dimanche 02 novembre 2008
LA PAROLE ET SES VIOLONS
Cause toujours tu m’intéresses…
Montaigne s’inspirant de Platon qui parlait du Rhapsode dans l’Ion, nous rapporte cet adage plein de bon sens : « Nous sommes tous les interprètes d’une interprétation » L’italien, dans sa langue aux consonances parfois bien surprenantes, nous dit : « Traduttore, traditore ». Ce qui laisse entendre littéralement, que traduire, c’est trahir.
Admettons d’emblée, comme une pétition de principe en quelque sorte : qu’ exposer un thème sous un quelconque intitulé, surtout lorsqu’il s’inscrit sous une telle ambitieuse formulation, que conséquemment, cette audacieuse prétention s’expose beaucoup à la controverse de propos plus ou moins ambigus, a fortiori concernant l’exégèse de textes sacrés qui constitue de nos jours encore, le champ privilégié de l’herméneutique depuis son fondement originaire.
Aussi, statuons sur le préalable de cet incipit , pour aborder plus particulièrement à présent l’ herméneutique en question :
Pour cela, balisons de quelques repères bien référencés, cette piste de réflexions portant sur l ’Essence de la Compréhension .
La Koinè relativiste de notre temps
Car c’est bien là l’un des sens possibles du terme d’herméneutique, que de désigner un espace intellectuel et culturel, où il n’y a pas de vérité parce que tout est affaire d’interprétations. Cette universalité du règne interprétatif a trouvé sa première expérience dans le mot foudroyant de Nietzsche : « Il n’y a pas de faits, mais seulement des interprétations ». C’est de cette herméneutique relativiste que Gianni Vattimo a pu dire qu’elle était la Koinè, la langue commune de notre temps.
La vérité n’étant, ajoute méchamment Nietzsche, que cette espèce d’erreur sans laquelle une espèce d’êtres bien déterminés ne pourrait pas vivre. « Ce que l’on tient pour la vérité n’est qu’une perspective parmi d’autres, secrètement dictée par une volonté de puissance qui cherche à s’imposer ».
Dégageons la philosophie d’une appréciation tout en nuances consécutives à ce concept intrigant du discours.
1°/- Envisageons tout d’abord le suspens d’un bémol, cette restriction d’un demi-ton que nous donne l’aperçu du langage dans son réalisme postmoderne.
C’est ainsi que cette appréciation « postmoderne » donne au langage un caractère purement « nominaliste » et instrumental. « J’entends par nominalisme l’idée selon laquelle toutes les essences sont nominales et toutes les nécessités de dicto au plan de la prédiction et de l’explication sont propres au discours. » Et qu’ainsi le succès du vocabulaire corpusculaire quel qu’il soit, n’a aucune incidence sur son statut ontologique - celui de l’objet en question - et que l’idée même d’un « statut ontologique » préfacée par la fiction symbolique de la métaphore verbale et l’artifice de la rhétorique doit être abandonnée. Cela revient à dire qu’aucune description n’est plus conforme à la nature de l’objet que ne l’est toute autre description. Ainsi nous ne comprenons jamais quelque chose, qu’à travers une description (une interprétation relative), mais il reste qu’il n’y a pas de descriptions privilégiées. Et finalement on débouche sur l’apogée du constructivisme moderne, pour lequel le monde se réduit à la conception que nous nous en faisons. En effet,
même si elle se présente comme « postmoderne » cette lecture qui reconduit tout sens à une subjectivité, est tout à fait conforme à l’esprit de la modernité, à cette différence près, qu’il est néanmoins important de noter que depuis le cogito cette subjectivité se sait maintenant historique, ce qui de fait relativise le conditionnement de notre jugement, et permet ainsi notoirement de corriger l’induction erratique et le champ stratégique d’une forme d’intelligibilité, et donc prémunit notre conscience, qui plus avisée et mieux inculquée, réajuste le réalisme de nos fantasmes.
Ne reste-t-elle pas prisonnière, malgré elle, de systèmes, de structures et de signes, qui font écran à ce qui est enfoui sous les signes et qui ne parvient jamais à se dire ? Le discours, pourrait-on dire, est un peu le pire ennemi du dire, comme la compréhension l’est du sens qu’il faudrait entendre. C’est ainsi que l’appréhension postmoderne, parle beaucoup moins de l’universalité du langage que des « limites du langage » face à tout ce qui peut être dit. L’expérience fondamentale d’une herméneutique de la finitude n’est plus seulement celle de la condition linguistique de la compréhension, mais en même temps celles des limites du langage face à tout ce qui devrait pouvoir être dit. Songeons en aparté à une éventuelle grille de lecture que pourrait constituer la lisibilité du débat télévisé entre candidats à la campagne présidentielle ! Mitterand ou Ségolène se devant contenir la mièvrerie et l’artifice de certaines réparties fielleuses enveloppées de gomme arabique qui sied tant au goût d’un public mal avisé des turpitudes et subtilités perverses des jeux de langage.
2°/- Manoeuvrons à présent cette prodigieuse et vaste réflexion, en direction de la topique éclairante du Sujet en psychanalyse : cette problématique essentielle chez Freud est revisitée par Lacan, et de même incube très fiévreuse, le génie fécond de la pensée souveraine de Nietzsche.
Le Sujet et sa signification.
Revenons un instant sur nos pas, sur l’essence même qui constitue notre être dans sa facticité efficiente.
La logique symbolique élaborée par l’anthropologie structurale met en évidence des effets de subjectivation indéniables qui sont déterminés par une logique des places, soit donc des positionnements occupés par l’interlocuteur dans les contingences aléatoires ou foncières des circonstances, comme le montre le récit de « la lettre volée » de Poe. Mais de là à postuler une « fonction symbolique » qui se jouerait dans notre inconscient et à notre insu, comme un simple effet de structure, voilà un pas que ne franchit l’invention freudienne. En effet, la conception psychanalytique pure, persiste à faire intervenir le sujet dans l’opération même de l’inconscient. Or il faut convenir à l’évidence que ce concept de sujet est formellement étranger au vocabulaire de la linguistique structurale. Même si Lacan a repris quelques concepts de la linguistique, après un détour conséquent et très rigoureux par cette discipline, il les a toujours passés au crible de la clinique analytique. Il affirmait faire de la « linguisterie » et non de la linguistique.
II
En effet, le point primordial emprunté à Saussure est le fait de la matérialité du signifiant et son caractère différentiel : un signifiant ne vaut que par opposition à un autre, et seule sa situation dans la phrase permet de lui donner une valeur. Mais la différence d’appréciation vaut d’être accentuée, d’autant qu’elle a des conséquences décisives pour l’architecture de la pensée de Lacan. Elle est énoncée dans la définition suivante :
« Le signifiant est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant ». On peut remarquer sa circularité apparente, selon laquelle un signifiant renvoie à un autre, qui lui-même en fait autant et ceci à l’infini, glissement qui n’est pas sans évoquer la règle fondamentale de la cure dite de l’association libre, qui n’est rien d’autre que le renvoi infini d’un mot à un autre, où le Sujet sur le divan énumère à tous les évents de ses tourments ses velléités récurrentes. En résumé ce qui importe donc, c’est le lien différentiel d’un signifiant à d’autres et non pas comme dans la linguistique classique celui d’un signifiant à un signifié dûment appréhendé. C’est ainsi que la césure radicale introduite par Lacan dans le terme de sujet acquiert ici, contrairement à la linguistique une place essentielle de référent et de copule. De référent car le sujet est ce qui est représenté, et de copule, car il est ce qui lie un signifiant à un autre. Notons bien à quel point cette définition est d’évidence affine à l’expérience même de la cure où ce qui circule – ces mots qui renvoient les uns aux autres – ne représentent pas les choses en soi indéfinissables, car leurs représentations sont trop inscrites dans la perpétuelle discontinuité, mais réalisent bien plutôt ce qui signe la présence sous-entendue du Sujet. On pourrait encore longuement disserter sur l’aura plus ou moins trouble, inquiétante ou propice de certaines expressions et vocables qui peuvent travestir souvenirs et traumatismes dans les coulisses d’une conscience engourdie, en expliquer le refoulement plus ou moins volontaire dans le complexe des réflexes acquis pour mieux comprendre la part essentielle du sujet dans le choix de sa névrose, et le savoir de son insu. D’ailleurs l’illustration de l’hystérie aux temps héroïques de Charcot atteste par son discours les fondations avérées de la découverte de la psychanalyse. Non je ne m’étendrais pas davantage, sur un sujet à mon goût très passionnant certes, mais qui pourrait pour sûr, déstabiliser plus d’un lecteur trop exclusivement friand de lectures occasionnelles. .
3°/- A propos du Doute cartésien et du Siècle des Lumières :
Dérivons de même insensiblement ce propos, pour resituer une forme d’homologie structurale, celle qui fige l’intitulé de notre commun raisonnement.
En effet, et si nous faisions une petite incursion parallèle sur « Le préjugé en question » dans l’approche d’une conception moderne, relative à cet héritage perpétué par la tradition cartésienne et le siècle des Lumières ? J’estime à cet effet que loin de faire diversion dans ce petit propos, que cette perspective croisée de points de vue conjugue et converge vers une certaine logique de structure qui s’inscrit dans nos modalités d’entendement. le plus usuel.
Car, la subtilité d’une analyse est de montrer que cette hantise des préjugés procède peut-être elle-même d’un préjugé non questionné, notamment d’un « préjugé contre les préjugés ». Car, sitôt avertis que nous sommes des préceptes rigoureux de l’objectivité à ne pas transgresser, nous ne sommes déjà plus dans l’instance de ce souci trop exclusif, sur ce même questionnement, alors bien avisés, sur l’état patent d’un processus pourtant bien vivace, celui découlant d’un savoir enrichi du sens perpétué par des leçons du passé.
La croisade des Lumières contre les préjugés repose en effet sur l’idée, que ne peut être reconnu comme vrai que ce qui a été fondé en raison, sur la base d’une certitude première. Mais pour Gadamer, on ne peut radicalement, expurger et rejeter délibérément et systématiquement comme anathème, tout préjugé fécond issu de la tradition et de l’autorité, dans cette opposition abstraite entre la raison et les valeurs du patrimoine. Car en effet, dans le credo d’une appréciation trop impérieuse, elle même héritière de la tradition cartésienne rejetant systématiquement toute vérité qui n’a pas été fondée de manière ultime, ce faisant nous nous privons à tort et là nous nous égarons alors, de ce processus bien vivant d’une réalité pourtant assurément avérée. Ce savoir manifeste de l’expérience, au regard de phénomènes dont l’évidence est trop concluante dans sa fondation, pour être ignorée. Aussi, en voulant dans cet impératif trop catégorique les écarter incontinent nous sommes dans l’erreur. Convenons enfin une fois pour toute, que cet esprit de Méthode que vise les sciences exactes, n’est pour sûr, pas la voie exclusive de toute connaissance en sciences humaines et en philosophie première. De même que la critique d’une idéologie, n’est jamais tout à fait affranchie du diktat et de la tutelle d’une idéologie plus pernicieuse, qui elle récurrente dans sa nature habituelle, sévit plus souterraine et sournoise, en l’occurrence celle du positivisme dans sa prétention au tout rationnel.
III
Heidegger et la Philosophie existentiale :
Rapprochons-nous à présent d’une idéologie plus radicale, celle d’une philosophie existentiale chez Heidegger.
Pour Heidegger, l’universalité de l’herméneutique comporte surtout « un sens existential » : Etant une interprétation pour lui-même l’homme est d’emblée un être voué à l’interprétation. Il a besoin d’interprétations et vit toujours au sein d’interprétations mais qu’il peut néanmoins élucider. Cette dramatisation un peu augustinienne de l’herméneutique en fait une philosophie universelle de la « facticité » humaine qui vise à tirer celle-ci de l’oubli du soi dans lequel elle s’abîme si volontiers.
« Soi-même comme un Autre ».
Or, si l’herméneutique est vraiment universelle, c’est d’abord que nous sommes des êtres qui vivons d’emblée dans l’élément insurpassable du sens, d’un sens que nous nous efforçons de comprendre et que nous présupposons nécessairement. Mais ce sens est toujours le sens des choses elles-mêmes, de ce qu’elles veulent dire, un sens qui dépasse assurément nos pauvres interprétations et l’horizon limité, mais, Dieu merci, toujours extensible de notre langage.
Histoire d’une conscience et Conscience de l’Histoire.
Car si en effet, nous abordons plus systématiquement le mystère de l’être dans son surgissement subreptice, celui de ce phénomène le plus souvent inopiné et à son propre insu, nous conviendrons d’évidence qu’il se nourrit là, bien évidemment et bien naturellement dans son accomplissement, de l’empirique nécessité de l’historicité constitutive. Dans l’historicité même de sa téléologie. Pour dans son effort de compréhension enfin advenir comme sujet, bien que ce processus soit la plupart du temps inconscient. Aussi, comment concevoir alors,
chez « cet être affecté par le passé », qu’il puisse aborder délibérément ce monde étranger, une fois délesté de tous ses préjugés qui pourtant fondent bien la légitimité de son appréciation présente ; faire en quelque sorte dans cette émergence où il est soudain saisi, tout aussi promptement et du même coup, table rase - tabula rasa - de l’expérience concrète de son vécu aux sens intimes perpétués dans sa spécificité. Aussi convenons de bonne grâce, que l’artifice et le souci de cette contraignante abstraction d’une disposition faisant fi des apports d’une mémoire d’expérience vécue, constitue un réflexe si peu naturel dans ce processus de pensée, celle d’une volonté qui relève avant tout d’un ordre essentiellement pragmatique dans cet ordinaire de nos actions quotidiennes.
QUE SAIS-JE ?
N° 3758
Jean Grondin – Professeur à l’Université de Montréal
Déconstruction, herméneutique et interprétation chez Derrida.
C’est à une véritable confrontation entre une herméneutique de la confiance et une herméneutique du soupçon qu’a donné lieu la rencontre désormais célèbre entre Hans-Georg Gadamer ( 1900 – 2002) et Jacques Derrida (1930 – 2004) qui s’est tenue à Paris en 1981. Pourtant, à la différence des conflits d’interprétation qui opposent le plus souvent les herméneutiques de la confiance et du soupçon, les deux penseurs avaient des origines communes : comme Gadamer, Derrida était aussi parti du programme « herméneutique » de Heidegger dans « Etre et Temps » - Sein und Zeit , mais il en a surtout retenu le volet « destructeur », c’est-à-dire son intention de mettre à découvert les présupposés métaphysiques de la tradition occidentale.
IV
Derrida reprend tout spécialement l’idée Heideggérienne selon laquelle la pensée occidentale, ou « métaphysique » (entendons celle qui, de Platon à Hegel, aspirait à une explication totalisante de l’être), serait régie par une détermination de l’être comme présence : l’être, c’est ce qui s’offre à un regard qui lui impose sa visée de domination. Bénéficiant par ailleurs d’une formation structuraliste, Derrida applique cette intuition à l’intelligence des signes, ce qui le conduit à mettre en question la conception jugée « métaphysique » du sens et de la vérité elle-même. Dans la linguistique de Ferdinand de Saussure, la notion de sens s’exprime à travers le doublet du « signifiant et du signifié ». Le signifiant (ou le signe) renvoie alors à une « présence signifiée », laquelle incarnerait une présence pleine de la chose ou de la référence. Seulement, dès que l’on essaie de penser ce signifié, on se rend compte que l’on ne peut toujours le faire que dans l’ordre des signes ou du discours. Le « sens » demeure donc différé à jamais, par le jeu de ce que Derrida appelle la « différance » , où il faut entendre à la fois la différence (prétendue) entre le signe et le sens et le « report » (infini) de son accomplissement, car on ne sortirait jamais de l’empire des signes. Derrida reconnaît par là un rôle prépondérant à la constitution langagière de la compréhension, ce qui semblerait le rapprocher de Gadamer. Mais ici la distance est sans doute plus considérable aux yeux de Derrida que la proximité patente. Derrida s’avère en effet beaucoup plus « structuraliste » que Gadamer ou même Heidegger : alors que pour eux , c’est l’être que le langage porte à la parole, l’être ne sera plus pour Derrida qu’un effet de la « différance », car il resterait inatteignable hors des signes qui l’expriment. En un texte souvent cité, il écrira qu’il n’y a « pas de hors texte ». On peut se demander ici (ce sera l’une des critiques de Gadamer) si cette déconstruction ne succombe pas, à sa manière, au nominalisme de la pensée moderne en se concentrant exclusivement sur l’ordre des signes et des oppositions linguistiques. Ce serait ainsi Derrida qui serait lui-même victime d’une « métaphysique de la présence », en l’occurrence celle des signes eux-mêmes.
La destruction de la métaphysique de Heidegger prend donc chez Derrida la forme d’une déconstruction de la logique de pensée qui nous mène à croire à l’idée d’une présence réelle du sens en dehors des signes qui en suscitent le mirage, mais qui ne verraient toujours qu’à eux-mêmes.
Cette radicalisation du projet « destructeur » de Heidegger oblige Derrida à afficher une suspicion certaine face au projet « herméneutique » lui-même. S’il lui apparaît suspect, c’est qu’il l’identifie à une visée d’intelligibilité, et de déchiffrement qui cherche un sens ultime derrière les signes (conception qui lui vient peut-être de Ricoeur et de son herméneutique « récupératrice » du sens). Non seulement s’agit-il là d’une illusion métaphysique pour Derrida, mais il n’aura de cesse d’y dénoncer une volonté impériale d ’appropriation. La destruction Heideggérienne se marie ici avec la critique de la volonté de compréhension chez Levinas, laquelle ferait nécessairement violence à l’altérité qu’elle chercherait à « posséder » en lui imposant sa visée totalisante. Pour Derrida, l’impératif n’est pas de « comprendre » l’autre, mais d’ « interrompre » justement la volonté de compréhension, jugée emblématique de la « métaphysique ».
En un sens qui n’a pas échappé aux commentateurs, Derrida n’en défend pas moins une conception que l’on peut qualifier par ailleurs de « panherméneutique », car elle nie justement qu’il soit possible de trouver un sens hors du discours, tout rapport à l’être relevant du jeu des interprétations. Face à cette « universalité du langage », Derrida distingue avec soin deux interprétations de l’interprétation, celles de la structure, du signe et du jeu »
I/- « L’une cherche à déchiffrer, rêve de déchiffrer une origine échappant au jeu et à l’ordre du signe et vit comme un exil la nécessité de l’interprétation ». Derrida pense ici à l’herméneutique classique, encore métaphysique, qui cherche à saisir, sinon à percevoir un « sens », espéré comme une présence vivante, derrière les signes. On songera ici à des auteurs comme Heidegger, Ricoeur et Gadamer. Derrida y oppose fièrement une autre interprétation de l’interprétation.
2/- « L’autre, qui n’est plus tournée vers l’origine, affirme le jeu et tente de passer au-delà de l’homme et de l’humanisme, le nom de l’homme étant le nom de cet être qui, à travers l’histoire de la métaphysique ou de l’onto-théologie, c’est-à-dire du tout de son histoire, a rêvé la présence pleine et le fondement rassurant, l’origine et la fin du jeu. » Cette idée d’une présence pleine et immédiate n’est plus possible depuis le structuralisme, estime Derrida. C’est la face « triste » de cette « deuxième interprétation de l’interprétation », mais elle comporte aussi un versant libérateur et ludique dans sa renonciation à l’idée d’une vérité contraignante.
V
Derrida dit que c’est Nietzsche « qui a indiqué la voie » à cette « deuxième interprétation de l’interprétation » et c’est avec elle que Derrida se solidarise avec un enthousiasme certain :
« Tournée vers la présence, perdue ou impossible, de l’origine absente, cette thématique structuraliste de l’immédiateté rompue est donc la face triste, négative, nostalgique, rousseauiste, de la pensée du jeu dont l’affirmation nietzschéenne, l’affirmation joyeuse du jeu du monde et de l’innocence du devenir, l’affirmation d’un monde de signes sans faute, sans vérité, sans origine, offert à une interprétation active, serait l’autre face. »
La rencontre parisienne entre Derrida et Gadamer.
En dépit de leurs nombreux points de départ communs – que l’on pense à leur descendance heideggérienne, à leur critique du scientisme, mais surtout à leur thèse commune, quoique différente au sujet de l’universalité du langage -, la rencontre de 1981 aura sans doute été un échec dans la mesure où elle aura donné lieu à un dialogue de sourds. Mais c’est justement à ce titre qu’elle aura peut-être été instructive et même féconde. Elle aura en tout cas été un événement, dont l’importance a pris de l’ampleur avec les années.
Gadamer a d’abord présenté une conférence sur « Le défi herméneutique ». Il y faisait allusion au défi que sa pensée herméneutique avait voulu relever, mais aussi au défi que signifiait pour lui la rencontre avec Derrida, dont l’œuvre lui était assez familière (la réciproque étant peut-être moins vraie). Gadamer pouvait se reconnaître dans une certaine mesure dans le projet derridien qui vise à déconstruire le langage conceptuel de la métaphysique. Mais le maître de l’herméneutique entendait surtout par là le vocabulaire sclérosé de la pensée, celui qui s’est éloigné du « dialogue vivant » dont procède toute langue véritable : la destruction au sens positif, consiste pour lui à réinscrire un concept devenu vide dans la langue dont il est issu et qui lui donne tout son sens. Mais c’est précisément ce renvoi constant de la pensée au dialogue de la langue vivante qui l’amenait à mettre en question l’idée qu’il y ait un langage fermé de la métaphysique : « Mon idée propre me paraît être celle-ci : il n’existe pas de langage conceptuel, pas même celui de la métaphysique, qui puisse circonscrire la pensée de façon définitive, pour peu que le penseur s’abandonne au langage, ce qui implique qu’il accepte le dialogue avec d’autres penseurs, pensant autrement que lui. ».
En rappelant que sa conception du langage jaillissait de l’expérience du dialogue vivant et de sa promesse d’auto-transcendance, Gadamer évoquait aussi, dans un esprit bienveillant, les espoirs qu’il attachait au dialogue qu’il pensait pouvoir conduire avec Derrida. Cette expérience herméneutique du dialogue Gadamer l’illustrait à partir de l’expérience de l’art et de l’histoire de la philosophie, où l’interprète entre en dialogue avec ce qui l’interpelle, mais non sans en sortir transformé. Or ce qui nous est dit dans une œuvre d’art, insistait Gadamer, ne peut jamais être épuisé conceptuellement. L’inachèvement de l’expérience de sens fait essentiellement partie de la finitude humaine. Gadamer voulait souligner par là son accord avec l’idée derridienne d’une « différance » infinie du sens. Ces éléments communs étant rappelés, Gadamer explique alors pourquoi cette rencontre « avec la scène française » représente tout un défi pour lui. C’est que Derrida, malgré sa dette envers l’idée de destruction, accuse Heidegger de logocentrisme au motif qu’il continuerait à poser la question du sens ou de la vérité de l’être, pensant ainsi le sens comme une donnée que l’on pourrait trouver quelque part. Ici, Nietzsche serait plus radical pour Derrida avec son idée selon laquelle l’interprétation ne serait pas la découverte d’un sens, mais l’acquiescement au jeu des perspectives et des masques. C’est en ce sens que l’on critiquerait la lecture heideggérienne de Nietzsche « en France » : Nietzsche ne serait pas celui qui aurait porté la métaphysique à son comble en pensant l’être comme valeur, mais plutôt celui qui permettrait de la dépasser mieux que Heidegger, en affirmant le jeu infini des interprétations. Le débat aux yeux de Gadamer, portait donc sur la question de savoir qui, de Heidegger ou Nietzsche était le plus radical. Sur cette question, Gadamer abattait ses cartes en marquant sa solidarité avec Heidegger : « Heidegger dépasse bel et bien Nietzsche ». Gadamer reproche aux héritiers français de Nietzsche ne pas apprécier à sa juste mesure le caractère exploratoire et séducteur de sa pensée. C’est ce qui l’amènerait à penser que l’expérience de l’être de Heidegger serait « moins radicale que l’extrémisme de Nietzsche ». Ce n’est pas le cas selon Gadamer. La supériorité de Heidegger tient au fait qu’il a réussi à inscrire la notion nietzschéenne de « valeur » dans la continuité de la métaphysique occidentale. C’est cette pensée métaphysique de la valeur (et l’aporie d’une pensée qui veut promouvoir une transmutation des valeurs) que Heidegger aurait surmontée en pensant, lui une expérience de l’être, qui ne se réduit pas à sa manifestation mesurable, donc un être qui ne se livre
VI
jamais entièrement, mais qui retient une part de son mystère. Il allait donc plus loin que Nietzsche en envisageant un être qui ne se limite pas à sa valeur comptable et son utilité technique
C’est une intuition que Gadamer dit avoir reprise avec conviction, non sans lui donner un tour derridien : « C’est ainsi que je me suis toujours efforcé de garder à l’esprit la limite imposée à toute expérience herméneutique du sens ». L’herméneutique reconnaîtrait parfaitement que l’être ne peut jamais faire l’objet d’une compréhension totalisante, comme celle que critique et Heidegger et Derrida. En reconnaissant la limite de toute interprétation du sens, l’herméneutique invitait dès lors à s’ouvrir à l’autre, « à la potentialité de l’altérité » : « Avant même qu’il ait pris la parole pour répliquer, il nous aide, par sa seule présence, à découvrir l’étroitesse de nos préjugés, et à les faire éclater. » Cette ouverture à l’autre paraissait témoigner de sa disposition à dialoguer avec Derrida et à apprendre des choses de lui. La grande surprise de la rencontre de 1981 fut que rien ne paraissait indiquer une pareille disposition chez Derrida. Après l’exposé de Gadamer, Derrida a prononcé sa conférence sur la signature chez Heidegger et Nietzsche, mais où il ne faisait aucune allusion à Gadamer. Nul ne songera à lui en faire reproche, mais l’asymétrie était criante, d’autant que le maître de l’herméneutique était ici l’aîné. Afin de rendre possible un semblant de dialogue, les organisateurs ont donc invité Derrida à poser quelques questions à Gadamer au lendemain de sa conférence. Les trois petites, mais très bonnes questions qu’il a posées à Gadamer ont alimenté tout le débat entre l’herméneutique et la déconstruction.
La première question de Derrida portait sur l’appel à la bonne volonté dont avait parlé Gadamer. Si cette question paraissait au premier coup d’œil assez insolite, c’est qu’elle n’était pas vraiment au centre de sa conférence. Gadamer ne s’en était réclamé que pour souligner l’idée, banale à ses yeux, que ceux qui s’engagent dans un dialogue cherchent à se comprendre et font preuve d’un minimum d’ouverture. Gadamer n’y voyait rien de plus qu’une évidence du sens commun.
Or c’est l’évidence de cette évidence que Derrida mettait en question. Cet axiome inconditionnel demandait Derrida « ne suppose-t-il pas que la volonté reste la forme de cette inconditionnalité, le recours absolu, la détermination de dernière instance ? ». C’est la référence à Heidegger qui donnait toute sa portée à cette interrogation Est-ce que cette détermination de dernière instance n’appartiendrait pas à ce que Heidegger appelle justement la détermination de l’être de l’étant comme volonté ou comme subjectivité volontaire ? Est-ce que ce discours, dans sa nécessité même, n’appartiendrait pas à une époque, celle de la métaphysique » ?
Dans sa seconde question, Derrida cherchant à limiter la prétention de cette bonne volonté en s’autorisant de la psychanalyse, mais aussi de Nietzsche. Derrida laisse alors entendre que sa conception de l’interprétation « serait peut-être plus proche de l’interprétation de type nietzschéen que d’une autre tradition herméneutique ». On pensera spontanément à la seconde interprétation de l’interprétation qu’exaltait l’ « Ecriture et la différance » , celle qui affirme joyeusement le jeu infini des signes, sans vérité, qui renonce dès lors à l’idée d’un déchiffrement ultime. Derrida fut frappé dans ce contexte par l’allusion de Gadamer à l’idée d’un dialogue « vivant », qu’il rattachait à une quête de système : « Ce fut hier soir l’un des lieux les plus décisifs, et selon moi des plus problématiques, de tout ce qui nous fut dit de la cohérence contextuelle, cohérence systématique, car toute cohérence n’a pas nécessairement la forme d’un système ».
Derrida associait par conséquent l’herméneutique à l’idée de système, entendons à une volonté de compréhension qui confine pour lui à un appétit de domination et de totalisation : comprendre, n’est-ce pas intégrer l’autre dans un système totalisant ?
C’est dans la mesure où elle s’oppose à cette volonté de domination que la pensée de Derrida peut être qualifiée d’anti-herméneutique.
La troisième question focalisait d’ailleurs le débat sur le terme même de compréhension : « On peut se demander si la condition du Verstehen (compréhension), loin d’être le continuum du « rapport », comme cela fut dit hier, n’est pas l’interruption du rapport, un certain rapport d’interruption, le suspens de toute médiation. » Derrida identifie ici la compréhension à une forme de violence infligée à l’autre : la volonté de comprendre ne contraint-elle pas l’autre à se plier, à se conformer aux schèmes de pensée que je lui impose et qui passent, par le fait même, à côté de « sa » spécificité ? Autrement demandé : l’ouverture à l’autre relève-t-elle nécessairement d’un effort de « compréhension » ? On peut exprimer ce soupçon sous la forme d’un paradoxe : est-ce que je comprends l’ « autre » lorsque je le comprends ?
La première réaction de Gadamer fut marquée par l’incompréhension. Ce qui l’agaçait, c’est que Derrida semblait saper la possibilité même de la rencontre en mettant en question les notions mêmes de bonne volonté, de dialogue et de compréhension. Gadamer avait beau soutenir que son propos se trouvait
VII
à mille lieues de toute métaphysique et qu’il faisait seulement allusion à la volonté élémentaire de compréhension qui est celle de celui qui ouvre la bouche pour être compris et les oreilles pour comprendre l’autre, rien n’y fit. Sur de telles bases, l’entente avec Derrida semblait tout à fait impossible. Or le débat de fond portait précisément sur la possibilité même de la compréhension, et ce qui rend l’échec de l’entente si intéressant dans ce cas particulier. C’est que pour Gadamer, la compréhension est toujours au moins possible, alors que, pour Derrida, elle ne l’est jamais vraiment. Si la compréhension est toujours possible pour Gadamer, c’est que la recherche de sens investit tout langage, mais cela ne veut pas dire pour autant, que celle-ci ne soit jamais assouvie. Il se pourrait que ce soit l’inassouvissement de l’effort de compréhension qui anime la recherche de vérité, l’ouverture à un sens, mais qui se diffère toujours, pour reprendre la terminologie de Derrida. C’est cette différence qui incite Derrida à se méfier de la volonté de compréhension. La compréhension rejoint-elle vraiment l’autre ? Ne reste-t-elle pas prisonnière, malgré elle, de systèmes, de structures et de signes, qui font écran à ce qui est enfoui sous les signes et qui ne parvient jamais à se dire ? Le discours, pourrait-on dire, est un peu le pire du dire, comme la compréhension l’est du sens qu’il faudrait entendre.
– Les suites de la rencontre.
Une réelle rencontre transforme toujours ses interlocuteurs. Même si la première attitude de Gadamer en fut une de stupéfaction, les objections de Derrida ne sont peut-être pas tombées dans l’oreille d’un sourd. Après sa rencontre de1981, Gadamer est souvent revenu sur son débat avec Derrida. Si le défi posé par Derrida a conduit Gadamer à mettre en relief certaines des différences essentielles entre son projet herméneutique et celui de la déconstruction, il l’a peut-être conduit à réviser tacitement certaines des thèses de son herméneutique. La critique de Derrida portant sur la métaphysique de la volonté allait un peu trop loin, mais elle aura peut-être conduit Gadamer à atténuer l’aspect un peu « appropriant » du concept de compréhension qu’il avait présenté dans « Vérité et Méthode ». La compréhension y apparaît en effet comme une forme d’application et d’appropriation : comprendre un sens étranger, c’est le rendre sien par le biais d’une application ou d’une traduction dans notre langue. Or cette notion de compréhension n’obéissait-elle pas à une volonté un peu hégélienne d’appropriation ? Est-ce que je comprends le sens étranger dans sa spécificité lorsque je
l’applique à ma situation ? On ne saurait trop dire si la critique de Derrida a été déterminante ou non, mais il semble que le dernier Gadamer ait quelque peu corrigé cette conception de la compréhension. On en trouve le témoignage discret dans une petite note qu’il a ajoutée en 1986 au chapitre de Vérité et Méthode consacré à la distance temporelle, qui précède le chapitre sur l’application : « Ici on risque toujours, dans la compréhension, de s’ « approprier » ce qui est autre et d’en méconnaître l’altérité. » Texte très court, mais qui dans ce contexte précis équivaut presque à une autocritique. Certes, Gadamer ne remet jamais expressément en question l’idée que la compréhension comporte une part d’application, mais en 1986, il se montre plus attentif au risque d’une compréhension qui, en s’appropriant l’autre, fait peut-être violence à son altérité. Même s’il ne parlait pas directement de la notion d’application, c’est bien elle que visait Derrida lorsqu’il s’interrogeait sur la métaphysique de la volonté qui serait sous-jacente à la pensée herméneutique. Ainsi, la rencontre de l’herméneutique et de la déconstruction n’aura peut-être pas été aussi stérile qu’on le dit souvent. Il s’en trouve une dernière confirmation dans une « définition » de l’herméneutique que le dernier Gadamer n’a cessé d’évoquer. Dans ses derniers écrits, Gadamer a volontiers souligné que l’âme de l’herméneutique consistait à reconnaître que « c’est peut-être l’autre qui a raison ». La compréhension apparaît alors moins comme une appropriation que comme une ouverture à l’autre et ses raisons. De même, Gadamer a beaucoup moins parlé dans ses derniers écrits de l’universalité du langage que des « limites du langage » face à tout ce qui peut être dit. L ‘expérience fondamentale herméneutique de la finitude n’est plus seulement celle de la condition linguistique de la compréhension, mais en même temps celle des limites du langage face à tout ce qui devrait pouvoir être dit. Il n’est pas impossible que ces nouveaux accents de l’herméneutique gadamérienne, sur l’ouverture à l’altérité de l’autre et sur les limites du langage soient des fruits de la rencontre entre la déconstruction et l’herméneutique.
VIII
– Le dernier dialogue entre Derrida et Gadamer.
On a longtemps cru que Gadamer avait été le seul à poursuivre son dialogue intérieur avec Derrida. Or, après la mort de Gadamer, le 13 mars 2002, Derrida a confessé que ce dialogue n’avait aussi jamais cessé de l’accompagner. Le 15 février 2003, il a prononcé une conférence à la mémoire de Gadamer à l’université de Heidelberg sous le titre Béliers. Le dialogue ininterrompu : entre deux infinis, le poème (Galilée, 2003). Le titre de la conférence, qui proposait une lecture magistrale d’un poème de Celan, reprenait déjà une idée chère à Gadamer, celle du dialogue.
Mais le paradoxe est que Derrida parle d’un « dialogue interrompu » au moment précis où la mort est venue l’interrompre. Mais pour Derrida, cette mort fait intimement partie du dialogue qui se noue entre deux amis. La loi implacable de l’amitié est que l’un des amis survivra à la mort de l’autre. IL revient alors au survivant de porter son ami en lui même. Le « dialogue interrompu » est celui que Derrida se sait condamné à poursuivre seul, en portant l’autre en soi, suivant le leitmotiv qu’il tire du vers de Cela : « Le monde s’en est allé / à moi maintenant de te porter. » Tout se passe comme si Derrida voulait répondre par là à l’idée « d’un dialogue vivant », évoquée par Gadamer en 1981, par celle d’un dialogue posthume, où le survivant doit faire parler en lui la voix de l’ami disparu. L’idée d’un dialogue « ininterrompu » n’est pas sans faire écho au rôle tenu par la notion d’interruption lors de la confrontation de 1981. La troisième question de Derrida se demandait déjà si l’idée de compréhension ne devait pas se comprendre à partir de l’idée d’interruption plutôt que celle de continuité : « On peut se demander si la condition du Verstehen , loin d’être le continuum du rapport du « rapport », comme cela fut dit hier, n’est pas l’interruption du rapport, un certain
rapport d’interruption, le suspens de toute médiation ? » Cette notion de rupture a peut-être quelque chose à voir avec ce que Derrida affirme par ailleurs à propos du caractère testamentaire de toute parole : elle est un legs qui survit à son auteur, et que l’ami doit porter en lui lorsque l’un d’eux disparaît.
Derrida a livré un autre témoignage de cette amitié dans un texte qu’il a fait paraître en allemand deux semaines seulement après la mort de Gadamer, sous le titre « Comme il avait raison ! Mon Cicérone, Hans Georg Gadamer » IL y révélait la tendre admiration qu’il avait toujours eue pour Gadamer, ce bon vivant, qui aimait tant vivre, et dont il enviait la capacité d’affirmer la vie, dont Derrida se disait privé. :
Oraison funèbre de Jacques Derrida en hommage à Hans Georg Gadamer.
« Je ne crois pas à la mort de Gadamer. Je n’y arrive pas. J’avais pris l’habitude, si j’ose dire de croire que Gadamer ne mourrait jamais. Qu’il n’était pas un homme à mourir. Depuis 1981, date de notre première rencontre (…) tout ce qui me venait de lui me donnait une sérénité dont j’avais l’impression que Gadamer lui-même me la communiquait, par une sorte
de contagion ou de rayonnement philosophique. J’aimais tant le voir vivre, parler, rire, marcher, boiter même et manger, et boire. Tellement plus que moi ! J’enviais cette force qui en lui affirmait la vie . Elle paraissait invincible. J’étais même convaincu que Gadamer méritait de ne pas mourir, parce que nous avions besoin de ce témoin absolu, de celui qui assiste et participe à tous les débats philosophiques du siècle. » Et c’est parce que Gadamer méritait de ne jamais mourir que Derrida pensait pouvoir reporter à l’infini le dialogue avec sa pensée, auquel il avoue s’être un peu dérobé en 1981. La disparition brutale de Derrida le 9 octobre 2004 aura interrompu ce dialogue posthume. C’est donc à leurs amis qu’incombe la tâche de poursuivre cet entretien entre « deux infinis », l’herméneutique et la déconstruction.
Réflexions menée sur les aléas d’une idéogénèse en perpétuelle effervescence d’instances culturelles mutantes.
MOMO s’est ressourcé du propos de QUE SAIS-JE ? N° 3758
Jean Grondin – Professeur à l’Université de Montréal
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