lundi 02 août 2010
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13 ans déjà. L'eau a coulé sous les ponts depuis la première édition en 1997 de cet ouvrage, où je tentais de mettre en mots, à ma façon, selon mon style propre, cet « acte éducatif » si difficile à capter. En effet l'acte éducatif ne se voit pas. On ne peut pas l’enregistrer, le filmer. Ça n’imprime pas ! Il ne saurait faire l’objet, comme le croient naïvement les managers de l’action sociale, d’un pointage dans les items d’une grille d’évaluation. L’acte éducatif ne se résume pas à la somme des actions entreprises au quotidien. Ce n’est pas l’agir, ni l’activité, ni encore moins l’activisme. On peut juste l’évoquer dans les rets de l’écriture. Ce qui fait des éducateurs des professionnels dans l'ombre, des travailleurs dans les soutes du lien social, des gueules noires des politiques sociales. On les attend au tournant, les éducateurs. Ils sont pris en tenailles entre commande sociale et demandes des usagers. Les impératifs de la commande sociale d’un côté, ce qui se dit: « réduire les inégalités », mais signifie au fond: ne pas faire de vague. Que les pauvres, les démunis, les handicapés, les cabossé de la vie restent à leur place et se satisfassent de miettes (AAH, RSA , allocations diverses et (a)variées…). Et de l’autre les demandes des sujets, tous différents, tous singuliers, qui essaient dans un moment de l'histoire d'une totale intolérance, de survivre et de vivre. Entre commande sociale et demande de ceux que l'on nomme usagers (bien usagés !), comme entre l'écorce et l'arbre, si j'en crois l'adage, il ne fait pas bon mettre les doigts. Or l'acte en travail social se produit dans cette tension, d'une position que l'on peut sans peine désigner comme « éthique ». Une éthique du sujet et un éthique de la responsabilité. Une éthique de conviction et une éthique de la morale sociale, celle qui exige de prendre parti, pour et contre. Pour une société plus juste, plus humaine; contre la machine infernale du capitalisme, machine à briser les collectifs et à détruire la subjectivité. Pour la dignité humaine et contre la transformation de tout ce qu'il y a sur terre en marchandise, l'humain y compris. Ethique qui trouve son prolongement dans la ruse, cette fameuse métis des grecs, que célèbrent Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant dans un ouvrage devenu classique 2 , ruse de l’intelligence commune à tous les métiers de la relation humaine. La ruse n’est pas la tromperie, mais le savoir-faire de l’artisan pour épouser les contours du mouvement et saisir aux cheveux la bonne occase, le kairos . L’acte éducatif ne se conçoit qu’à travers cette ruse. Il nous arrive par surprise. Dans un moment de l’histoire des hommes ravagée par la prétention d’une maîtrise absolue sur la nature, y compris l’humaine, les éducateurs pour produire des actes doivent apprendre à nager en eaux troubles. Ils doivent apprendre à savoir ne pas savoir pour laisser toutes ses chances à la rencontre de l’autre, qu’on l’épingle handicapé, toxicomane, psychotique, etc.
En 13 ans le paysage social s'est dégradé. C'est la crise, dit-on. Il y a comme un malaise dans le capitalisme. 3 Or si j'en crois mon grec, la crise, c'est un passage difficile où il s'agit justement de faire des choix de société, des choix rusés. Crisis , le substantif, crinein , le verbe signifient : « tamis » et « passer au crible », pour vanner le bon grain de l'ivraie, en quelque sorte. Il me souvient d'avoir nommé ainsi (Crisis), il y a plusieurs années, une association qui avait pour but de mettre en œuvre une institution, « Transition », à Toulouse, pour l'accueil de jeunes en grande difficulté d'insertion. J'ai assuré la présidence pendant quelques années, avant de redevenir éducateur de base en internat dans ce lieu d'accueil, transformé depuis en MECS.
Au fil de ces 13 années j'ai démissionné de l'IRTS où j'enseignais pour créer un centre de formation à l'empan de l'humain. Toujours dans les souvenirs: « Empan » c'est moi qui ai proposé de nommer ainsi la revue de l'ARSEA de Toulouse. Je faisais partie de l'équipe de création aux côtés de Rémi Puyuelo, Maurice Capul et quelques autres. Empan 4 , disais-je, pour prendre la mesure de l'humain. L'expression a fait son chemin. Mais revenons à la formation. Les centres de formation multifilières se sont convertis en usines à gaz où se perd, dans des accumulations de savoirs à l'infini, des savoirs en miettes, jamais approfondis, où se perd justement la capacité de produire des actes, actes de formation transférables sur le terrain. La clinique et son enseignement qui sont le cœur vivant de la pratique éducative foutent le camp. Les dernières moutures de formatage, annonçant le « DC des professions sociales » 5 découpant la formation en référentiels eux-mêmes calqués sur un éclatement des taches professionnelles, visent la fabrication d'un corps de métier à la botte d'un pouvoir, qui en guise de politiques sociales, veut des exécutants, pas des acteurs. Il s'agit de mettre en œuvre dans tous les domaines, celui de l'éducation, comme de la santé, une idéologie féroce qui trouve son application dans une novlangue aseptisée : gouvernance, démarche-qualité, bonne pratique, bientraitance etc. Voilà pourquoi je suis entré en résistance 6 en créant L'Institut européen travail social et psychanalyse (Psychasoc) 7 . Avec une trentaine de collègues intervenant en formation, nous travaillons d’arrache-pied pour ouvrir un espace où une lecture du travail social sous l’éclairage de la psychanalyse s’avère possible. Si Lacan disait que la psychanalyse est le poumon artificiel de la société industrielle, nous pouvons dire que Psychasoc se présente, comme l’avancent souvent les stagiaires, comme un lieu où l’on respire, où l’on retrouve son souffle.
Mais une lecture et un éclairage, fussent-ils issus de la psychanalyse, ne suffisent pas, il y faut des actes. Le travail éducatif se transmet en acte à travers la posture des formateurs. Plus de 3000 stagiaires, près de 200 interventions en établissements, de nombreuses participations à des colloques, journées de réflexion, des articles, des ouvrages... Autant dire que nous n’avons pas chômé! Contre vents et marées. Contre les esprits chagrins, les managers, les gestionnaires qui empoisonnent à petit feu les pratiques sociales. Nous avons en 13 ans développé un savoir-faire artisanal rusé dans la transmission, au plus près des préoccupations des travailleurs sociaux, en tout cas ceux pour qui la question du sens de l’acte est à remettre sans cesse sur le métier, ceux qui résistent à la marchandisation du social. 8 Car l’acte précède le savoir et le fonde, nous enseigne Jacques Lacan. Il s’agit donc, dans l’après-coup, d’en prendre acte, de lui donner forme, ce qui constitue à proprement parler l’essence même des processus de formation. Tous les formateurs à Psychasoc ont gardé vif le souci du sujet, d’un travail social au cas par cas, tout en intégrant une analyse fine des conditions sociohistoriques dans lesquelles ils opérent, celle d’un civilisation capitaliste à bout de souffle, minée par le “Divin marché” (Dany-Robert Dufour) 9 , pétrifiée par des idéologies sécuritaires, épuisée par des contrôles et évaluations tatillons à n’en plus finir... Bref ravagée par “La haine de la démocratie” (Jacques Rancière) 10 . 13 ans d’efforts, de résistance, de combat: ça valait le coup !
Acte de résistance, donc. Mais la résistance a mauvaise presse. Que ce soit chez les psy : résistance inconsciente du patient ou de l’analyste. Ou chez les managers à propos des équipes des travailleurs sociaux : résistance au changement. Il est vrai qu’à résister « contre », et parfois tout contre, on s’y épuise en vaines plaintes et revendications. Mais il existe une autre face de la résistance, une face
« pour », que l’engagement de nos aînés nous laisse en legs : il n’y a pas si longtemps la Résistance et ses réseaux firent pièce à l’oppresseur. La résistance, pour ne pas sombrer dans l’opposition stérile, ne nécessite-elle pas un pas de côté ? D’abord prendre un peu de recul pour analyser la situation. Ce qui se met en scène dans le travail social n’est-il pas intimement lié au système néolibéral ? Il s’agit alors d’en produire l’analyse, les constats ne suffisent pas. Seule l’évaluation de la situation et des forces en présence permet d’envisager un combat de tous les instants. Résister au laminage de la langue de bois qui pétrifie les paroles et les écrits des éducateurs ; résister au management industriel débridé qui écrase les dispositifs institutionnels; résister aux procédures de formatage, démarche-qualité, référentiels, domaines de compétence et autres avatars du psycho-socio-bio pouvoir qui tel un rouleau-compresseur écrase sur son passage les capacités d’invention des acteurs sociaux comme des usagers etc autant d’expressions de la résistance qui se déploient dans le travail social dans ces trois dimensions ouvertes dès le départ de l'aventure de Psychasoc, sous l’éclairage de la psychanalyse : clinique, institutionnelle, politique.
Ne s’agit-il pas pour les professionnels de « l'éducation spéciale », comme le médecin Itard nomma à l’origine cette profession, de s’exprimer pour que ce métier de l’ombre, ce métier de « trouvailleur soucieux» de l'humain, prenne toute sa place ? Cette « fraternité discrète » auprès des plus démunis de nos contemporains n’a-t-elle pas force de résistance face à « la plus formidable galère sociale » (J. Lacan) 11 ? Les éducateurs réclament à corps et à cris une reconnaissance publique de leur travail. Le plus simple n’est-il pas de prendre le risque de donner à lire, à voir, de faire savoir ce qu’il en est de ces métiers de l’intervention sociale, véritables « môles de résistance » en acte (M. Chauvière) ? Alors que tout dans notre société néolibérale tend à réduire la valeur à la seule valeur marchande, les éducateurs, ainsi que tous les métiers du travail social, ne sont-ils pas aux avant-postes d’un combat pour l’humain ? Les décideurs, financeurs, responsables politiques veulent savoir légitimement ce que font les travailleurs sociaux, quel usage ils font des deniers publics. Dans cet ouvrage, dont je sais dans les retours nombreux que je reçois, notamment d'éducateurs en formation, qu'il a ouvert des voies nouvelles, j'ai donné ma position, en acte… de résistance. J'espère que d'autres prendront la suite. Je ne crois pas apporter des réponses. Comme Marcel Proust le dit de l'écrivain, dont on attend qu'il nous donne des réponses, je ne peux donner dans le meilleur des cas que des désirs! 12
L'acte éducatif ne se soutient que d'une chaîne solidaire entre des cercles concentriques, véritables poupées russes du social : PIC, politique, institutionnel, clinique. « C’est un pic, c’est un roc, c’est un cap… » C'est d'abord un acte politique, qui ne peut se poser aujourd'hui qu'en s'opposant à des politiques sociales réactionnaires. C'est ensuite un acte institutionnel. D'où ma critique des institutions sociales et médico-sociales actuelles, devenues les mandataires des appels d'offre de l'Etat et des collectivités locales et les gestionnaires de la misère humaine, là où les responsables politiques s'en déchargent. C’est enfin, au cœur de la pratique éducative, un acte clinique fondé sur une rencontre humaine et un compagnonnage.
D'où aussi mon souci de créer des espaces où la transmission des valeurs humaines, républicaines et démocratiques se met en acte. Psychasoc, à ma petite mesure, relève de cette tentative. Mais aussi Psychanalyse sans frontière 13 , lieu de réflexion et d'invention, hors du cadre des institutions psychanalytiques prises dans des luttes de pouvoir imaginaires, engluées dans des querelles de clochers. L'organisation de trois congrès sur « Travail social et psychanalyse » à Montpellier est venue ponctuer cette tentative.
Pour que des actes se produisent, il y faut des lieux, des idées, des collectifs qui les soutiennent et des livres, tel celui-ci auquel les éditions ères donne une nouvelle vie dans une collection de poche. L'acte que ce soit au niveau politique, institutionnel ou clinique se profile toujours comme acte de résistance. Un acte ça dérange, forcément. « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égard ni patience », écrivait René Char.
Joseph ROUZEL, Montpellier, le 20 avril 2010
1 Cette réédition sera disponible en librairie courant août.
2 Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant, Les ruse de l’intelligence : la métis des Grecs , Champs Flammarion, 2009.
3 Marie-Jean Sauret, Malaise dans le capitalisme , PUM, 2009
4 Revue éditée aujourd’hui par les éditions ères.
5 Pierre Eyguésier, « Le DC des professions sociales », in Joseph Rouzel, Travail social et psychanalyse , 2 eme congrès, Champ Social, 2008.
6 Joseph et Fanny Rouzel, Le travail social est un acte de résistance , Dunod, 2009.
7 http://www.psychasoc.com
8 Voir le dernier ouvrage de Michel Chauvière, Trop de gestion tue le social : essai sur une discrète chalandisation , Découverte, 2007.
9 Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché: la révolution culturelle libérale , Denoël, 2007.
10 Jacques Rancière, La haine de la démocratie , La Fabrique, 2005.
11 Jacques Lacan, « L’agressivité en psychanalyse », Ecrits , Seuil, 1966.
12 Marcel Proust, Contre Sainte Beuve , Folio Gallimard, 1987.
13 Voir Psychanalyse sans frontière, ouvrage collectif publié en numérique par les Editions du Champ social, 2010.
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