989, 141).
La recherche scientifique en matière d’éducation consiste à découvrir des lois, des régularités, des relations. Nous ne tenons pas à discréditer les savoirs scientifiques constitués. Ils ont une certaine utilité à partir du moment où ils constituent une base de questionnement à partir des situations cliniques. Les théories scientifiques ou non ne sont jamais que des fictions, nécessaires sans doute, mais des fictions tout de même. La représentation du réel n’est pas le réel.
L’objectif, au travers de la mise en mots des pratiques éducatives, ne vise pas l’exhaustivité ou la complétude. Ce serait peine perdue. Le vécu professionnel est d’une telle opacité qu’il est impossible d’en rendre totalement compte. Une certaine vigilance épistémologique est de mise à l’égard des certitudes, des vérités les mieux établies et des évidences partagées. L’intérêt serait plutôt de penser le travail d’accompagnement éducatif en faisant valoir, avec ou dans cette pensée en construction, un style et une éthique, celle qui met en jeu le désir en tant qu’il est assujetti à la loi. L’écriture doit trouver sa place dans cette aventure qui n’a d’intérêt que si elle décoiffe. Si certaines économies sont souhaitables, et même nécessaires, peut-on faire celle de l’inconscient et du désir ? Ce n’est pas d’une vérité transcendante dont nous sommes en quête mais plutôt « d’effets de vérité » que la mise en mots, par la parole et l’écriture, devrait contribuer à faire émerger.
Bibliographie :
Colas, D. (1994). Sociologie politique, Paris : Presses Universitaires de France.
Feyerabend, P. (1989). Adieu la raison, Paris : Editions du Seuil.
Foucault, M. (1972). Naissance de la clinique. Paris : Presses Universitaires de France.
Enriquez, E. Houle, G. Rhéaume, J. Sévigny R. (1993) L’analyse clinique dans les sciences humaines. Montréal : Albert Saint-Martin.
Revault d’Allonnes, C. (1989). La démarche clinique en sciences humaines. Paris : Dunod.
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