lundi 12 juillet 2004
Auparavant, il suffisait de dire que l’on aimait les enfants pour motiver son choix professionnel. Aujourd’hui, certains semblent s’en défendre, et l’on entend souvent cette réflexion : « Aimer un enfant n’est pas professionnel ». Pourtant, lorsque l’on travaille auprès d’êtres humains, il ne me semble pas possible de travailler sans émotions, sans sentiments, car selon moi, les affects imprègnent toute relation, éducative ou non.
J’ai fait mon premier stage dans un Institut de Rééducation auprès de jeunes adolescents, et plus précisément dans un service d’« Appartement Thérapeutique ». La prise en charge reposait sur une nécessaire séparation d’avec le milieu familial. Cette séparation était posée pour ces jeunes comme thérapeutique, car le lien qui les unissait à leurs parents était défini souvent comme pathogène. Mais cette prise en charge n’allait pas sans difficultés, et les adolescents, refusant souvent la séparation, se montraient agressifs envers les éducateurs. Le travail éducatif consistait principalement à « être présent » auprès des jeunes, de manière à leur assurer une sécurité affective continue. Malgré le peu de nos interventions, les jeunes s’en prenaient souvent à nous, en nous insultant dès leur arrivée, voire même en cherchant le conflit physique. Je compris vite que plus que ma personne, c’était principalement ma fonction ou mon rôle qu’ils visaient, et je sus rapidement rester calme pour apaiser les tensions. Les rares fois où des jeunes s’en prirent physiquement à moi, (coup de tête, coup de pied), je savais que je ne risquais rien et je ne bougeais pas : le geste « volait » alors dans l’air sans m’atteindre. Mes relations avec les jeunes, bien qu’empreintes d’agressivité, ne me touchaient pas personnellement outre mesure. Je savais gérer la plupart des colères sans que d’autres éducateurs interviennent.
Je fis ensuite mon deuxième stage dans un foyer pour adultes polyhandicapés. Là, il s’agissait de toutes autres relations. Plus que l’agressivité, c’était surtout un trop-plein d’amour qui s’adressait à moi, me mettant plus que jamais mal à l’aise. Approcher et entrer en relation avec des gens qui ne parlent pas, ou de façon incompréhensible, qui peuvent baver, et vous fixer bizarrement, n’est pas très évident au premier abord (même au second d’ailleurs). Je dois avouer qu’il m’a fallu un certain temps d’adaptation pour ne plus éprouver de répulsion ou de peur. Comment aborder en tant que professionnelle la difformité et les disgrâces physiques de ces personnes sans voyeurisme ni indifférence ? C’était là tout un problème. Mais le fait d’accompagner les toilettes le matin m’a servi de support dans la relation et me permit de m’adapter à leurs corps. La création du lien avec ces personnes lourdement handicapées (tant au niveau mental que physique), passa donc par le charnel (puisque dans cette structure, les éducateurs et les aides-soignants accompagnaient ensemble leur quotidien). Accéder à leur intimité fut délicat (surtout pour les hommes) : en effet il arrivait assez souvent qu’un homme lors de sa toilette présente une érection. Je ne savais pas alors si je devais plaisanter avec lui (au risque de le froisser), ou regarder ailleurs. Une autre fois, je remarquais aux bras d’un jeune homme des hématomes. Je m’empressais de le masser régulièrement pour activer la circulation sanguine. Lorsque d’autres vinrent alors réclamer la même « attention », je reculais et abandonnais le jeune homme, certaine d’avoir outrepasser la relation « professionnelle ». Les femmes n’étaient pas exemptes non plus de marques d’affection. L’une d’elle aimait particulièrement me serrer contre ses seins pour me saluer. Toutes ces relations charnelles me mirent souvent à mal lors de ce stage. D’une part parce que j’avais affaire à des désirs d’adultes, mais aussi parce que leurs pulsions étaient pour moi « trop visibles ». Cette effusion d’affects, ce « trop », généra en moi des sentiments très complexes. Car, en répondant à leurs sollicitations affectueuses, j’avais l’impression de ne plus être dans une situation professionnelle, mais en n’y répondant pas, j’avais l’impression de les nier dans leur essence même de sujets.
C’est avec ce dilemme que je suis arrivée ensuite à l’IME 1 (stage à responsabilité), et je me demandais comment établir une « bonne » relation avec des enfants déficients. S’ils sont moins dans une identité sexuelle que les adultes évoqués précédemment, ils n’en restent pas moins dans une recherche d’affects tout aussi importante. Cependant, même si je ne me sens pas « atteinte » dans ma personne, je le suis quand même dans mon identité professionnelle, car je ne sais trop comment établir avec eux une relation éducative, sans me laisser submerger par mes propres affects.
Comment peut-on dès lors travailler avec quelqu’un qui nous séduit ou nous énerve, nous pousse à bout, met systématiquement tous nos projets en échec malgré notre bienveillance, ou reste indifférent à nos actions ? Comment puis-je élaborer ma pratique éducative lorsque je suis investie de « haine » ou d’ « amour » par un sujet ? Comment puis-je l’accompagner sans basculer dans un rejet ou un collage affectif ? Comment obtenir une « bonne distance » ? Est-elle possible ? Et si oui, la professionnalité se définirait-elle par de l’indifférence ? Une sorte de neutralité ?
En fait, quelle place peut-on accorder aux affects dans la relation éducative ? Peut-on être professionnel en étant concerné par ses affects ?
Si l’éducateur est pris dans des relations affectives, donc naturelles et instinctives, ne doit-il pas alors les rendre professionnelles ? Ne doit-il pas les élaborer ?
Aussi, partant du principe qu’une relation éducative est forcément affective, je vais dans un premier temps essayer de présenter ce qui chez chacun (sujet et éducateur) peut relever de l’affectif. Puis dans un deuxième temps, je montrerai, à partir de situations rencontrées à l’IME, comment les différents statuts peuvent interagir; et comment à partir des projections des enfants, il m’a été possible d’élaborer ma pratique éducative. Enfin, à partir de ces pratiques personnelles et professionnelles, je répondrai à la problématique en m’appuyant sur plusieurs concepts (philosophiques et psychanalytiques) permettant d’asseoir ma conception des relations professionnelles et affectives entre le sujet et l’éducateur. Je montrerai notamment à partir du concept d’amour, et donc de manque, comment peut s’organiser le travail éducatif, et s’élaborer un travail de distance.
CHAPITRE I:
« Une Question de Relation »
A) Qu’est-ce qu’une relation ?
1) Le sujet
Après Socrate, c’est Kant qui a défini la notion de « sujet », en tant qu’être pensant, par opposition à « objet ». Dans cette perspective, « être sujet », c’est rendre raison des choses et de soi-même, c’est s’affirmer comme un être libre et responsable. Avec Freud, et son concept « d’inconscient », est apparue en plus l’idée d’un sujet parlant. Joseph Rouzel 2 d’ailleurs, dit que c’est le rapport au langage qui fait advenir le sujet : « la vieille notion philosophique de sujet (…), inscrit la personne humaine à l’enseigne de la parole et du langage, l’y aliène, mais aussi lui donne une place au sein de la communauté des êtres parlants. C’est aussi le terme qu’a repris le discours psychanalytique pour désigner l’essence de l’homme. Le sujet défini comme sujet de l’inconscient ». Si l’on considère ces deux acceptions, le sujet désigne un être avec son inconscient, ses idées, son caractère, son histoire et tout ce qui le construit, ou lui manque. C’est donc en fonction de ses besoins, désirs et demandes, que je vais pouvoir m’engager auprès de lui dans une relation éducative. Le sujet est fondateur de ma fonction d’éducatrice, car c’est par la légitimité qu’il va m’accorder que je vais pouvoir assumer ma responsabilité éducative auprès de lui. Mais c’est aussi parce qu’il est « institué » comme sujet par l’institution qui le prend en charge, qu’il peut m’investir comme éducatrice, et entrer en relation avec moi.
2) Une relation éducative
Pour Le Robert, la « relation » est un « lien de dépendance ou d’influence réciproque ». On parlera de « relation amoureuse », de « relation professionnelle », de « bonnes relations », etc.… Ce terme évoque en général une rencontre entre des personnes, qui peut évoluer jusqu’à une certaine appréhension de l’autre. Pour moi, il s’agit aussi d’une communication impliquant des interactions d’ordre psychique, car lorsque l’on fréquente quelqu’un, nos émotions entrent en jeu. Aussi, il me semble important de souligner que toute relation se caractérise par ce que les protagonistes y projettent. Tout va donc dépendre de ce que chacun est, et projette dans cette relation, et comment les deux parties se répondent (ou non). Pour moi, une relation entre deux individus est donc nécessairement concernée par l’affectif car, que cela soit dans le domaine professionnel, social, ou amical, nos émotions interviennent dans nos comportements envers autrui.
Pour définir ensuite une relation éducative, je reprendrai les termes de Joseph Rouzel 3 : « D’une part, elle prend en compte la demande singulière des personnes. D’autre part, elle s’inscrit dans un projet, obéit à une mission, est garantie et contrôlée par une institution, étant elle-même sous la tutelle d’un organisme d’état ou d’une collectivité locale (…). La relation éducative est le moyen d’agir dans le sens d’un changement des personnes en vue d’une meilleure insertion pour elles dans la communauté des citoyens ». La relation éducative est donc bien une relation de pouvoir entre deux personnes, cherchant chacune à changer le comportement de l’autre. Mais c’est avant tout une relation intersubjective, où des affects et désirs, inconscients ou non, interagissent ensemble.
3) L’écoute
Sur quoi se fonde cette relation éducative ? Pour que puissent s’exprimer les désirs et les affects des deux protagonistes, à savoir le « sujet à éduquer » et le « sujet éducateur », il faut bien un lien, un médium. Il s’agit d’une écoute respectueuse, d’un échange subjectif, au sens où il ne peut pas être neutre. Dans De l’Education Spécialisée, Capul et Lemay citent Dufresne : « L’écoute ne peut pas être neutre (…) L’écoute est essentiellement une disponibilité, un accueil, une réceptivité, une volonté de se tendre affectivement vers l’autre et de le comprendre. (…) Mais l’écoute est aussi une mise à distance » 4 .
Ensuite, il faut aussi traiter ce que nous avons entendu, cela s’appelle du décodage. C’est ce que la personne a reçu comme une information importante. Aussi, comme je pense que toute relation est nécessairement affective, tout décodage le sera aussi. Et, l’empathie tient un rôle important dans ce que l’on va juger important de retenir ou non. Ecoute et empathie sont à différencier dans la mesure où la première accueille des propos avec respect et attention, alors que pour la seconde le récepteur tend à s’identifier à l’émetteur. En psychologie, le terme d’empathie désigne la capacité à s'immerger dans le monde subjectif d'autrui à partir des éléments fournis par la communication verbale et non verbale. Elle permet au thérapeute de participer de façon aussi intime que possible à l'expérience du patient, tout en demeurant émotionnellement indépendant. Les deux notions, écoute et empathie, sont donc différentes, mais très liées dans l’attention portée au sujet, et à son ressenti. Aussi, c’est lorsqu’une relation éducative aura atteint ce niveau d’échange, que l’on peut commencer à parler de transfert, ou de projection. Mais il faut bien considérer que la relation éducative se met en place bien avant ce processus.
Ainsi pour moi, l’écoute doit être un véritable instrument de travail pour l’éducateur. Mais elle doit être professionnelle : c’est-à-dire qu’elle doit se déployer sur deux axes : la réception et le décodage empathique. Cependant, l’écoute ne sera vraiment efficace que si entre les deux personnes il y a au préalable une relation de confiance. L’écoute du sujet ne sera efficiente qu’à la condition suivante : que le sujet soit prêt à se confier à l’éducateur, et que l’éducateur soit intéressé par ce que le sujet peut lui raconter. Ce n’est donc que dans un intérêt réciproque, et dans l’instauration d’une confiance, fondée sur un respect mutuel, que l’écoute s’établira. La relation éducative peut alors commencer.
A ce propos, un certain nombre de praticiens de l’éducation spécialisée, comme Joseph Rouzel 5 et Daniel Roquefort 6 , considèrent que l’éducateur, au même titre que le thérapeute, « opère sous transfert », et donc « sous contre-transfert » dans la relation éducative.
4) Transfert ou Projection ?
Dans la cure psychanalytique, l’écoute du patient par le thérapeute va permettre que s’instaure le transfert, qui est une répétition des prototypes infantiles vécus avec un sentiment d’actualité dans la relation analysant-analysé 7 . Ainsi, par le langage et l’écoute, un certain nombre d’affects et de représentations refoulées sont évoquées. Le transfert s’exprime donc dans une ambivalence de sentiments, par les voies de l’amour (transfert positif) et celles de la haine (transfert négatif). Ce qui soigne, c’est le maniement du transfert par l’analyste. La cure se situe également dans un cadre bien particulier : le psychanalyste intervient plus dans le champ de l’imaginaire et du symbolique.
C’est là toute la différence avec le cadre de l’acte éducatif, qui se situe dans la réalité, notamment par le partage d’un quotidien, d’un « vivre-avec ». C’est pourquoi, je préfère parler de « projection », plutôt que de « transfert », terme étroitement lié au champ purement psychanalytique. C’est par ce terme de « projection », que je vais développer mon concept « d’objet d’amour ».
En effet, être objet d’amour, si je reprends la définition de Socrate 8 , c’est attribuer à quelqu’un ce dont on est soi-même dépourvu : « Aimer quelqu’un, c’est désirer ce que l’on n’a pas ». Aussi, comme nous l’avons vu plus haut, une relation éducative est forcément empreinte d’affects. Ainsi, lorsque j’établis une relation éducative avec des sujets (les enfants d’un IME en l’occurrence), nos relations vont être automatiquement imprégnées de ce que l’un recherche vis à vis de l’autre. C’est ce que je compte développer.
Mais, avant de relater mes rencontres avec quelques enfants de l’IME, il m’a semblé plus judicieux de présenter d’abord tout ce qui peut définir un « sujet à éduquer » et un « sujet éducateur ».
Rappelons tout d’abord comment se construit tout être humain. Depuis l’avènement de la psychanalyse, on considère que chaque nourrisson va passer par plusieurs stades 9 pour accéder à la représentation de son propre corps et de sa personne (par rapport au monde). Il n’existe aucun schéma pré-établi ; cependant, des bons déroulements de ces stades dépend, d’une certaine manière, la façon dont chaque être humain percevra le monde et lui-même. Par statut 10 , je distingue la position où se trouve un individu, en fonction du stade dans lequel il se trouve.
Lorsque l’on parle de stades en psychanalyse, on désigne généralement les stades de l'évolution libidinale de l'enfant. Le stade tel que l'entend la psychanalyse constitue une étape du développement de l'enfant caractérisée par une organisation plus ou moins marquée de la libido, sous le primat d'une zone érogène et par la prédominance d'un mode particulier de relation d'objet. La notion de stade prend ainsi, dans le champ psychanalytique, une extension plus large puisqu'elle permet de définir les stades de l'évolution du moi. Avant même que Freud ait réussi à dégager la notion d'organisation de la libido, son souci constant était de différencier les «âges de la vie», les «époques» et les «périodes» du développement. Il eut bientôt l'idée de relier la succession de ces périodes à la notion de «zones érogènes» ou «zones sexuelles» et la relation qui existe, avec l'idée d'abandon d'une zone pour une autre. Ce sont ces conceptions qui préfigurent sur de nombreux points ce qui deviendra la théorie freudienne des stades de la libido. Dans Trois Essais sur la sexualité, Freud décrit ainsi l'existence d'une opposition radicale entre sexualité primaire et adulte, marquée du sceau du primat du génital, et sexualité infantile, où les buts sexuels sont multiples et les zones érogènes nombreuses. Progressivement, entre 1913 et 1923, cette thèse va se trouver remaniée par l'introduction de la notion de «stades prégénitaux», précédant l'instauration du stade génital proprement dit, et qui sont le stade oral, le stade anal et le stade phallique.
1) Le Stade Oral
Il s’étend de la naissance au sevrage (0-1an). L’organisation libidinale s’organise et s’étaye sur la fonction vitale de nourriture. En effet, le plaisir est lié à la prédominance de la cavité buccale (lèvres, dents, organes du goût, déglutition, olfaction, respiration, mais aussi la peau et le toucher). La succion prend alors une valeur de plaisir auto-érotique au-delà de la nécessité de la tétée. A ce stade de narcissisme primaire, le nourrisson n’a encore ni la notion de séparation d’avec sa mère ni celle du monde extérieur. L’enfant s’identifie de manière archaïque à la mère sans savoir encore les limites de son propre corps. Le but de la pulsion est l’incorporation de l’objet, le sein, le biberon sans qu’il y ait différenciation entre l’enfant qui tète et le sein qui nourrit. On parle d’un état de non-différenciation entre le Moi et le non-Moi.
Ainsi, le Moi du nouveau-né n’étant pas encore constitué, il a besoin d’une « mère suffisamment bonne » qui puisse le suppléer. Winnicott met à cet effet en valeur les préoccupations maternelles primaires qu’il décrit comme une capacité d’empathie particulière lui procurant cette sensibilité à effectuer les soins maternels. Cette préoccupation maternelle primaire conditionnerait le début de la structuration du Moi du nouveau-né. Pour qu’il se développe, Winnicott souligne l’importance de ce qu’il appelle le « holding » et le « handling ». Le « holding » désigne la façon dont l’enfant est porté. Le maintien physique joue en effet un rôle fondamental contre les angoisses du nouveau-né (angoisse de morcellement, absence d’orientation), car il permet à l’enfant d’accéder à un sentiment d’unité de sa personne, et permet ainsi l’élaboration de son Moi. Le « handling » désigne la façon dont l’enfant est manipulé et soigné (bain, toilette…). S’il est assuré de manière suffisante, l’enfant a le sentiment continu d’exister. La peau étant la membrane frontière entre un dedans et un dehors, un intérieur et un extérieur, ces soins permettent à l’enfant de se construire une image de sa personne. Ces deux processus permettent à l’enfant de construire son Moi. Pour Winnicott, cette élaboration est primordiale pour que le nouveau-né se reconnaisse petit à petit comme différent de ce qui l’entoure, et principalement de sa mère.
Dans un premier temps, sa relation primaire à la mère, est fondée sur une illusion, car l’enfant vit l’expérience d’omnipotence. En effet, dans la mesure où la mère suffisamment bonne fait coïncider ce que l’enfant désire avec ce qu’elle apporte, l’enfant suppose qu’il crée lui-même l’objet désiré. Cette illusion (entre réalité intérieure et réalité extérieure) est un intermédiaire entre la subjectivité et l’objectivité que Winnicott désigne comme espace transitionnel. Sur le plan clinique, il a également mis en évidence l’utilisation de « l’objet transitionnel », c’est-à-dire un objet externe (bout de drap, ours en peluche.. .) qui vient fonctionner comme un espace entre l’enfant et sa mère, le dedans et le dehors. Il sert à l’enfant à nier, ou oublier la séparation d’avec sa mère, et joue un rôle dans le repérage du réel. Il est une manifestation de créativité de l’objet, donc une symbolisation. Winnicott pense que cette fonction d’objet transitionnel subsiste au-delà de cette phase de différenciation et de cheminement vers la relation d’objet proprement dite. Il y voit des prolongements tout au long de la vie dans des expériences qui touchent autant au domaine de la vie imaginative que de la religion, l’art et la création scientifique.
Le sevrage marque la résolution du stade oral. Lorsqu’il se produit trop tôt et trop subitement, sans laisser à l’enfant le temps de déplacer sur d’autres objets son investissement libidinal, l’enfant peut alors se fixer sur un mode oral passif et peut perdre son intérêt pour le monde extérieur.
2 ) Le Stade Anal
Nous venons de voir que c’est au stade oral que le Moi de l’enfant s’ébauche et se différencie progressivement du Ca 11 . Le principe de plaisir commence alors à entrer en conflit avec le principe de réalité. Le stade anal se situe pour Freud entre un et trois ans. L’organisation libidinale se caractérise par le primat de la zone érotique anale ; le plaisir anal existe auparavant, mais il n’est alors pas conflictualisé dans la relation d’objet. C’est en effet avec la prégnance du contrôle sphinctérien que va se conflictualiser la relation d’objet, liée à la fonction de défécation, d’expulsion et de rétention. La mère reste l’objet privilégié. Elle est à présent vécue comme un être entier. A propos des soins de propreté donnés par la mère, l’enfant peut être gratifié ou réprimandé. Le « boudin fécal » est vécu par l’enfant comme une partie de son propre corps qu’il peut retenir à l’intérieur ou expulser au dehors. Les selles deviennent alors pour l’enfant une monnaie d’échange. Les fèces ont valeur de cadeau qu’il offre ou refuse. Avec la propreté sphinctérienne, l’enfant, découvre son pouvoir, sa propriété privée. Au pouvoir auto-érotique sur son transit, l’enfant associe un pouvoir affectif sur sa mère. L’ambivalence d’amour et d’agressivité caractérise alors la relation d’objet à ce stade sur le modèle, d’une part de l’activité auto-érotique entretenue par l’enfant avec ses matières fécales, et d’autre part, des conflits qui se jouent par l’éducation à la propreté.
3) Le Stade Phallique
Le stade phallique correspond à un centrage de la pulsion lié à une thématique d’absence ou de présence du pénis, sans qu’il s’agisse pour autant d’une génitalisation de la libido. La zone érogène prévalente est l’urètre, d’abord liée au plaisir de la miction. C’est à ce stade que se manifeste la curiosité infantile. L’enfant prend conscience de la différence anatomique des sexes, vécue comme présence ou absence de pénis. La masturbation secondaire vient s’étayer sur le plaisir excrétoire de la miction. Dès la phase orale, il existait chez le nourrisson une masturbation dite « primaire » consistant en l’éveil des organes génitaux lors de la miction ou de la toilette. A cet effet occasionnel succède, dans la masturbation secondaire, une dissociation du plaisir hédoniste et de son substrat mictionnel. C’est à ce stade, entre 3 et 5 ans, qu’apparaît le complexe d’Œdipe.
Le mythe grec révèle une forme dite « positive », présentant un amour libidinal du garçon pour sa mère et une haine pour son père. En psychanalyse, l’Oedipe désigne une organisation du désir amoureux et hostile éprouvé par l’enfant à l’égard de ses parents. Il joue un rôle fondamental dans la structuration de la personnalité et dans l’orientation du désir. L’essentiel de cette expérience consiste dans le fait que pour la première fois, l’enfant reconnaît, au prix de l’angoisse, la différence anatomique des sexes. Jusqu’alors il vivait dans l’illusion de la toute-puissance ; désormais, avec l’épreuve de la castration, il saura accepter que l’univers soit composé d’hommes et de femmes, et que son corps a des limites. Le complexe d’Œdipe est fortement lié au complexe de castration. En effet, c’est la découverte d’un autre sexe qui déclenche la peur de perdre le sien.
Le petit garçon est d’abord très attaché à son premier objet d’amour : sa mère. Son père étant alors considéré comme un rival, possesseur du phallus, attribut symbolique de l’autorité et de la loi. Le petit garçon est aussi convaincu de l’universalité du pénis. Lorsqu’il découvre l’existence du sexe féminin, il pense que les femmes ont été « châtrées », et la peur de l’être aussi s’éveille en lui. C’est l’émergence de l’angoisse de castration. Pour dépasser cette angoisse, il va engager un processus d’identification au père. En grandissant, la séparation d’avec sa mère poussera aussi son désir vers d’autres femmes. Ce sera la fin du complexe de castration et la fin du complexe d’Oedipe.
La petite fille de son côté, est aussi attachée à son premier objet d’amour (la mère) et pense également que tout le monde a un sexe comme le sien. Lorsqu’elle découvre l’existence du sexe masculin, elle pense qu’il « lui manque quelque chose ». De ce fait, pensant avoir été « châtrée » tout comme sa mère, l’envie d’avoir un pénis émerge. Son père devient objet libidinal, et sa mère est alors chargée de haine et de jalousie. En grandissant, la séparation d’avec sa mère la poussera vers son père puis vers d’autres hommes. Ici, la fin du complexe de castration entraîne la naissance du complexe d’Oedipe.
Avec la résolution du complexe d’Oedipe, les choix objectaux sont remplacés par des individus : le garçon s’engage dans un désir de ressembler au père, et la fille à la mère. Sur le plan identificatoire, le complexe d’Oedipe marque une étape décisive puisque la question d’être ou avoir le pénis est remplacée par celle d’être un homme ou une femme. Il est donc le principal organisateur de l’accession à la génitalité.
Mais le concept de phallus est aussi déterminant dans la genèse de l’appareil psychique, notamment en permettant l’intériorisation des interdits parentaux, prohibition de l’inceste et son corollaire : l’interdit du meurtre du père. En effet, dans la théorie freudienne, la référence au phallus est celle de la référence au père, en tant que fonction. La fonction paternelle est celle qui permet une médiatisation de la relation de l’enfant à la mère et de la mère à l’enfant. Elle est donc celle qui introduit entre la mère et l’enfant, un tiers. C’est à ce titre que la fonction paternelle est le vecteur de la séparation mère-enfant. Ce tiers, au-delà du père, a un nom : le phallus. Le rôle et la place du père sont fondamentaux, car il frustre l’enfant, garçon ou fille, de sa mère. Pour Lacan le père est le support de la Loi, celle de l’interdit de l’inceste, et sa fonction consiste à unir le désir à la loi. Ainsi, Lacan montre que le père, au bout du compte, c’est un nom. La fonction paternelle est supportée alors par le « Nom du Père » : un signifiant que la mère énonce à l’enfant.
Ainsi, pour les deux sexes, le phallus correspond à une perte de la jouissance liée à l’interdit de l’inceste. Le phallus symbolise donc quelque chose que ni le sexe masculin, ni le sexe féminin ne possèdent. Cette perte de jouissance, la psychanalyse lui donne le nom de « castration ». A la fin de ce stade important pour Lacan, « l’enfant est déchu de l’exercice des fonctions qui avaient commencé à s’éveiller » 12 . C’est alors le stade de latence.
4) Le Stade de Latence
Il est marqué par le déclin de la sexualité infantile. En effet, Freud attribue l’entrée en période de latence au déclin du complexe d’Oedipe. Ce stade se manifeste autour de 5 ou 6 ans et dure jusqu’au début de la puberté. Il n’exclut pas les manifestations sexuelles, mais sans qu’une organisation nouvelle s’instaure. La frustration et les impossibilités de satisfactions réelles, accentuées par l’instauration du Surmoi, vont provoquer la désexualisation des relations d’objet, caractérisée par la prévalence de la tendresse sur le désir sexuel. La période de latence correspond alors à un refoulement de la sexualité. Ce refoulement permet la sublimation des pulsions vers des objets plus socialisés (activités sociales, intellectuelles, le jeu, ou encore le travail scolaire).
5) Le Stade Génital
L’adolescence s’ouvre par l’apparition de la puberté. A cette croissance, s’associe une résurgence massive de la pulsion libidinale qui vient rompre l’équilibre trouvé en période de latence, notamment en ce qui concerne les rapports entre les instances intra-psychiques (le Moi, le Ca, et le Surmoi). Le développement sexuel semble se remettre en éveil, depuis le déclin du complexe d’Oedipe. L’adolescence est souvent décrite comme l’âge ingrat vécu comme une crise narcissique et identificatoire avec des doutes et des angoisses sur l’image de soi, l’image du corps, l’inquiétude vis à vis des changements physiques. Les tendances génitales suractivées trouvent leur expression dans la masturbation, éprouvée autant comme un besoin impérieux que comme un acte culpabilisant. Cette problématique est donc réactivée à la puberté, c’est la dernière chance pour résoudre ce conflit. C’est de leur résolution on non que se dégagent alors les structures psychiques (névroses, psychoses, états limites, …).
Bien entendu, les éducateurs sont des êtres humains comme les autres, et chacun d’eux est passé par les différents stades que nous venons d’évoquer. Cependant, face à des sujets en souffrance, l’éducateur, en tant que professionnel, se présente avec des fonctions particulières, selon la personne qu’il a en face de lui.
1) L’Educateur comme Accompagnant.
Lorsqu’un sujet est « pris en charge » dans une institution, il appréhende souvent un nouveau cadre de vie. Ce qu’on appelle les « espace-temps » (nouveau cadre de vie, nouvel emploi du temps, nouveaux horaires) ne doivent alors pas être trop différents pour qu’il puisse s’y retrouver (il doit assurer sa sécurité affective), mais suffisamment différents pour qu’ils contiennent le sujet dans sa prise en charge, et lui permettre de bien s’en accommoder. C’est tout cet ensemble (les murs de l’institution, les règles, et la dimension espace-temps) qui caractérise le cadre de l’institution. L’éducateur pour travailler va alors agir sur l’articulation de ce cadre institutionnel avec le sujet. Il s’agit tout d’abord pour le professionnel de prendre acte des dysfonctionnements relationnels et/ou sociaux du sujet et de les exploiter pour y remédier, avec lui. Un des moyens pour faire ce travail est d’abord de le rendre conscient de ses difficultés (ce qui ne va pas forcément de soi), et par la suite, de l’aider à y trouver une issue. C’est donc par une élaboration, une prise de distance d’avec les réalités (de l’institution, de son histoire et de sa conscience) que se fait l’accompagnement. L’éducateur s’engage ensuite par sa présence, et sa relation avec le sujet, dans un processus cognitif. Cet « être avec », ce partage du quotidien allié à l’imagination et à la réflexion collective permettent des réponses éducatives qui, ajustées au « bon moment », sont capables de canaliser et réorienter le sujet. C’est en effet dans le rapport à l’autre, dans la proximité d’existence, que s’impose un savoir sur soi (pour exister par rapport aux autres). Car, les actions de l’un influencent l’autre en ce qu’elles sont différentes ou non, suscitent intérêt ou indifférence, envie ou mépris. Ce que fait l’autre me distingue, me singularise (si les actions sont différentes), ou me fait appartenir à un groupe (si elles se ressemblent). C’est donc dans ce sens que chaque rapport à l’autre, ou au monde, impose l’identité de soi.
Mais, s’il est considéré comme accompagnant, l’éducateur peut être aussi considéré comme modèle.
2) L’Educateur comme Modèle.
En effet, en soutenant le jeune dans son projet individualisé, l’éducateur peut lui servir de « moi auxiliaire » et de « pôle identificatoire » 13 . Un « moi auxiliaire » (d’après Moreno) en endossant les rôles dont le sujet a besoin, parce que sa cohérence intérieure est souvent fragile, et qu’il peut se trouver en détresse au niveau de son identité. Il doit pouvoir trouver à ses côtés un soutien qui joue le rôle d’étai et prévienne ses conduites destructrices. Et un « pôle identificatoire » (d’après Lemay) parce qu’il s’agit pour l’éducateur d’avoir une continuité éducative et relationnelle stable, servant de repère au sujet. Par sa présence effective (parce que concrète), influente (car il y a toujours des répercussions) et signifiante (c’est au sujet d’interpréter), l’éducateur, à travers le protocole institutionnel, propose un champ d’expériences invitant le sujet à se définir et à se redéfinir dans une identité personnelle. L’éducateur peut encore être considéré en position de référence.
3) L’Educateur comme Référent.
Du point de vue idéal, l’éducateur référent, se trouve placé entre le sujet, l’institution et la famille, puisque son rôle consiste à prendre en charge individuellement un sujet. Il médiatise alors leur relation en maintenant à la fois le lien et l’écart nécessaire entre eux, afin de préserver par son écoute un espace de parole et d’altérité. C’est dans cet espace, intermédiaire, reconnaissant l’autre comme sujet, que ce dernier pourra s’engager dans un processus de maturation psychique. Ce processus, soutenu par le référent, ne vise pas forcément à adapter le sujet à sa situation, ni à son statut social (handicapé par exemple), ni à l’institution. Il doit faire émerger une parole singulière, et veiller, par la prise en compte de son histoire et de sa subjectivité, à l’expression de son désir.
Mais, s’il est de par sa position le support privilégié d’un sujet, le référent ne peut prétendre à l’exclusivité de la relation éducative et thérapeutique. D’une part parce qu’il n’est pas le seul interlocuteur du sujet dans l’institution : il y a d’autres éducateurs, des instituteurs, infirmiers , orthophonistes, psychomotriciens, psychologues, psychiatres,…qui travaillent peut-être avec lui. De plus, c’est dans la pluridisciplinarité et la transversalité des connaissances, que le sujet sera au mieux servi pour lui-même. D’autre part, la multiplicité des intervenants favorise la diversité des relations autour du sujet. Et c’est alors lui qui pourra entamer une relation avec la ou les personnes avec qui il s’entend. Le référent n’est pas forcément à cette place privilégiée dans le « cœur » du sujet.
4) L’Educateur comme Substitut.
Enfin, l’instauration d’une relation personnalisée fait entrer peu ou prou le professionnel dans une logique de suppléance parentale, dans la mesure où l’enfant va s’adresser à ce nouvel adulte plutôt qu’à ses parents pour ses besoins et exigences quotidiennes. L’éducateur exerce en effet un rôle d’écoute, d’observation et de guidance, assure la continuité et la cohérence de la vie du sujet. Il peut prendre très vite une place dans son univers, étant souvent sollicité pour répondre à ses demandes ; angoisses et problèmes de ce dernier. Cette réalité est d’autant plus renforcée que l’instrument de travail essentiel, qui constitue la base du relationnel entre le référent et le sujet, se situe bien dans le domaine de la confiance réciproque et de l’affectif, et ce malgré l’aspect contractuel de la prise en charge. Du côté du professionnel, on ne peut s’atteler à apprendre ou à aider un être humain à gérer sa vie, sans tisser des liens empreints d’empathie, de compréhension, et de « grande » proximité. Du côté du sujet, s’adresser à un autre, c’est pouvoir compter sur lui, et essayer d’obtenir des satisfactions, à partir de la relation privilégiée qu’il a établie avec lui. « Mon éduc » dira l’enfant, « mon enfant » dira l’éducateur. Pour moi, ces nominations marquent le processus d’appropriation dans lesquels ils sont engagés. Le risque est alors celui de l’enfermement de l’un à l’autre dans une relation fusionnelle marquée par la confusion des rôles et une illusion de toute-puissance.
Car, s’il est vrai qu’un « lien de réalité » existe entre l’enfant et ses parents, comme entre l’enfant et son éducateur, il y a toutefois une différence. Ce lien est un espace commun, et c’est par ce point commun que, parfois, le professionnel peut avoir l’impression d’être dans une position symétrique à celle des parents envers l’enfant. C’est un lien qui se construit progressivement, pas à pas, à travers les soins, l’attention et le respect accordés à l’enfant. Il passe par le geste, la voix, la présence corporelle et psychique, le mode d’échange et d’éducation établis avec l’enfant. Mais le rôle éducatif du professionnel s’exercera différemment de celui des parents parce que, tout simplement, pour l’enfant, le professionnel n’occupe pas la même place subjective et symbolique (il n’appartient pas au cercle familial). Et c’est parce que le professionnel est à cette autre place que l’enfant va s’autoriser à construire un lien affectueux et déculpabilisé.
5) L’Educateur comme Tiers.
La psychanalyse insiste sur l’importance de la relation objectale qui permet à l’enfant de distinguer l’existence d’un monde extérieur au fonctionnement fusionnel qui l’unit à sa mère, dès les premiers jours de sa vie. Cette prise de conscience est possible grâce à l’intervention d’une tierce personne, souvent le père. Le rôle de l’éducateur consiste également à se placer à l’interface entre la réalité et le désir de l’enfant, entre la loi sociale et sa singularité. En psychanalyse, on dit que le père existe auprès de l’enfant par la parole de la mère (le « Nom du père »). En éducation spécialisée, l’éducateur, en tant que tiers, existe aussi auprès du sujet lorsqu’il est reconnu et nommé comme tel. Tout comme le père, l’éducateur doit faire tiers entre l’enfant et sa mère ; entre l’enfant et son environnement.
Cette fonction de tiers correspond aussi à la fonction de médiation. Etre médiateur, « c’est se mettre au milieu », rappelle F. Tosquelles 14 . En effet, l’éducateur est toujours ce personnage qui tente d’établir un pont entre un être actuel, en devenir, et un environnement qui doit apporter sa contribution éducative. Pour J. Rouzel, l’éducateur est dans ce sens, « un passeur ». Cette médiation fait donc partie du processus de séparation. D’ailleurs, rappelons que la première médiation que l’enfant met en place pour réparer l’absence de sa mère, est le « jeu de la bobine » développé par Freud. Le « Fort – Da » permet à l’enfant de jouer avec l’absence et la réapparition de la navette, pour compenser l’absence de sa mère et intérioriser son nécessaire retour. L’éducateur se situe donc bien dans cette dynamique de réparation, et de séparation entre l’enfant et son environnement. Sa fonction de tiers doit aider l’enfant à se séparer de sa mère pour mieux s’individualiser, et devenir autonome.
D/ Présentation de l’établissement
Je viens d’exposer ce qui pour moi représente une relation éducative, et à partir de quoi elle va prendre forme, selon les statuts du sujet et les fonctions de l’éducateur. Aussi, avant de présenter mes cas cliniques, il m’a semblé opportun de présenter rapidement l’établissement de mon lieu de stage à responsabilité.
L’IME où j’ai effectué mon stage fonctionne en externat. L’institution a été créée dès 1960, par la création d’une association de « Parents, d’Amis et de Personnes Handicapées Mentales », dite APEI 15 « Les Papillons Blancs ». Cette association a pour but d’apporter aux personnes handicapées mentales et à leurs familles l’appui moral et matériel dont elles ont besoin. Elle leur permet de développer entre elles un esprit de solidarité, et de les amener à participer activement à la vie associative. Elle a également pour but de mettre en œuvre tous les moyens nécessaires au meilleur développement moral, physique ou intellectuel des personnes handicapées mentales, en promouvant et en gérant tous les établissements ou services indispensables à leur épanouissement. Elle favorise ainsi l’éducation, la formation ou l’exercice d’une activité professionnelle pouvant générer une activité commerciale, mais encore l’accès à l’hébergement, à l’insertion sociale et professionnelle, l’organisation des loisirs…
L’association, ouvrit tout d’abord en 1960 un service d’accueil en semi internat pour douze personne handicapées mentales. Puis cherchant à favoriser leur insertion dans le marché du travail, l’association créa en 1966 un IMPRO 16 pour vingt adolescents, sous forme d’ « appartement thérapeutique », ensuite un CAT 17 en 1970. Ce n’est qu’en 1971, que fut créée un IMP 18 pour vingt enfants. L’ensemble (IMP et IMPRO) se désigne aujourd’hui communément sous le terme d’IME 19 .
J’ai donc effectué mon stage à responsabilité auprès de jeunes enfants déficients âgés de 4 à 11 ans. Les missions d’un IME sont de permettre l’autonomisation des jeunes enfants déficients, de leur assurer des apprentissages sociaux et scolaires adaptés à leurs possibilités, et de favoriser leur subjectivité. Par ces principes, le rôle de l’éducateur doit permettre la réalisation de ces missions. Lors de mon stage, j’ai pu particulièrement observer que les éducateurs prenaient très à cœur l’élaboration de la subjectivité des enfants. Ils tenaient à ce qu’ils expriment toujours leurs désirs, qu’ils soient capables de faire des choix, de parler d’eux-mêmes, et d’agir pour eux-mêmes. Cette ambition nécessitait que les enfants aient préalablement accepté de venir à l’IME, et de se séparer de leurs parents. Une réciprocité est en effet nécessaire pour que les enfants adhèrent au fait d’être pris en charge par d’autres adultes.
CHAPITRE II :
« Une Question de Rencontre »
Je viens de présenter ce qui entre en jeu dans une relation éducative. Tout va donc dépendre du statut dans lequel se trouve le sujet, et de la fonction qu’il va attribuer à l’éducateur. Pour illustrer mon hypothèse 20 , je vais présenter trois cas cliniques, trois rencontres, avec des enfants de l’IME. Je les ai choisis, d’une part parce que chacun d’eux m’a étonnée, intéressée et questionnée dans ma pratique professionnelle tout au long de mon stage, mais aussi parce qu’ils présentent une grande différence entre eux. En effet, Caroline est une petite fille qui, dès mon arrivée, a tout fait pour capter mon attention, et qui était en quête profonde d’affection. J’ai tout de suite été séduite par elle, et j’ai eu beaucoup de plaisir à travailler avec elle. Mélanie, par contre, est une petite fille qui, dès le départ, m’a fortement mise mal à l’aise, provoquant chez moi des sentiments de rejet et des envies d’éloignement. Enfin, Antoine est un petit garçon, qui a su se montrer très réservé, et avec qui ma relation a été empreinte de beaucoup de sollicitations manquées. Ces trois situations cliniques, me semblent bien montrer comment les émotions de chacun interviennent dans la relation éducative.
A) Caroline et l’éducateur « exclu »
1) Anamnèse
Caroline est une petite fille, aujourd’hui âgée de 9 ans. Elle est assez grande pour son âge, très fine, pâle, avec de grands yeux bleus. Elle ressemble tant par sa démarche que par ses habits à un garçon manqué. Les cheveux coupés courts, pleins de poux, elle est toujours « dépenaillée », avec des habits récupérés.
Elle est arrivée à l’IME en septembre 2002. Elle est la quatrième d’une fratrie de cinq enfants. Au niveau familial, le père a une histoire difficile, empreinte de violence, et liée à un alcoolisme. Le couple vit en concubinage depuis 18 ans, mais avec des relations difficiles. Caroline avait un an lorsque son père a été incarcéré pour violence sur l’un de ses frères aînés. Cette période a été relatée de manière assez confuse par la mère. Bébé, elle aurait donc été victime d’un certain désintérêt, voire de négligence. C’est à l’école maternelle, vers 3 ans, que ses troubles ont attiré l’attention. Son retard de langage et son instabilité psychomotrice rendaient impossible tout apprentissage. Son inadaptation a favorisé son rejet par les autres enfants, contre lesquels elle est vite devenue agressive. Soupçonnant une maltraitance à cause de ses nombreux hématomes, l’école fit un signalement d’enfant en danger. Des examens médicaux révélèrent par la suite une affection génétique. Le certificat médical de 2001, qui accompagnait la demande d’Allocation d’Education Spécialisée, désignait le « Syndrome d’Ehlers-Danlos ». Il s’agit d’une « manifestation dermatologique sous formes de lésions traumatiques cutanées multiples et répétitives » 21 où les plaies et hématomes, cicatrisent difficilement. Avant d’être orientée en IME par la CDES 22 , Caroline fréquentait un Hôpital de Jour, l’école maternelle, et se rendait au CMP 23 . Les projets de ces prises en charge portaient sur une « socialisation, adaptation au groupe et à sa place d’enfant soumis à des lois communes à tous » 24 . Elle y était décrite alors comme une enfant chétive, instable, prenant facilement la parole, établissant facilement le contact, participant bien aux activités, souriante mais toujours un peu craintive. Son côté naïf faisant souvent rire les autres enfants, elle les tapait pour se défendre. Son instabilité se révélait par des questions incessantes, ses sens toujours en alerte. Elle présentait une adaptation de surface, une sorte de masque, calquant les expressions et les attitudes d’adulte, en refusant l’autorité.
2) Supposés de prise en charge
L’indication de l’IME semble correspondre à un suivi éducatif et thérapeutique, dans le but de soulager la famille dans une prise en charge plus conséquente, et favoriser ainsi un travail de séparation d’avec la mère. Cette dernière dit à ce propos qu’elle « ne peut rien faire à la maison, tant que Caroline y est ». Elle l’accapare sans cesse, l’empêche parfois de s’occuper de sa petite sœur, envers qui sa jalousie est extrême. Caroline n’accepte aucune frustration et lors de ses colères, elle s’automutile, c’est-à-dire qu’elle se mord, se griffe, crie et se tape la tête contre les murs. Sa mère dit avoir très peur de ses colères au point qu’elle évite les situations « à risque ».
Pour l’IME, son projet consiste à lui donner des repères sécurisants par un cadre fixe, porteur de limites, d’incitations et de sollicitations au relationnel avec les adultes et les autres enfants. Ces repères doivent s’inscrire dans le quotidien plus par la parole que par l’acte.
3) Observations de l’enfant
Lorsque j’arrivai à l’IME, Caroline me sauta au cou, et me réclama des câlins. Elle demanda à caresser mes cheveux, et même à les sentir. Pendant les premières réunions de groupe, elle cherchait sans cesse à attirer mon regard sur elle, se penchant vers moi, me touchant les cheveux, me parlant. Mais, comme j’étais décidée à m’intéresser aussi aux autres enfants, je ne répondais pas complètement à ses demandes. Comme elle continua cette recherche d’attention exclusive, avec moi ou d’autres adultes, lors des temps de groupe, elle fut régulièrement punie. J’interpellais souvent l’équipe à propos de cette pratique, car s’il s’agit de faire comprendre à un enfant la nécessité d’un groupe, l’exclusion et la punition ne me semblaient pas adaptés pour Caroline. Il me semblait en effet que pour elle, tout groupe était anxiogène. La punir parce qu’elle ne pouvait supporter le concept de groupe, ne pouvait, d’après moi, qu’aggraver son inadaptation.
Caroline était véritablement en recherche d’une relation tactile avec les adultes femmes. Elle s’élançait souvent contre ma poitrine pour réclamer un câlin. Et, lors de ses crises, seule une contenance physique pouvait la rassurer. Ses demandes de « toucher » me mettaient un peu mal à l’aise, car si je savais que cette enfant avait besoin d’être rassurée, je craignais qu’elle ne s’engage dans une relation trop fusionnelle, dont j’avais été prévenue. De plus, les relations trop tactiles étaient plutôt mal perçues à l’IME : pour se dire bonjour, enfants et adultes se serrent la main. Cependant, sentant que sa demande de câlins constituait pour elle une nécessité, un besoin rassurant par rapport à son monde environnant, je ne manquais pas de les lui donner, lorsque je sentais qu’ils représentaient pour elle un impératif, c’est-à-dire un rempart à une angoisse majeure.
Mais, face aux adultes, ou face à un groupe, Caroline restait toujours dans un processus d’exclusion. En effet, elle faisait tout pour mettre à mal ce qui pouvait marcher ou lui faire plaisir. Par exemple, si une activité se passait bien, dès que l’on commençait à ranger ou à passer à autre chose, Caroline mettait systématiquement tout en échec en transgressant la moindre limite, ou en se mettant à frapper, sans aucune raison, les personnes autour d’elle. Il semblait inéluctable qu’après avoir partagé un bon moment, elle ne pouvait pas le supporter et cherchait dès lors à se faire punir ou exclure d’un groupe. Ou peut-être était-ce l’arrêt de l’activité qu’elle ne pouvait supporter ?
En tout cas, cette recherche d’exclusion se manifestait tant pour elle, que pour l’éducateur. En effet, j’avais pu remarquer que, souvent, Caroline demandait dès le début d’une activité ou d’un groupe de parole à « sortir », voire même à « être punie ». De ce fait, il me semblait que Caroline savait très bien ce qu’elle faisait et pourquoi. Ne voulant pas assister à cette activité, elle faisait tout pour en être dispensée. En s’excluant de cette activité, et en faisant tout pour l’être effectivement, elle excluait aussi l’éducateur de son espace psychique. L’équipe éducative avait fort bien repéré ce comportement symptomatique ou pathologique, et essayait de tenir bon face à ses comportements provocateurs et agressifs, mais l’activité devenait souvent impossible tant elle était parasitée par ses cris et agressions envers le groupe. De fait, comme ses conduites généraient beaucoup d’angoisse auprès des autres enfants, l’éducateur présent ou moi-même étions obligés de la faire sortir, presque malgré nous, pour protéger un tant soit peu le groupe.
Mais en faisant cela, nous répondions favorablement à sa demande d’exclusion, et lui accordions, par là, la place unique qu’elle recherchait tant. Cette situation me posait beaucoup de questions, car si nous étions « obligés » de protéger un peu le groupe face à ses crises, nous n’arrivions pas, en l’excluant systématiquement, à lui faire prendre conscience de ce pourquoi elle était à l’IME. En effet, toute « socialisation, adaptation au groupe et à sa place d’enfant soumis à des lois communes à tous » semblait encore toujours difficile, même si l’équipe éducative arrivait à poser des limites et un cadre contenant. Car les exclusions se faisaient aussi dans ce sens : lui poser un cadre, des limites, bref lui poser une loi interdisant la violence. L’équipe éducative insistait d’ailleurs régulièrement pour lui faire « entendre » qu’elle pouvait tout dire, mais ne pouvait pas tout faire.
4) Elaboration de ma pratique éducative
Enfant en recherche profonde d’affection et d’attention, et mon sujet de mémoire étant déjà déterminé, Caroline avait tout de suite suscité mon intérêt éducatif. Son comportement fait de gestes tantôt affectueux, tantôt agressifs à l’égard des autres enfants soulevait chez moi beaucoup d’interrogations. Elle s’automutilait aussi fréquemment. Ces différentes attitudes, indices de grandes détresse et souffrance m’ont fortement mobilisée. Mais à la rentrée de septembre, sa violence envers elle-même s’atténua pour mieux se retourner vers les autres. Elle se manifesta notamment vis-à-vis des jeunes adultes encadrants (femmes) de l’institution. Fallait-il voir dans cette agression à l’autre un progrès, une autre combinaison de sa souffrance ? Moi-même, je me suis retrouvée désignée par cette nouvelle attitude. Elle combina vite à mon égard provocations par des gestes agressifs et des insultes répétées. Ma nature tranquille et des attitudes éducatives m’amenèrent à recevoir ce qu’elle indiquait. En effet ces coups et insultes m’invitaient à les entendre comme les manifestations de sa problématique personnelle. Mais si l’éducateur peut tout accueillir, peut-il pour autant tout accepter ? L’idée avancée par Moreno de la position du « moi auxiliaire » soutenait le fait de me proposer à cette enfant en difficulté comme quelqu’un de calme et d’apaisant, à partir de qui elle pourrait se soutenir. Cette idée de « moi auxiliaire », je l’avais comprise comme non défaillante. Et je voulais m’y tenir, surtout ne pas défaillir. L’idée même d’accueillir ses gestes en restant stable et calme pouvait, je pense, l’aider à faire l’expérience d’attitude non réactionnelle, face à des attitudes de provocations. J’espérais également lui montrer que malgré ses conduites, je la traitais toujours de la même manière, aussi attentive et respectueuse. Cependant, malgré ma bonne volonté à rester calme, elle eut raison de ma patience au bout d’un certain temps. Elle m’agressait en effet en permanence suscitant par là un intérêt exclusif que je devais lui accorder. Une attitude de distance avec l’assentiment de mes collègues éducatifs fut une première réponse proposée. Sa violence à mon encontre ne céda pas pour autant. Mais un progrès déjà se dessinait : nos rencontres impromptues dans l’institution provoquaient chez elle confrontations et questions. Je m’installai finalement en l’espace de quelques jours dans une véritable dynamique d’accompagnement différent. En effet, c’est à ce moment que surgit pour l’équipe éducative la question du redoublement de la position maternelle, dans cette alternance d’intérêt et de mise à distance que je pouvais lui porter, c’est-à-dire que je me trouvais là très proche des positions d’amour et de rejet dans lesquelles sa mère ne manquait pas de la placer.
Début novembre, nous accueillions trois nouveaux enfants, le même jour. Cela ne manqua pas d’éveiller chez Caroline de nombreuses questions et de nouvelles conduites. Elle se montra d’emblée très intéressée et en même temps très agressive envers la nouvelle petite fille, prénommée Marie. Il m’incombait d’accueillir ces trois enfants dans le groupe, ce qui suscita chez Caroline une accentuation de ses comportements agressifs (crachats, coups de pied, insultes). En effet, nous avions pu remarquer qu’à chaque arrivée féminine, enfant ou adulte, Caroline cherchait à obtenir de celles-ci une exclusivité sans partage, en suscitant regards et attentions particulières. Pas de partage, l’autre avec elle et pour elle. Le nouveau ne pouvait pas avoir de statut sans elle : il lui fallait le « capturer ». Il me semble à cet effet important de souligner comment Marie est rentrée chez elle après ce premier jour : Caroline n’avait pas manqué de « l’entamer » en lui tirant les cheveux tout le long de la journée, et en lui cassant son joli collier. Une autre manifestation de détresse est venue là aussi me surprendre, le même jour, lorsqu’elle s’est jetée sur moi avec violence en attrapant mes cheveux et en m’assénant des coups de pied et de poings. Ma première réaction fut d’essayer de la rassurer. Rien n’y fit. L’émotion et la colère allaient crescendo, et le souci de me dégager au mieux de cet affrontement qu’elle m’imposait me fit malencontreusement faire un geste maladroit, que reçut Caroline. Une collègue éducatrice à proximité dégagea Caroline de l’affrontement dans lequel elle risquait de s’enfermer.
Cet épisode permit un grand débat institutionnel autour des modalités d’accompagnements éducatifs auprès de Caroline. Les réflexions d’équipe soulignèrent à quel point le risque d’une relation éducative avec elle se prenait systématiquement dans un « doublé » des positions maternelles, et qu’il était utile, avant toute implication pratique, d’être prévenu de ces risques. En effet, notre humanité ne permet pas à tous les coups d’avoir les bonnes réponses, ni les bonnes réactions à toute provocation. Soucieuse de l’extrême détresse dans laquelle se trouvait Caroline, je me suis trouvée avec mes collègues dans l’impossibilité d’y répondre de façon non passionnelle. Car c’est dans ce registre là que Caroline nous convoque. Sa problématique hystérique, telle qu’elle a été précisée lors des différentes synthèses avec le médecin psychiatre, m’a beaucoup enseignée dans les modalités d’accompagnement éducatif. Le débat consécutif à cet épisode aura au moins permis à Caroline de bénéficier d’une psychothérapie individuelle. Par ailleurs, il lui aura aussi permis d’essayer d’avancer grâce à une rencontre avec le médecin analyste de l’établissement, son éducateur référent et moi-même. Elle manifesta lors de cet entretien un grand intérêt dans ce qui fut échangé au point de pleurer. Elle montra qu’elle avait aussi saisi tout l’enjeu et les modalités de son échange avec moi en me tendant la main, et vint dans un élan affectif s’installer sur mes genoux, où je l’accueillis avec réconfort. Cet entretien a permis de dégager notre relation du registre passionnel, qu’elle ne manquait pas de rechercher. J’ai depuis verbalisé au mieux toute émotion qu’elle suscitait chez l’autre, ce qui la rassura et lui montra qu’il existe des solutions possibles à sa détresse. Cette formalisation énoncée lui permit en tout cas de se dégager un tant soit peu de son angoisse et de son incompréhension des actes, qu’elle met en jeu pour rendre toute relation avec elle impossible.
Pour moi, l’instabilité de Caroline, est pathologique, même si elle présente des troubles organiques. Son instabilité psychomotrice est la conséquence de l’insécurité dans laquelle elle vit (disputes, dissensions, séparations). Ses troubles de sommeil précoces, ainsi que sa quête persistante pour garder auprès d’elle un adulte me semblent attester de cette insécurité dans laquelle elle se situe psychologiquement. Aussi, comme elle avait tendance à toujours mettre en acte ses émotions, au lieu de les énoncer, il me sembla qu’une étape de verbalisation était nécessaire. Je mis donc en place lors de mon stage une activité d’écoute musicale, pour elle, et deux autres enfants du groupe, qui étaient dans une problématique similaire. Mon projet consistait dans un premier temps, à lui permettre de profiter d’un cadre contenant et rassurant, tout en acceptant la présence d’autres enfants. Ainsi, je ne m’inscrivais pas dans une relation duelle et fusionnelle avec elle, telle qu’elle la recherchait. Puis, dans un second temps, j’espérais pouvoir travailler la verbalisation de leurs sentiments par des supports musicaux (musiques tristes ou gaies). J’espérais qu’à partir de ce cadre rassurant, les enfants arriveraient à exprimer en mots leurs émotions.
Avec cette activité, j’ai pu constater quelques changements dans son comportement. Lorsque je mettais des sons de nature un peu violente (orage, tempête, averse), elle savait dire rapidement que cela lui faisait peur. Et, sortant de la pièce, elle allait le raconter à tout le monde. Lors d’une séance où elle était très angoissée et agitée, je décidai de passer une musique très douce, fluctuante (sur le thème de la rivière). Comme elle restait toujours très agitée, je décidai de l’aider à se relaxer en lui racontant une petite histoire où elle se trouvait un beau jour d’été, sur une balançoire, poussée par sa maman. Tout doucement, elle se mit à pleurer. Je ne sus pas sur l’instant à quoi attribuer cette vague de tristesse. Lors des séances suivantes, quand elle me disait avoir peur d’une musique (à raison ou non), je lui proposais de lui tenir la main (en restant allongée à côté d’elle) de manière à répondre à un besoin de relation tactile et rassurant. Une autre fois, je décidai de terminer par une petite séance de chatouilles, par le biais d’une plume. Ce geste plut à tous les enfants présents, mais seule Caroline me le réclama les fois suivantes. Au fil des séances, Caroline su montrer son réel plaisir à participer à cette activité. Mais petit à petit, les émotions devenant de plus en plus intenses, elle devint de plus en plus agressive et provocatrice. Lors d’une réunion de synthèse, le médecin psychiatre nous questionna sur la pertinence de ces activités de relaxation pour Caroline, qui semblaient susciter chez elle beaucoup d’angoisse, par rapport au vide et au silence. De ce fait, avec l’accord de l’équipe, je suspendis cette activité pour Caroline, et après en avoir parlé en entretien avec elle et son référent, il fut décidé qu’elle n’y retournerait plus. Caroline ne manifesta ni rancune ni déception à cette annonce et sembla même rassurée. Pour ma part, j’ai trouvé dommage qu’elle ait réussi à quitter cette activité en mettant en acte ses angoisses, et non en les verbalisant comme je l’avais espéré. Mais d’une certaine manière, ses conduites ont « su » exprimer ses difficultés.
5) Analyse
L’instabilité de Caroline révélait sa grande angoisse dans ses relations au monde et aux autres. Lors d’une synthèse, le médecin psychiatre la décrivit comme une enfant souffrant « d’angoisse d’abandon ». Ce concept a été développé par Freud, qu’il définit comme un jeu d’ambivalence, liée à une dépendance. L’angoisse s’attache à quelqu’un qui importe, mais aussi que l’on hait, à cause de cette dépendance. En me référant également aux théories kleiniennes 25 , je me suis rappelée qu’il existe deux types d’angoisse pour l’enfant: une angoisse persécutrice, où l’enfant peut être anéanti par un objet devenu mauvais, par projection de ses impulsions destructrices, et une angoisse dépressive, où l’enfant appréhende le fait d’avoir fait du mal à l’objet d’amour et l’avoir ainsi perdu. Caroline m’a semblé, par ses conduites ambivalentes d’amour et de haine, être animée de ce type d’angoisse.
Caroline exprimait donc son angoisse de la perte d’amour de sa mère. Selon le médecin psychiatre, elle était « coincée » dans une angoisse de castration, face à la réalité sexuée de ses parents, et notamment de sa mère. C’est pourquoi, à l’IME, elle s’adressait aux adultes femmes avec la même ambivalence, et en les instituant de fait comme des « substituts » maternels. Son mode relationnel avec moi s’est fait sur le même plan d’ambivalence et d’ « angoisse d’abandon ».
6) Dénouement
Ma relation avec Caroline me posa beaucoup de questions sur ma pratique professionnelle et les affects que j’y ai engagés. Malgré ces épisodes difficiles - autant pour elle que pour moi - nos relations reprirent par la suite plus de naturel. Mais pour ma part, ma relation engagée auprès d’elle, m’interrogea sur mes pratiques. Comment, en ayant été prévenue des risques par l’équipe, ai-je pu me laisser « embarquer » dans une relation aussi tumultueuse ? Etait-ce que sa souffrance était trop forte pour que je reste indifférente, ou n’étais-je pas plutôt trop sensible à sa problématique? Enfin, heureusement, le cadre institutionnel a fait tiers entre nous, pour aider à dégager Caroline de cette impasse, et me permettre de prendre une distance supportable.
B) Mélanie et l’éducateur « exclusif »
1) Anamnèse
Mélanie a 10 ans, et elle est à l’IME depuis janvier 1999, donc depuis l’âge de 6 ans. C’est une petite fille assez jolie, les cheveux courts et bouclés, avec de grands cils. Elle a toujours le sourire. Elle est la benjamine et ses deux frères suivent leur scolarité en collège. A l’accouchement, elle est venue par le siège et n’a pas crié tout de suite. Sa mère se pose la question d’une éventuelle réanimation et d’éventuelles séquelles : « on me l’a prise juste après la naissance et je ne sais pas ce qu’ils ont fait ». Encore aujourd’hui la séparation est difficile, elle hésite à confier sa fille à un tiers, même à son mari, disant qu’« elle a besoin de surveillance » 26 . Elle ne peut accepter de laisser sa fille seule quelques instants. La mère a installé un lit supplémentaire dans la chambre de Mélanie, pour l’aider à s’endormir.
Les parents sont d’origine Kabyle, avec des histoires familiales assez mortifères - enfants mort-nés, frère épileptique décédé - ce qui peut expliquer l’angoisse de la maman à laisser sa petite fille seule. De plus, Mélanie souffre d’épilepsie.
Elle a marché à 2 ans et a acquis la propreté diurne à 3 ans. Une énurésie nocturne persiste encore aujourd’hui (elle met des couches). Elle connaît de fréquentes crises d’épilepsie depuis sa naissance et elle a fait des convulsions jusqu’à l’âge d’un mois. Sa première crise a eu lieu à l’âge de 3 mois alors qu’elle était dans le bain. De multiples crises l’ont conduite à une hospitalisation à Soissons, puis à Reims. Elle bénéficie aujourd’hui d’un suivi neurologique à la Salpêtrière. Elle a été déscolarisée dès la maternelle, en juin 1997, à 3 ans.
En décembre 1996, un suivi au CAMSP 27 a d’abord été mis en place. Elle profitait alors de quatre temps de travail par semaine : deux séances en groupe, une séance en psychomotricité, et un suivi psychologique. Les éducatrices du CAMSP n’ont jamais observé de manifestations épileptiques, mais ont constaté d’importants troubles du comportement.
Pour ses parents, son instabilité et son hyperactivité sont dues à l’épilepsie. Elle est considérée comme fragile par sa famille, ses deux frères sont très permissifs à son égard et la surprotègent. La mère dit d’ailleurs que « la contrarier favorise les crises » 28 .
2) Supposés de prise en charge
Il s’agit d’une enfant instable, avec plusieurs problèmes de comportement. Elle présente notamment une très grande instabilité, monopolise les adultes dans un tourbillon incessant, déambule dans la salle, touche à tout, son intérêt pour les activités reste fugace. A cela s’ajoutent des problèmes de séparation. En effet, Mélanie réclame beaucoup sa mère, et répète sans arrêt le mot « maman ». Elle ne semble pas avoir conscience de ses limites corporelles, ignore les autres enfants et refuse les contraintes sociales comme le « non ». Ces observations correspondent tout à fait au tableau épileptique. En effet, la personnalité des épileptiques est souvent décrite 29 comme étant intolérante à la moindre privation. Les enfants épileptiques se font souvent remarquer par une attitude collante, et par des colères explosives à la moindre frustration. Les épileptiques se montrent tantôt moroses, inactifs, la parole et les gestes lents, repliés sur eux-mêmes, attachés à leurs proches, tantôt excités, violents, explosifs, s’en prenant à tout le monde. La personnalité épileptique semble donc osciller entre la lenteur qui caractérise le comportement habituel et l’explosivité qui trouve son expression typique dans les paroxysmes.
Elle nécessite donc une prise en charge en groupe restreint, c’est-à-dire un maximum deux enfants et elle, pour établir un cadre plus sécurisant. En effet, toute la journée, elle réclame « maman » ou « manger ». Elle semble s’accrocher physiquement et psychiquement au premier adulte qui passe à sa portée, et elle a tendance à faire du bruit pour empêcher la relation de l’adulte avec un autre enfant. Il faut souvent la surveiller car elle erre partout, bouscule enfants et objets, ce qui lui attire souvent des disputes ou des claques.
L’IME semble lui correspondre pour un suivi éducatif et thérapeutique, dans la mesure où il lui faut apprendre à se séparer de sa mère, pour accéder à sa propre subjectivité. Cependant, la prise en charge à la journée semble encore très difficile et longue pour elle. L’indication de l’IME devrait lui permettre d’élaborer une amorce d’adresse et de communication à des adultes, différenciés de sa mère. Pour l’aider à sortir de son mode de relation fusionnelle, il faut lui offrir un maximum d’espace de vie, d’expression, que ce soit tant au moment des repas que dans les temps de vie et de jeux. Il faut en effet favoriser son accès à une autonomie au-delà de sa mère, et de sa famille, en lui offrant un cadre sécurisant, garantissant son espace de vie. La conscience d’un autre monde est nécessaire à la poursuite de ses acquisitions d’autonomie et à sa sortie du « fusionnel ».
3) Observations de l’enfant
Mélanie se présente comme une enfant instable dont l’attention est difficile à canaliser. Elle s’intéresse peu aux objets, et au monde environnant. Elle a le sourire facile, et cherche sans cesse à capter l’attention des adultes en collant son visage au notre. Elle recherche également un contact physique. C’est ainsi qu’elle s’adresse à l’autre : en touchant, et en l’accaparant par son regard.
Mélanie s’inscrit souvent dans une passivité, un retrait, un isolement, de manière à ce que l’adulte décide pour elle. Elle cherche sans cesse une attention exclusive de l’adulte, pour compenser l’absence de sa mère. Aussi, pendant quelques mois, Mélanie présenta une attitude régressive par rapport à la propreté. Cette attitude révéla tout d’abord à l’équipe une démarche d’isolement par rapport à son groupe de vie, comme forme d’opposition, d’un refus d’être avec les autres, et de réclamer ainsi une attention particulière des adultes. Heureusement, par la force des choses, la maman a ressenti ses limites dans l’acceptable de Mélanie, et a commencé à lui poser des limites, avec le père, en lui manifestant leur colère par rapport à sa non propreté. En effet, ce comportement archaïque devenait pour eux de plus en plus difficile à supporter.
Pour l’aider à manifester son opposition d’une autre manière, les éducatrices engagèrent auprès d’elle tout une dynamique d’accompagnement. D’abord verbal, pour l’aider à surmonter ses peurs et ses inquiétudes, puis physique en l’accompagnant régulièrement aux toilettes, tout en se préservant de la regarder. Cette attitude lui fut d’ailleurs très difficile à surmonter, car dès que l’on fermait la porte, elle se relevait du siège pour vérifier notre présence. Cependant, après ce passage régressif, Mélanie sembla se réinscrire dans un positionnement un peu moins fusionnel.
Mélanie apprécie beaucoup la musique et la danse, elle aime feuilleter les livres, repère quelques images. Elle apprécie aussi les jeux de motricité globale, mais elle refuse les consignes précises. Même si elle jette moins les objets qu’avant, et qu’elle les porte aussi moins à sa bouche, il est encore impossible de l’intéresser à des jeux plus construits (constructions, puzzles) ou à des jeux de rôle. On ne peut que la mettre en situation, lui proposer du matériel, dont elle dispose à son gré. Cependant elle peut demander l’aide de l’adulte en cas de difficulté. Son sentiment de toute-puissance se révèle aussi dans ses rapports à l’autre, où l’autre, justement, n’existe pas. Elle est une et unique.
Elle a parfois un comportement très parasitant qui consiste à mettre la main entière dans la bouche, jouant avec sa salive. Elle semble se servir de ce comportement comme d’une provocation, à laquelle l’équipe éducative répond par des punitions (exclusion du groupe ou de l’activité, ou privation de goûter). Si dans un premier temps, ces punitions me soulageaient dans l’évitement de cette présence gênante, je me suis vite sentie mal à l’aise face à ces pratiques. Comment en effet ne pas s’interroger sur ce type de « réponse éducative », où la punition semble être la seule réponse adaptée à un enfant ?
Mélanie peut parfois respecter des interdits mais reste toujours dans la recherche des limites. Elle peut aussi se montrer « provocante » pour tester les réactions de l’adulte. Ces derniers temps, elle mettait souvent sa main dans sa culotte en disant à l’adulte : « regarde ! ». Et, lorsque j’essayais de lui faire comprendre que l’exhibition de son intimité était interdite, Mélanie me répondait systématiquement sur un ton bourru : « quoi ? », signifiant par là son refus de comprendre, et son opposition.
De plus, lorsque Mélanie doit attendre pour qu’on s’occupe d’elle, elle prend souvent le parti de pincer les enfants qui se trouvent à proximité. De ce fait, l’adulte se tourne vers elle, et même si c’est pour la gronder, l’attention alors parlée, semble la réconforter. Cependant, elle pince autant les enfants que les adultes. Elle insulte aussi beaucoup dès que nous l’empêchons dans ses comportements avec ce leitmotiv : « connasse ».
Mélanie semble être une petite fille qui manipule l’autre. En effet, on a pu souvent remarquer qu’elle « simulait » des crises d’épilepsie, lorsqu’elle était grondée, ou lorsque l’on exigeait d’elle une certaine attitude. Quand elle revenait à elle, elle nous souriait avec malice. Ce qui était surprenant avec elle d’ailleurs, c’est qu’elle faisait rarement de vraies absences sur le groupe, alors que sa mère disait qu’elle en faisait plusieurs fois par jour à son domicile. Cette différence posait beaucoup question à l’ensemble de l’équipe, et nous nous accordions pour dire que Mélanie devait considérablement « jouer » de l’impact affectif de sa maladie sur ses parents. Cette manipulation nous semblait bien correspondre au besoin qu’elle avait de se sentir toujours regardée et au centre du monde, une des caractéristiques des personnalités épileptiques.
4) Elaboration de ma pratique éducative
Ma pratique éducative auprès de Mélanie s’est positionnée principalement lors des repas. Ce temps, très important pour elle, parce que très investi oralement, était aussi l’occasion de réclamer, et d’obtenir, une attention exclusive. Tout d’abord, dès qu’elle voyait les couverts installés, elle se mettait aussitôt à table, et jouait avec la vaisselle. Il fallait souvent redoubler de vigilance, car elle prenait souvent des couverts voisins, qu’elle ne manquait pas de mettre à la bouche. Il convenait alors de l’inviter à les mettre au lave-vaisselle et à en ramener d’autres, ce qui était très difficile. Il fallait toujours beaucoup de ténacité pour qu’elle considère les autres enfants dans leurs places. Ensuite, pendant le repas, Mélanie ne s’adressait à moi que lorsqu’elle avait besoin de quelque chose : « eau » et « pain » étant ses seules interpellations de l’autre. Lorsque je n’étais pas bien placée pour lui transmettre ce qu’elle me demandait, je l’invitais à s’adresser à quelqu’un d’autre, plus proche des objets réclamés, pour la servir. Cela lui semblait toujours impossible : elle me regardait fixement en répétant le mot, et même parfois en me pinçant jusqu’à ce que son exigence soit satisfaite. Cependant, j’arrivais quand même à obtenir d’elle quelques mots de considération, tels que « s’il te plaît » ou « merci ». La difficulté tenait ensuite principalement à l’attente. Mélanie n’ayant pas encore intégré, ou n’ayant pas envie d’envisager, la notion de groupe, il lui était très insupportable d’attendre que les plats fassent le tour de la table jusqu’à elle. Elle manifestait son impatience, soit en faisant du bruit avec la vaisselle, soit en mettant ses mains dans le plat, soit en pinçant ses voisins. Mais dès qu’elle avait de la nourriture dans son assiette, on ne l’entendait plus. Une autre difficulté était ses débordements tant physique que psychique. Lorsque l’on attendait parfois un plat, et que son assiette était vide, elle se penchait et glissait vers ses voisins, de manière presque à leur « tomber » dessus. Comme, en plus, elle accompagnait ses rapprochements de bave, il était souvent très difficile de n’être pas dérangé, voire dégoûté. Et, si ces rapprochements physiques ne suffisaient pas à me placer dans son intérêt exclusif, elle se mettait alors à rire ou à gémir, à me pincer, jusqu’à ce que je tourne mon regard et mon attention sur elle. Je me souviens d’un repas, où un enfant me racontait des bribes de son histoire, particulièrement intéressante. Mélanie me pinça tout au long du repas, ne supportant visiblement pas que j’écoute quelqu’un d’autre qu’elle. Malgré mes remarques, mes incitations à la patience et au respect (et prise en compte) des autres, je sortis du repas avec plusieurs hématomes sur l’avant-bras. Cependant, parfois, je n’avais pas la même patience, et les autres éducatrices non plus. Aussi, lorsqu’elle associait en plus à ce comportement, des gestes déplacés (doigt d’honneur, et/ou main dans la culotte), elle était sortie de table et se retrouvait punie sur une chaise. Nous l’entendions gémir pendant toute la fin du repas. Parfois, elle n’y revenait même pas. Cela provoquait chez moi un sentiment de culpabilité, car priver un enfant de repas, quel qu’en soit le motif, est contraire à mes principes éducatifs et de respect de la personne.
Son évolution a été très lente dans tous les domaines. Mais s’il n’y a toujours pas de réels apprentissages (elle se présente sur un versant très déficitaire), j’ai pu noter au fil des mois une nette évolution de ses pôles d’intérêts. Elle peut demander désormais à faire soit un « jeu », soit un « dessin ». Son langage a en effet beaucoup évolué entre le début et la fin de mon stage: elle parle plus spontanément. Et, même si elle se contente de mots isolés, ils sont généralement compréhensibles. Après avoir été longtemps dans la répétition, elle commence maintenant à demander des objets absents (elle dit par exemple « glissé » pour désigner le toboggan, lorsqu’elle veut y aller). Mélanie habite donc un peu plus le langage.
Pour qu’elle puisse évoluer, il faudrait l’amener à d’autres prises de conscience. Par exemple celle d’un bien-être dans d’autres plaisirs, tels que les jeux sportifs, la piscine, ou encore le plaisir d’une relation avec l’autre. Pour cela, il faudra que l’équipe éducative poursuivre les rencontres régulières avec ses parents, pour qu’un travail vers l’autonomie puisse s’effectuer dans ce lien.
5) Analyse
A partir de cette observation de Mélanie (au moment des repas) et du fort investissement de la nourriture dans une relation exclusive (excluant d’autres partenaires que l’éducateur), Mélanie semble être suspendue au stade oral, du petit enfant. D’ailleurs, elle se désigne souvent sous le terme de « bébé ». Quand nous lui renvoyions qu’elle ne l’est plus, vu son âge (10 ans), souvent elle riait, comme pour se moquer de nos propos. De fait, en se considérant comme tel, et sa mère la considérant comme tel, l’éducatrice que j’étais ne manqua pas d’être interpellée comme un substitut maternel, dans une relation totalement exclusive. Se considérant toujours comme un « bébé », Mélanie me montra en effet quelques éléments de son oralité. Je vais m’appuyer pour cela sur les concepts de Winnicott 30 . D’abord, elle ramenait souvent de chez elle un stylo ; que nous pourrions désigner comme un « objet transitionnel ». Puis, elle se montrait souvent incapable de rester seule, excepté dans un environnement très connu et restreint c’est-à-dire le lieu du groupe. Et enfin, par son incapacité à être dans le jeu.
Ainsi, engluée dans une telle relation fusionnelle à sa mère, Mélanie a encore beaucoup de difficultés à se positionner comme sujet, distinct de sa mère, avec ses propres désirs et émotions. Même si elle est inscrite à des activités régulières (temps d’éveil à la scolarité, à la piscine, aux jeux sportifs, à l’écoute musicale, et groupe thérapeutique), il faut aussi dans le cadre d’activités ponctuelles (telles que la pâte à modeler, le dessin), lui offrir la possibilité de s’inscrire dans une dynamique de « choix ». Ce qui reste encore très difficile, tant son angoisse est grande. A ce niveau là, je pense d’ailleurs que ses symptômes la protègent de cette angoisse à se défusionner de sa mère.
6) Dénouement
Mélanie est une petite fille qui m’a beaucoup préoccupée. En effet, j’éprouvais une certaine réserve face à ses comportements. Son refus des règles, son refus des autres, et son oralité provoquaient chez moi beaucoup d’antipathie. Pourtant, je savais que c’était une petite fille en difficulté, qui avait besoin d’aide et de soutien. Dès le départ, ma question fut : comment faire pour dépasser mon aversion la concernant et lui apporter une véritable aide éducative ?
Je pense au final avoir trouvé une solution dans cette réflexion. Ce qui m’agaçait au premier abord chez elle, je pense l’avoir dépassé en « comprenant » sa dimension subjective et sa problématique épileptique. C’est grâce à l’analyse de ses conduites, et aux recoupements théoriques que je pus la percevoir au fil des mois comme une petite fille en réelle difficulté, et non plus comme une petite « fille très capricieuse », telle que je la percevais au départ. Cela dit, je pense aujourd’hui que sa problématique nécessiterait encore beaucoup de développement et d’analyse. La maîtrise de sa dimension subjective n’est pas accessible, tout comme il est dangereux de vouloir prétendre tout savoir sur une personne, quelque soit la place et la fonction que l’on occupe. Par contre, mes réflexions et mes informations théoriques ont pu, je pense, m’aider à mieux cerner sa problématique et ses difficultés. Elle m’est dès lors apparue plus authentique, plus fragile dans ses empêchements et conduites. Je compris mieux la nécessité de mon travail auprès d’elle, et les modalités d’accompagnement liées à l’épilepsie d’une petite fille. J’ai aussi par là beaucoup appris sur les nécessités d’apporter ajustements et espoirs dans un travail éducatif avec elle, pour me dégager de l’antipathie qui semblait se dessiner.
C) Antoine et l’éducateur « élu »
1) Anamnèse
Antoine, 10 ans, est le puîné de sa fratrie (ses cinq aînés sont majeurs). Sa mère a eu deux maris. Elle aurait quitté à deux reprises son premier compagnon pour le second, ce qui explique que les enfants ne portent pas tous le même nom (une fille X, un garçon X, une fille Y, une fille X, une fille Y, et Antoine Y). Son premier mari, obèse, est mort subitement à 36 ans d’un accident cardiaque. C’est au cours de sa dernière grossesse que son second mari l’a quittée pour une autre femme. Il a néanmoins reconnu Antoine et le voit régulièrement. La mère d’Antoine est très dépressive, avec une certaine difficulté à faire des deuils (son premier mari, un de ses frères, sa mère). Suite à son divorce, elle a porté toute son agressivité sur sa rivale, et non sur son ex-mari.
Antoine porte les mêmes prénom et nom que son père. Sa mère entretient avec son fils une réelle relation de dépendance. Elle dit sans détour qu’elle a besoin de son fils pour son moral, qu’il est nécessaire à son équilibre. Sujette à des infarctus, Madame arrive à le fragiliser autour de ces questions là, de telle manière qu’il se sente culpabilisé par sa maladie. Elle semble lui avoir à plusieurs reprises parlé de sa mort prochaine, et lui aurait dit sa difficulté à « partir seule ». Antoine semble donc être l’élément indispensable de l’équilibre de sa mère.
Elle est affectée, tout comme Antoine, d’un strabisme très prononcé, et se présente très sensible aux moindres remarques sur cette particularité. Elle dit beaucoup souffrir des réflexions aussi faites à son fils, dont le strabisme est moindre cependant. Sa mère souhaitait son admission à l’IME, notamment parce que ses autres enfants, aînés d’Antoine, y ont déjà été accueillis, mais aussi parce que les enfants en général sont très rejetant envers Antoine, tant à l’école que dans le quartier (un enfant aurait tenté de l’étrangler). La plupart des enfants se moque de son strabisme et le traite de « calouche ». Antoine souffre également d’un léger chuintement articulatoire.
2) Supposés de prise en charge
Antoine a été admis à l’IME pour des « difficultés d’adaptation en milieu scolaire » 31 , à l’âge de 6 ans (en 2000). Il a en effet été maintenu en troisième année de maternelle pour des troubles d’adaptation, car il présentait des retards notables pour son âge et une immaturité aux apprentissages du CP. Sa prise en charge concerne plusieurs aspects. D’une part le scolaire, car il aurait les capacités pour apprendre à lire et écrire. Par ailleurs, il envisage déjà un métier professionnel : il veut être boulanger. D’autre part, il faut l’aider à être lui-même, c’est-à-dire à ne pas se mêler des difficultés des adultes. Il faut l’aider à s’inscrire dans sa vie d’enfant. Les travaux manuels, en lien avec le scolaire, l’aideront dans la manipulation de différents outils, à développer son intérêt pour des choses inconnues, et à mener une action jusqu’au bout, apprendre à différer la possession de l’objet réalisé et pouvoir rendre compte des procédures. Le groupe de parole lui permettra de travailler la relation à l’autre (enfant et adulte), l’écoute, et l’attention, tout en parlant de ses préoccupations du moment, et de ses désirs. Antoine ne semble pas avoir d’étayage suffisant à la maison, pour lui permettre d’évoluer favorablement. Prendre conscience de tout cela est très difficile pour lui et il semble tout occulter de manière défensive. Son éducateur référent souhaite tisser un lien avec lui pour qu’il se sente soutenu et qu’il ait envie de prendre de la distance avec cette situation, mais il semble encore bien jeune pour effectuer ce travail d’élaboration et de symbolisation, et ainsi se dégager de cette place « mortifère ». Il faut pouvoir lui offrir des modèles identificatoires plus souples, et dégager des références de son contexte familial. Il faut aussi l’aider à trouver un plaisir à « être », qui lui donne envie de venir avec régularité à l’IME, et envie d’apprendre. L’IME doit faire « tiers » à son contexte familial.
3) Observations de l’enfant
Antoine est un petit garçon vif, éveillé et attentif. Il intervient sans appréhension et sait donner son avis personnel. Ses réflexions ne sont pas, de plus, dénuées de pertinence. Il est assez débrouillard, et autonome. A 6 ans, il savait déjà prendre son bain seul, ranger ses affaires, et seconder sa mère dans des tâches ménagères simples. Il montre une bonne perception de la réalité. Il a des capacités et pourrait bien évoluer dans un milieu favorisant. En effet, sa scolarité pourrait progresser si sa mère surveillait régulièrement sa vision et s’il n’était pas parasité par sa problématique personnelle et familiale (retard intellectuel, strabisme, fond dépressif, menace de maladie mortelle, relation haineuse, rejet lié au strabisme et crainte des autres).
Dans le groupe, Antoine joue souvent seul, rarement avec les autres enfants, dont il semble avoir peur. Il semble plus apprécier le contact avec les adultes, en leur posant beaucoup de questions, dont souvent il connaît déjà les réponses, cherchant ainsi à se rassurer sur ses propres connaissances. Il parle très volontiers de sa famille, et aime à en expliquer la composition au premier venu (demi-frère, et demi-sœur, neveu, oncle et tante, ami de sa sœur). Il est souvent difficile au premier abord de s’y retrouver dans sa famille, tant la liste des prénoms est grande ; mais lui est très bien repéré. Bavard, il aime beaucoup rapporter ce qu’il a fait la veille, pour rapporter les bêtises des uns et des autres. J’ai pu souvent remarquer qu’il continuait à me parler comme si de rien n’était, alors qu’un autre enfant avait dérangé notre échange. Antoine est un enfant qui a des mimiques et des expressions physiques d’adulte. Ses attitudes d’écoute et sa prestance sont en effet, pour moi, un peu « précieuses » pour un enfant de son âge (jambes croisées et main sous le menton).
La première fois que je l’ai rencontré, il m’avait surprise par sa façon d’être à l’aise. Il s’adressait à moi avec respect et intérêt, et s’est montré curieux et précis dans ses questions pour savoir quel âge j’avais, où j’habitais, si je connaissais sa sœur (qui habite dans la même ville que moi), si j’étais mariée, etc.… C’est un petit garçon qui a le rire facile, et j’ai apprécié échanger avec lui, lors de nos différentes rencontres. Antoine, qui a une grande pratique des relations avec les adultes dans sa famille, semble avoir fort bien saisi tous les enjeux des relations avec eux. Par ailleurs, je ne me souviens pas d’un seul moment où j’ai eu (ou un autre éducateur) à me fâcher contre lui, à poser un cadre, une loi. Antoine est un garçon discret, qui sait solliciter l’adulte quand il a besoin. D’une grande intelligence sociable, il sait se mettre en retrait des conflits majeurs dans le groupe des enfants, et vient même interpeller l’adulte lorsqu’il est témoin d’une bagarre ou autre conflit. Antoine se présente comme un petit enfant sage, poli, bien élevé, avec qui l’éducateur prend plaisir à travailler. Il s’oppose rarement, et ne fait pas de colères, ou de caprices. Bref, un enfant « idéal » pour l’éducateur. Je dis « idéal », car, pour moi, un enfant qui ne s’oppose pas, m’interroge au niveau de sa subjectivité. Antoine est tellement habitué à évoluer dans un milieu d’adultes, qu’il peut s’imaginer à cette place d’adulte. Lorsqu’il parle de lui dans le groupe de parole, c’est plus de ses problèmes familiaux dont il est question : la tutelle de sa mère, la maladie de celle-ci, les conflits entre frère et sœurs, ou entre sa sœur et son conjoint, les divorces, les gardes d’enfants, etc.… Considéré comme un adulte par sa mère, l’équipe se doit de le repositionner comme enfant et l’inviter aux expériences de l’enfance, comme l’insouciance par exemple.
4) Elaboration de ma pratique éducative
Relater ma pratique éducative avec un tel enfant, est délicate. Notamment parce que la multitude de ses activités (scolaire, en activité thérapeutique, et autres) m’a un peu empêchée de travailler avec lui. Sa grande autonomie le soustrayant souvent aux exigences éducatives des adultes, je ne le croisais en fin de compte que lors des repas et des temps libres.
Lorsque nous nous retrouvions ensemble, nous discutions souvent sur le mode de l’humour, en usant de taquinerie réciproque. Un jour, l’ayant observé concentré sur un puzzle difficile, je m’approchais auprès de lui, sans bruit, pour le surprendre. Sursautant, il rit beaucoup et me promît une revanche. Mais, prévenue de ses intentions, je me tenais sur mes gardes les jours suivants. Antoine se montra capable de différer sa revanche. Un jour, en revenant du scolaire, il vint me chercher en courant pour me dire qu’un carreau s’était cassé, et que les enfants y touchaient. Il m’emmena à sa poursuite sur le lieu du bris, qui se révéla n’être qu’un bout de glace d’eau brisé (dans une jardinière). Devant ma surprise et ma perplexité, il éclata de rire et s’exclama: « je t’ai eue !! ». Je riais aussi avec lui de sa grande subtilité à m’avoir fait craindre quelque chose. Plusieurs fois, content de cette réussite, il essaya à nouveau de me « piéger ». Mais je réagissais différemment, en lui rétorquant : « oui, oui, je sais, d’ailleurs c’est très dangereux !». D’ailleurs, il ne pouvait m’inviter à sa course qu’en maîtrisant difficilement son rire. C’était devenu entre nous un petit jeu.
A la fin de mon stage, j’ai pu percevoir une nette évolution, quant à la place dans sa famille et à la manière dont il s’en accommodait maintenant. A plusieurs reprises, il avait raconté que l’un de ses frères, lui envisageait un destin de « bon à rien », pour finir comme lui-même, c’est-à-dire pensionné, vivant auprès de leur mère. Les derniers temps de mon stage, il arrivait à exprimer combien ces propos lui étaient blessants, mais qu’ils le motivaient dans ses apprentissages, et son envie de réussir. Il était aussi un des seuls enfants de l’IME, à réfléchir et à se sentir concerné par son avenir. Il était un de ceux qui évoquait notamment son désir d’être, un jour, père.
5) Analyse
Dans la mesure où Antoine voit peu son père, et qu’il porte ses nom et prénom, Antoine s’est vu invité par sa mère à occuper cette place vacante, à un niveau imaginaire. Puisqu’elle dit sans retenue qu’il est son « soutien » indispensable, son « moral », sa raison d’être, Antoine est donc « l’homme » de sa mère. Je pense que, dans ce rapport fusionnel, elle a un amour inconditionnel pour lui. Mais, engagé dans le complexe d’Œdipe et de castration, Antoine cherche à devenir lui-même. L’éducateur qui est son référent, l’aide d’ailleurs dans ce sens. Cependant Antoine considère les éducateurs en général comme très extérieurs à son environnement. En effet, si l’équipe éducative est bienveillante à son égard, elle intervient peu auprès de lui, pour l’aider dans sa démarche de subjectivité. Depuis plus d’un an, il a besoin de lunettes pour l’aider à progresser dans ses apprentissages. Et depuis plus d’un an, l’équipe éducative laisse sa mère traîner dans cette démarche, et porter ainsi atteinte à ses acquisitions. En m’appuyant sur les compétences analytiques du médecin psychiatre de l’établissement, il me semble que : en refusant d’agir à la place de la mère, l’équipe invalide Antoine dans ses progressions scolaires (comme le fait sa mère), et risque fort de l’empêcher de s’éloigner d’elle. En agissant ainsi, l’équipe laisse la possibilité à la mère d’Antoine de le « castrer » symboliquement. En effet, en le rendant « aveugle », soit inapte aux acquisitions scolaires, elle l’empêche de grandir et de pouvoir un jour devenir lui-même.
Pour ma part, il m’a semblé prendre à ses côtés la fonction d’accompagnante. S’il semble accepter le travail éducatif, et les perspectives d’avenir proposées, il n’en reste pas moins qu’Antoine reste encore très lié à son milieu familial ; ce qui est, somme toute, normal pour un enfant de son âge.
6) Dénouement
Ce que je peux retenir de ma relation éducative auprès d’Antoine, c’est qu’il y a eu beaucoup d’occasions manquées. En effet, comme nous nous retrouvions rarement ensemble, sauf au repas et pendant les temps libres, je n’ai pas eu l’impression de sortir de ce rôle d’ « alliée » dans lequel il m’avait placée. Il est vrai qu’avec lui tout travail éducatif semblait « facile » dans la mesure où il était toujours d’accord avec nos propositions. Je n’ai eu à partager avec lui que des moments agréables. Est-ce à dire que ces moments là n’étaient pas éducatifs ? Je ne le pense pas, même si par rapport aux deux premiers cas cliniques, cela m’a semblé moins évident. Je pense qu’en gardant cette fonction d’accompagnante tout au long de mon stage, j’ai pu lui servir de modèle féminin autre, et l’aider également à retrouver une place d’enfant. Lors des repas, par exemple, j’ai beaucoup profité de cette disposition avec lui pour imaginer des desserts invisibles, raconter des histoires de lutin, de magie, l’aider à rêver, lui évitant par là de répéter de façon incessante les difficultés rencontrées à la maison.
CHAPITRE III :
« Une Question d’Elaboration »
Nous venons de voir comment se sont déroulées mes relations éducatives et affectives avec trois enfants. J’ai pu démontrer lors du chapitre précédent comment ces relations se sont construites autour d’affects, et comment elles ont évolué. Ce qui me semble intéressant maintenant c’est de comprendre comment ces relations se sont fondées. Je vais m’appuyer notamment sur la notion d’ « agalma ». C’est par cet « objet de brillance » défini par Socrate 32 pour l’amour d’Alcibiade, que la relation à l’autre s’effectue. En effet, nous avons vu que les enfants m’avaient investie, tous à leur manière singulière, selon leur manque. C’est ainsi, je pense, qu’il faut considérer la notion de projection. « Aimer quelqu’un, c’est désirer ce que l’on n’a pas » disait Socrate. La fonction de l’éducateur n’appartient-elle donc pas à cette dynamique là ? Autour de cette question d’amour ?
A) L’Educateur et l’Amour
1) L’éducateur et la question du manque
Je voudrais tout d’abord rappeler combien la question du manque chez l’homme est inhérente à sa condition. Bien avant que S. Freud développe les concepts de castration et d’inconscient, de nombreux philosophes s’étaient déjà penchés sur cette question. C’est notamment avec Platon que la conscience du manque chez l’homme apparaît 33 . C’est en effet dans Le Banquet, livre racontant le déroulement d’un banquet dans lequel participait Socrate, qu’est développé le concept d’ « agalma ». Tous les participants doivent définir le concept d’amour, en développant des thèmes oubliés par les précédents. Ainsi Socrate définit l’amour non comme une plénitude, mais comme un « objet de brillance ». L’homme qu’Alcibiade dit aimer, n’est en fait pour Socrate qu’une illusion par rapport à ce qu’il (Socrate) est vraiment. Alcibiade aime Socrate parce qu’il correspond à son manque : « Aimer quelqu’un, c’est désirer ce que l’on n’a pas ». Aimer, c’est donc demander, désirer.
Un siècle plus tard, la perspective aristotélicienne définit l’homme comme un être en devenir. L’éducation est alors considérée comme la réponse à cette « complétude ». Avec la Bible apparaît aussi une conscience de l’imperfectibilité, et de la faillibilité, inhérentes à l’homme. Au XVIème siècle, Erasme repris les idées d’Aristote pour développer le concept de « néoténie » 34 selon lequel, l’homme est un ensemble d’inachèvement. Une longue maturation étant nécessaire, l’éducation apparaît alors indispensable : « On ne naît pas homme, on le devient » 35 .
Beaucoup plus tard, Sartre affirme dans L’existentialisme est un humanisme que « la réalité humaine existe d’abord comme manque » 36 . C’est ce qui provoque une mise en projet permanente. L’homme n’est donc pour lui rien d’autre que « ce qu’il se veut, et ce qu’il se fait ». Ainsi, cette conception de la condition humaine exprime l’impossible de tout projet, car l’homme est sans cesse en recherche d’une complétude, inaccessible.
C’est pourquoi, avec l’appui de la psychanalyse, le manque sert de moteur au désir, qui est lui-même moteur d’humanisation. Ainsi pour moi, le désir sert de point d’appui à la relation éducative, dans la mesure où le désir correspond à l’expression d’un manque. L’éducateur en tant qu’« objet d’amour » est donc pour moi un éducateur investi des projections du sujet qu’il a en face de lui, et dont il doit s’occuper. Si je n’existe que dans la reconnaissance du sujet à me considérer comme telle (éducatrice), je ne vais exister également que d’une manière singulière auprès de chacun. C’est en effet, en fonction de son manque singulier (angoisse d’abandon, par exemple), que je vais être investie de manière singulière par le sujet (substitut maternel), dans l’espoir de combler son désir.
2) Besoins, Désirs, Demandes
J. Lacan s'est attaché à remettre au premier plan de la théorie analytique la notion de désir découverte par Freud. C'est ainsi qu'il a été amené à distinguer la notion de désir d'autres notions avec lesquelles elle est souvent confondue, tels que le «besoin» et «demande».
Le besoin vise un objet précis et s'en satisfait. La demande, quant à elle, est formulée et s'adresse à autrui. Elle peut porter sur un objet, mais là n'est pas l'essentiel, car la demande articulée ne peut s'analyser, au fond, que comme demande d'amour. Quant au désir, il naît de cet écart qui existe entre le besoin et la demande. Il ne saurait être assimilé au besoin car il ne constitue pas une relation à un objet réel, mais au fantasme : ce scénario imaginaire dans lequel le sujet est présent et qui figure l'accomplissement d'un désir inconscient. Il ne peut davantage être confondu avec la demande, puisqu'il cherche à s'imposer en dehors du langage et de l'inconscient de l'autre.
L'enfant, donc, n'accède au désir proprement dit qu'en isolant la cause de sa satisfaction qui est l'objet cause du désir, en l'occurrence et, si l'on s'en tient à ce que dit Freud de l'expérience de satisfaction, le mamelon de la mère. Or le nourrisson ne peut isoler cet objet de désir que s'il en est privé, c’est-à-dire si la mère laisse place au manque dans la satisfaction de la demande. Dès lors, le désir pourra advenir, au-delà de la demande, comme «manque de l'objet». C'est donc par la cession de cet objet que l'enfant pourra accéder au statut de sujet désirant. De la perte de cet objet naîtra la formation d'un fantasme, d'une représentation imaginaire de l'objet perdu, perdu à jamais pour le sujet qui le recherchera toute sa vie.
Le désir est donc différent du besoin : il cherche la reconnaissance et non pas la satisfaction. Pour l'enfant dès sa naissance, les besoins qu'il éprouve ne seront satisfaits qu'à travers le savoir de la mère. Mais l'enfant doit aussi demander, et dans la demande, ce n'est plus la satisfaction qui est visée, mais l'amour. La distinction est d'importance: on se souvient de l'anorexique dont les besoins d'enfant furent gavés, mais à qui il ne fut jamais répondu à sa demande d'amour. Or la demande d'amour ouvre une question, celle du désir de l'Autre, du monde extérieur: « Il me dit ça, mais qu'est-ce qu'il veut? Que veut-il que je sois? » 37 .
3) L’éducateur comme objet d’amour imaginaire
La thèse de Lacan défendait l’idée que tout sujet se construit par l’Autre, et donc par le désir : « Le moi se construit à l’image du semblable » 38 .
Ainsi, dans la mesure où l’éducateur est sujet des pulsions agressives ou libidinales, il se trouve en position d’être « désiré » par les sujets dont il s’occupe. Il est bien en position projective. En effet, nous avons bien vu avec mes observations cliniques, que chaque fois qu’un enfant s’adressait à moi, il projetait ses attentes, ses peurs, ses espoirs, des soucis qui sont les restes de son passé, mais aussi les fantasmes de son avenir. L’éducateur, qui reçoit toutes ces pulsions, toutes ces projections, je l’appelle «objet d’amour ». Et, parce qu’il est le fruit des projections des personnes qu’il rencontre, il est donc leur objet d’amour imaginaire. Cela correspond bien à la notion d’ « agalma » développée par Socrate pour Alcibiade. L’effet de brillance désigne le merveilleux que l’on projette sur l’autre. L’image de l’éducateur reconnue comme telle par le sujet, n’est donc qu’une illusion.
B) Le Travail Educatif
Mais, si en tant qu’éducatrice, je suis perçue comme « autre », il est de mon devoir de travailler un retour, non pas spécialement à la réalité, mais plutôt à un certain équilibre pour le sujet. Si je peux m’appuyer sur la relation éducative, je ne dois pas m’enfoncer dans une toute-puissance qui laisserait le sujet en position d’assujetti.
En m’appuyant sur la dimension imaginaire dans laquelle le sujet m’a investie, je vais également m’appuyer sur les dimensions symboliques et réelles pour essayer de rétablir une distance. Il ne s’agit pas d’établir une distance dénuée d’affects, mais d’établir une distance suffisante pour une prise en charge.
1) L’éducateur comme tiers symbolique
Mon travail consiste à accompagner éducativement l’enfant dans le traitement de ses angoisses, à l’aider à surmonter au mieux sa problématique ; et ceci par son inscription même dans l’institution. Je ne dois pas essayer de rétablir une vérité (ce qui est impossible), mais plutôt d’essayer de lui faire comprendre que, personne ne possède ce qu’il recherche, et l’aider à vivre avec. Pour cela, je dois l’aider à changer ses projections d’objet, le détourner petit à petit de moi. Il s’agit véritablement d’un travail de tiers, de séparation, devant permettre au sujet d’une part de s’autonomiser, et d’autre part de s’individualiser. C’est en effet, en effectuant de multiples séparations auprès de personnes qu’il aime que le sujet apprendra peu à peu à devenir lui-même.
A l’IME où j’ai fait mon stage à responsabilité, la dynamique institutionnelle insistait beaucoup sur ce travail de symbolisation. Ainsi, les éducateurs différenciaient ce qu’ils appellent les groupes de référence et les groupes de vie. L’éducateur référent de certains enfants, ne les prend donc pas en charge sur leurs activités de la vie quotidienne, de manière à bien différencier le réel (la vie quotidienne) du symbolique (le rappel des règles collectives, de son projet, le rappel de la loi).
Ainsi, l’éducateur « référent » se désigne comme un « tiers symbolique » pour l’enfant. En effet, en tant que référent, l’éducateur ne va pas s’occuper expressément de l’enfant. Il va plus être le coordonnateur de ses activités, avec le reste de l’équipe. Ainsi, en restant en retrait par rapport à ses activités, il va se situer dans une relation de tiers entre l’enfant et l’équipe, l’enfant et l’institution. Cette position va lui permettre alors de rappeler à l’enfant son rapport à la loi, de manière symbolique. Mais dans la réalité, j’ai pu souvent remarquer que l’éducateur « référent » était quand même proche de l’enfant, tant par les activités que par la vie quotidienne même des groupes de vie.
2) L’éducateur comme un « contenant » réel
Enfin, même si l’éducateur est pris dans les projections imaginaires des enfants de l’établissement, et qu’il a une fonction de tiers au niveau symbolique, il n’en reste pas moins qu’il a un travail à mettre en place. En effet, le premier est d’être conscient des projections dont il fait l’objet, et de les prendre en compte dans sa relation avec l’enfant. Ensuite, je pense qu’à ce niveau-là, il a une double fonction. Dans la mesure, où il est le « réceptacle » des pulsions, il doit les recevoir et les traiter.
D’une part, l’éducateur doit recevoir ces pulsions et les comprendre. Il me semble que l’on peut assimiler cette fonction, à la fonction maternelle. L’éducateur doit alors être la « bonne mère » telle que la décrit Winnicott, dans le concept de la « mère suffisamment bonne » : ni trop près, ni trop loin ; mais de toute façon présente.
C’est en effet par cette présence, qui va prendre appui sur des temps formels et informels, que la relation éducative va pouvoir s’établir. L’éducateur va agir sur l’articulation du cadre et des temps libres pour accompagner le jeune. Il va engager par sa présence et sa relation avec le jeune un processus cognitif. Cet « être avec » peut apporter des réponses éducatives qui, si elles sont énoncées au bon moment, peuvent permettre au jeune une élaboration de soi-même C’est en effet dans le rapport à l’autre, dans la proximité d’existence, que s’impose un savoir sur soi (pour exister par rapport à l’autre).
Ensuite, l’éducateur doit travailler ces projections et les « restituer » au sujet de manière à ce qu’il élabore lui-même son rapport au monde et/ou aux autres. Il s’agit-là d’un travail de distance, et donc aussi d’une certaine manière, de la fonction paternelle ; celle d’un tiers, qui sépare pour mieux permettre l’individuation de la personne. Comment l’éducateur peut-il atteindre ce but ? Cette fonction paternelle correspond pour moi au travail de distanciation, nécessaire à la profession. En effet, je tends à penser que la professionnalisation de ce métier se révèle dans la capacité de l’éducateur à élaborer ses pensées avec celles du sujet en difficulté, et aussi celles de l’équipe institutionnelle. La distanciation de la relation éducative n’est possible que par ce travail là.
3) Castration et Déplacement
Comment opérer un travail de distanciation, sans séparation, sans « castration » ?
Dans Introduction à la psychanalyse, Freud dit que l’éducation exige le sacrifice de la pulsion. C’est donc à la mise en jeu de ce sacrifice que les éducateurs sont conviés. Et, dans Malaise dans la civilisation, il questionne : « Que veut l’homme ? Le bonheur ». Si l’homme est habité par le désir de jouissance, il rencontre plusieurs obstacles : le monde, son corps, et les autres. C’est donc par le quotidien que les éducateurs peuvent apprendre au sujet à composer avec ces limites, à accepter la frustration et la castration. Le quotidien est donc un lieu, et un lien, qui va permettre à l’éducateur de confronter le désir du sujet à la loi.
Le travail éducatif consiste donc à accompagner au mieux le sujet d’un investissement sur l’éducateur à un investissement autre. Il ne s’agit pas de rompre la relation, mais de laisser la force désirante qui la soutient se déplacer sur des objets de remplacement. Le travail devra donc permettre au sujet de s’éprouver comme manquant et d’investir ce manque dans la création, l’invention, l’expression, le travail, ou encore les études. Il s’agit bien d’accompagner quelqu’un dans la mise en jeu de ce qui lui manque et donc de ce qui mobilise son désir. L’éducateur doit donc permettre au sujet l’expression de son désir.
Ce travail m’a paru particulièrement difficile lors de mon stage à l’IME, car l’équipe éducative prenait très à cœur cette dimension. Lors des réunions d’enfants, les éducateurs insistaient souvent sur l’expression de leurs désirs propres. Mais il était assez difficile pour eux de se considérer comme des sujets à part entière, et existants en dehors de leur sphère familiale. Dès qu’on leur demandait de parler d’eux, la plupart des enfants en était incapable. Tout leur récit était systématiquement tourné vers les parents. Si les éducateurs insistaient, ou les interrompaient (« ce que tu racontes ne m’intéresse pas »), les enfants se retrouvaient alors pris dans un fossé, tiraillé entre leur amour pour leurs parents, et l’exigence de l’éducateur. Lorsque les éducateurs insistaient pour qu’ils parlent seulement d’eux-mêmes et de leurs désirs propres, il m’a semblé que leur démarche était trop exigeante. Non pas parce qu’il s’agissait d’enfants déficients, mais parce qu’il s’agissait tout simplement d’enfants. Pour moi, un enfant de huit ans n’a pas encore, je pense, la capacité d’élaborer une subjectivité propre, distincte de ses parents ; puisque parler de soi équivaut pour eux à parler de leur famille. Et un enfant déficient, me semble-t-il, l’est encore moins, tant par sa déficience, que par la présence souvent extrême de sa famille. Aussi, si l’expression du désir me paraît essentielle dans la pratique éducative, il me semble aussi qu’auprès d’enfants, il faut pouvoir prendre le temps avec cette dimension. Car, à trop vouloir subjectiver, on risque de mettre l’enfant dans une place affective impossible à tenir, et de bloquer la relation éducative. En tant qu’éducatrice, je ne peux me permettre d’engager l’autonomisation d’un enfant, et/ou son individualisation, sans qu’une séparation préalable ait été envisagée d’avec ses parents. C’est à l’enfant d’entrevoir cette nécessaire séparation pour lui-même, c’est à lui de l’élaborer.
C’est en effet lorsque le sujet se sera un peu détaché de sa sphère familiale qu’il pourra prêter à l’éducateur un peu d’attention. De plus, il faut remarquer que si le sujet « s’accroche » à l’éducateur, c’est parce qu’il lui prête la possession de l’objet manquant (que ses parents n’ont pas pu non plus lui apporter), et qu’il est dans un processus d’identification. Et c’est parce que l’éducateur se vit comme lui aussi manquant de cet objet, donc « castré », qu’il y a relation… En effet c’est parce que l’éducateur, en tant que sujet a aussi affaire avec cette notion de manque, de frustration, dans sa vie propre, qu’il peut aider l’autre à l’accepter lui aussi. C’est parce que cette notion est universelle, fondamentalement inhérente à l’homme, qu’ils peuvent se rencontrer et échanger.
4) L’acte Educatif
Avant de parler de l’acte éducatif, il me semble opportun d’évoquer le concept d’observation. En effet, toute action éducative prend sa source dans l’observation des besoins, désirs et demandes du sujet. L’observation est en elle-même un acte de connaissance : comparer, séparer, donner un nom, mènent peu à peu à la « clairvoyance », car le corrélatif de l’observation n’est jamais l’invisible, mais toujours l’immédiatement visible. Pour Michel Foucault 39 , le regard clinique a cette paradoxale propriété d’entendre un langage au moment où il perçoit un spectacle. Pour lui, l’observation est « une logique au niveau des contenus perceptifs ». Il dit que l’art d’observer est : « l’art d’être en rapport avec les circonstances qui intéressent, de recevoir les impressions des objets comme elles s’offrent à nous, et d’en tirer les inductions qui en sont les justes conséquences ». Ainsi, tout acte éducatif est fondamentalement affectif puisque nos observations sont fondamentalement subjectives.
D’ailleurs, l’acte éducatif est pour J. Rouzel 40 : « ce qui nous échappe, qui signe et qualifie un acte en tant que te l ». Pour lui, il ne peut être visible que dans l’après-coup et demande un dispositif et une élaboration pour apparaître en tant que tel. Si un acte éducatif ne saurait être programmé, il revient par contre aux éducateurs de poser le cadre (spatio-temporel, et des limites). « Il s’agit de se rendre compte qu’un acte produit un sujet qui peut prendre acte de ce qu’il a, et de ce qui l’a produit. L’acte sera donc et du côté de l’éducateur et du côté de l’usager ». Mais encore faut-il éviter de plonger dans l’activisme ou l’inertie, car l’agitation ou l’attentisme renvoient dos à dos à la même impasse.
L’action éducative est tout d’abord sous-tendue par l’institution et les valeurs qu’elle soutient. Elle se « joue » ensuite dans un « espace-temps » donné par cette même institution, et se réalise dans les échanges entre les éducateurs et les sujets qui y sont accueillis. Il s’agit là de rencontres, de « vivre avec », ou de « faire ensemble ». L’acte éducatif ne prend alors son sens que dans son élaboration.
En effet, lorsque l’éducateur est sollicité dans une relation éducative avec le sujet, il a quatre objectifs : d’abord faire le point sur le sujet, puis prendre de la distance, construire ensuite des repères de ce qu’il fait et enfin, les confronter avec ses collègues. C’est un travail de formalisation, d’élaboration et de confrontation qui exige de l’espace et des dispositifs adaptés.
C) Le Travail de Distance
1) Sa nécessité
Nous avons vu au cours de la présentation des cas cliniques que j’étais souvent impliquée dans mes relations éducatives avec les enfants, au point parfois de ne plus savoir comment agir. En effet, travailler avec un enfant en détresse, en souffrance, nous entraîne facilement vers une position, que je peux qualifier de naturellement empathique. Face à la souffrance, à l’angoisse, on n’a aucune distance : on peut vivre ces sentiments comme s’ils étaient les nôtres. Dans le courant d’une existence, cette proximité peut être louée, témoin d’une grande sensibilité, d’une ouverture à l’autre. Elle place cette relation presque à l’égale de celle où un sentiment amoureux serait à l’œuvre. Générosité, dévouement, altruisme dira-t-on, ou encore sacrifice de soi, pour une participation souffrante à l’autre.
Dans une telle proximité toutefois, on ne peut tenir longtemps. Très vite, on est soi-même en danger. Comme on a pu le voir avec Caroline et sa détresse, j’ai été vite dépassée par ses angoisses, au point de ne plus savoir comme agir avec elle. Heureusement que l’équipe a pu faire tiers au bon moment. Mais dans certaines situations, on peut rapidement adopter une position inverse. Devant le piège psychologique, la lourdeur des situations, on cherche à se protéger, à élever des barrières, se mettre à distance. Le risque le plus grand est alors de n’éprouver plus rien pour l’autre, de manière à survivre soi-même. L’autre devient un objet qui ne doit plus nous atteindre. On s’attache alors à mettre en place des structures, des mesures qui permettent avant tout de n’être pas affecté.
Pour ne pas en arriver là, il est donc important, de travailler une certaine distance avec les enfants. Si comme nous l’avons vu, la relation éducative engage forcément des affects, il faut que le professionnel arrive un tant soit peu à s’en dégager pour ne pas rester bloqué dans une simple « empathie ». Il me semble que la professionnalité de notre métier dépend bien de cette capacité à distinguer les affects de notre engagement éducatif.
Alors, comment mettre en place cette nécessaire distance dans la relation éducative ?
2) Le Langage
Lacan pose en principe que le sujet est un sujet désirant et un sujet parlant, un « parlêtre » comme il le nomme. Pour lui, le sujet «ex-iste» au langage, c’est-à-dire qu’il est hors de soi. Il y est représenté grâce à l'intervention d'un signifiant. Ainsi, la parole écarte l’homme de son objet de désir, et lui donne en échange un symbole. Et l’écoute, c’est le lieu où se dépose la parole. Par conséquent, un sujet annonce qu’il est manquant par la parole, et c’est aussi ce manque qui le fait parler. C’est pour cela qu’il s’adresse à l’autre. L’être humain est donc fondamentalement « manquant » et n’a que la voie de s’assumer.
Ainsi, le langage permet au sujet de faire advenir son manque. L’éducateur doit donc s’en emparer pour, par une écoute spécifique, prendre le temps d’entendre les mots qui disent le manque chez le sujet, et les faire circuler dans l’espace social. Pour le sujet, accepter de parler de ce qui inquiète, c’est aussi accepter de ne plus en faire une chose personnelle, privée, et la situation peut se dédramatiser. C’est donc dans le partage, de silence et d’écoute, que peut se faire ce travail d’élaboration. Cette élaboration, passe inévitablement par la parole parce qu’elle est dans son essence même, un moyen de séparation. Elle instaure en effet une distance, un déplacement et une intelligence vivante. En effet, si je reprends le cas de Caroline, nous avons bien vu que c’est notamment grâce à l’intervention de l’analyste, que notre relation a pu dépasser l’impasse dans laquelle elle s’était trouvée. Par ses paroles, par sa fonction de tiers, le médecin analyste a permis de repositionner les fonctions, rôles, droits et devoirs de chacun. Son intervention auprès de Caroline nous a permis ainsi à chacune de mieux redéfinir notre relation.
Le langage fait donc bien partie intégrante du processus de réflexion et de régulation. Et, le fait de relater un vécu à un tiers, par écrit ou par oral, permet aussi à l’auteur de se regarder en situation. La représentation mentale permet donc de créer un lien entre les deux environnements. L’écoute est alors ici indispensable dans la mise en forme de la problématique du sujet, et de ses symptômes.
3) La supervision
L’éducateur doit ensuite se servir de la parole du sujet pour la comprendre. Pour cela, il doit lui aussi parler, notamment de ce qu’il ne peut maîtriser de la subjectivité du sujet. L’éducateur doit être aidé dans ce travail par la mise en place institutionnelle d’une supervision. L’importance de la supervision me paraît aujourd’hui encore trop peu sollicitée dans les institutions spécialisées. On la voit rarement ; ou alors de manière trop irrégulière, lorsqu’une crise grave surgit. Pourtant, il me semble que c’est un instrument très utile pour l’éducateur. Cet espace-temps doit permettre aux éducateurs de « décharger » leurs relations éducatives de leurs affects, par la parole. Je le différencie des temps de réunions où les éducateurs échangent entre eux sur des situations qu’ils connaissent. Le superviseur (psychothérapeute ou psychanalyste), va donc aider les éducateurs à prendre de la « distance » avec leurs émotions, et celles que les enfants leur renvoient. Il doit aussi les aider à élaborer leur pratique, à répondre à la célèbre question de François Tosquelles : « Qu’est-ce que je fous là ? » 41 .
Pour développer ce concept, je vais m’appuyer sur la supervision qui avait lieu à l’Institut de Rééducation, où j’ai fait mon premier stage. C’est à partir de cette expérience que je vais définir ce que devrait être selon moi une supervision. En effet, ce qui était intéressant dans cette institution, c’était que le superviseur était totalement étranger à l’établissement : il ne connaissait ni les enfants, ni la direction. Il rencontrait l’équipe éducative, une fois tous les quinze jours, pendant deux heures. Ce qui était aussi intéressant dans cette pratique, c’est qu’il n’y avait aucun membre hiérarchique (chef de service par exemple, ou directeur), et aucun mode hiérarchique dans les échanges. Ainsi, chacun avait sa place, et les échanges étaient libres, spontanés, et francs. Si parfois, certaines situations pouvaient créer des conflits entre collègues, la fonction de médiateur du superviseur permettait néanmoins des relations beaucoup moins tendues par la suite, dans la mesure où chacun prenait la responsabilité de sa parole et de ses actes, envers les autres.
Ainsi, de par sa fonction de tiers, le superviseur était capable de restituer auprès de l’équipe éducative une réflexion la moins subjective possible. Le travail s’effectuait donc dans un premier temps par la présentation détaillée (par l’équipe) d’une situation à problème, et dans un second temps par ce que le superviseur en avait retenu et entendu. Cette méthode de travail s’applique selon le modèle du miroir. Etant extérieur à l’établissement, le superviseur peut poser des questions, et/ou proposer des « solutions », auxquelles souvent les éducateurs ne pensent pas, tant ils sont imprégnés de leurs difficultés. En effet, j’ai souvent pu remarquer que lorsqu’on arrive dans une nouvelle institution, on remarque d’emblée les problèmes. Parce qu’on est extérieur à la structure, il est donc plus facile de s’interroger sur les habitudes des salariés, le sens et les conséquences de leurs actions. Lorsqu’on fait partie d’une équipe depuis longtemps, il est facile de s’engluer dans des habitudes ; on ne s’interroge plus sur ce qui paraît aux premiers arrivants comme « bizarre ». Ce regard extérieur, distant, est donc nécessaire pour aider l’équipe éducative à prendre de la distance, du recul avec ce qu’elle vit et ressent. Ce recul, peut alors l’aider dans l’élaboration de sa pratique professionnelle.
Mais est-ce que prendre du recul, de la distance, implique forcément un rejet des affects? Est-ce qu’une objectivité, une neutralité dans le travail éducatif est possible?
4) La neutralité
En psychanalyse, la neutralité désigne l'attitude que doit adopter l'analyste dans la cure à l'égard du patient. L'analyste n'a pas à diriger la cure en fonction d'un idéal, et il s'abstiendra de tout conseil. Il n'entrera pas non plus dans le jeu du patient quant à ses demandes transférentielles.
Après avoir renoncé à l'hypnose, technique éminemment suggestive, Freud s'est efforcé de prôner la neutralité du thérapeute, qui l'oblige à se dégager de «l'orgueil thérapeutique» aussi bien que de «l'orgueil éducatif», qui correspondent bien à un fantasme de toute-puissance. Freud n'emploie jamais l'expression consacrée de «neutralité bienveillante», il parle simplement de « sympathie 42 compréhensive » comme condition d'établissement du transfert. Il affirme d’ailleurs que le patient n'est pas l'objet du thérapeute et ne doit pas se voir imposer un quelconque idéal, un destin ou une image de lui-même.
Sans vouloir assimiler le travail éducatif au travail psychanalytique, il me semble que l’éducateur doit tendre vers cette même « sympathie compréhensive ». A l’instar de la distance, la neutralité doit permettre à chacun de trouver sa place, sans empiéter sur celle de l’autre.
En fait, cette recommandation ne se justifie que pour éviter à l’éducateur la situation de toute-puissance. La neutralité qualifie une fonction et non une personne, et n'est pas l'équivalent de l'objectivité ou de l'indifférence. L’éducateur se situe du côté du pragmatisme : l'écoute attentive et empathique, les interventions et les étayages, font de lui un acteur de la prise en charge, et non pas un récepteur passif du discours du sujet. Mais la projection comporte des processus d'identification que l’éducateur doit supporter sans encourager.
De même, si lors des échanges, un conflit se développe entre l’éducateur et le sujet, le concept de neutralité permet, selon moi, d’y faire face. En effet, si l’éducateur reste dans une démarche de toute-puissance, il risque de ne pas prendre en compte le désir propre du sujet, et ses revendications (quelles qu’elles soient). Mais s’il reste dans une optique de « sympathie compréhensive », il considère le sujet à part entière, et peut entendre sa demande. Héraclite 43 disait : « Ce sont des déséquilibres que naissent les échanges. Trop d’équilibre engendre l’inertie » ; et aussi : « L’opposé est utile, et des choses différentes naît la plus belle harmonie ». De ce point de vue là, il me semble donc que les conflits dans leur essence même peuvent favoriser le concept de neutralité pour l’éducateur.
5) L’écrit
Enfin, s’il faut prendre en compte l’importance du langage dans le travail de distance, il faut aussi considérer l’écrit. Tout au long de mes stages, j’ai pris note régulièrement de ce qui passait dans ma relation avec les personnes. En en parlant avec mes collègues, j’ai donc pu petit à petit mesurer les effets de ma pratique professionnelle et prendre conscience de ce qui pouvait se jouer entre moi et certains sujets, comme projections. Joseph Rouzel 44 dit à ce propos : « L’écriture est une transformation de l’affect en mots ».
De même, l’écriture de mes émotions, ou du récit d’une journée, pouvait aussi nous aider à élaborer notre réflexion, si je les relisais dans l’après-coup. Avec le recul, le temps passé, nous voyons les situations sous un autre angle ; et cela nous permet également de comprendre comment nous fonctionnons et réagissons. La pratique de l’écrit est d’après moi un excellent instrument pour chaque éducateur qui souhaite non seulement comprendre les autres, mais aussi lui-même. Aidée par mes collègues dans ces réflexions, j’ai pu savoir quelles attitudes adopter avec certains enfants, ou dans certaines situations. Ainsi pour Mélanie, mon travail de réflexion sur ses conduites épileptiques a été fortement facilité grâce à l’écoute attentive de l’équipe, et notamment du médecin psychiatre.
Les écrits institutionnels revêtent aussi une grande importance dans le suivi d’un sujet dans l’analyse de notre pratique. De plus, s’ils nous sont indispensables dans notre pratique éducative, ils nous sont aussi « commandés » par l’institution, auprès de laquelle, nous nous sommes engagés.
D) Perspectives et limites
En effet, l’éducateur ne travaille pas seul. Il serait très présomptueux de prétendre qu’il participe seul à la relation éducative. S’il est nécessaire qu’il effectue la majeure partie du travail (par sa présence, sa réflexion, son élaboration), le sujet a aussi sa part de travail dans sa prise en charge. Tout comme l’institution dans laquelle la prise en charge s’effectue.
1) Le sujet acteur
Il me semble en effet important de dire que l’éducateur n’est pas seul dans la relation éducative. On a d’ailleurs bien vu dans les parties précédentes, que dans une relation éducative les affects des deux personnes sont engagés. Je considère pour ma part que la relation devient effectivement éducative dans la mesure où le sujet s’empare pour lui-même de ce que l’éducateur lui propose. Ainsi, quoi que je propose, seul le sujet peut décider pour lui-même de ce qui lui convient ou pas, de ce qu’il peut supporter ou non. Mon travail consiste à le motiver, à le stimuler, à l’accompagner, mais le sujet seul, décide et s’engage pour lui-même.
Et, s’il a des résistances, mon travail consiste à les prendre en compte. En effet, si je souhaite inscrire le sujet dans une démarche éducative, il est important pour moi, qu’il s’empare lui-même de ce que je lui propose. C’est en ce sens que la relation devient éducative. Ainsi, même si je dois continuer à désirer pour lui, c’est à lui seul de décider quand s’engager dans ce que je lui tend. L’y obliger entraînerait forcément un échec. Je dois donc continuer à l’inciter dans ce qui me semble bon pour lui, mais en aucun cas l’y contraindre. J’aime particulièrement cette citation de Kant pour exprimer cette idée: « Vouloir le bien d’autrui est la pire des tyrannies » 45 . De plus, il me semble important que le sujet puisse avoir des résistances pour revenir de lui-même sur ce qui lui est proposé. Il doit être libre de progresser et de régresser pour mieux cerner ses désirs, et ses besoins. Bref, pour être libre et responsable de son éducation.
Tout comme l’épistémologie de la thérapeutique définit que « les agents de la guérison sont la personne du thérapeute, et la foi du patient en sa capacité de le tirer de là » 46 , l’éducation n’est bien effective qu’avec la participation du sujet. De même, des procédures pédagogiques peuvent aussi se révéler thérapeutiques, non par la volonté d’un professeur, mais parce que l’enfant le lui indique. Il a pu utiliser quelque chose – dont on ne saura exactement jamais quoi – pour poursuivre son chemin. C’est lui qui rend thérapeutique (éducatif, pédagogique) le milieu, le geste, le savoir ou la parole. Par exemple, pour le cas d’Antoine, je pense que sa présence à l’IME a pu lui servir dans la mesure où il a pu appréhender de manière informelle un autre environnement, différent de son milieu familial. Et, comme à la fin de mon stage il a su montrer ses désirs, différents de ceux de sa fratrie, je pense qu’il a su prendre « quelque chose » auprès de l’équipe éducative pour lui-même.
2) La garantie de l’institution
Si la relation éducative n’est efficiente qu’avec la participation du sujet, elle ne peut aussi exister qu’avec l’appui d’une équipe pluridisciplinaire. C’est en effet par les échanges de savoirs entre professionnels (éducateurs, psychologue, psychiatre, instituteur) que la prise en charge du sujet sera effective. En effet l’équipe doit soutenir une cohérence des pratiques éducatives entre les différents partenaires. L’éducateur participe aux objectifs communs de l’équipe, et de l’institution : il ne travaille jamais seul dans son coin. Et, même s’il travaille seul, il reste malgré tout toujours en référence à l’établissement. Pour ma part, je me suis plusieurs fois confrontée à l’équipe pour des divergences d’opinions éducatives. Mais, même dans ce cadre là, j’ai toujours respecté les valeurs promues au sein de l’établissement dans lequel je travaillais. Car, si on travaille dans une structure, on travaille surtout avec des enfants. Aussi est-il important de respecter les objectifs définis dans le projet d’établissement.
De plus, en exerçant au sein d’une institution, l’éducateur répond en premier lieu à une commande institutionnelle, qui répond elle aussi à une commande sociale. De fait, en s’engageant dans une institution, un éducateur s’engage à réaliser les objectifs de celle-ci. Il engage également sa responsabilité, tout comme l’institution engage la sienne à son égard : en lui déléguant son autorité auprès des enfants, en le soutenant dans ses pratiques, et en lui donnant les moyens de les réaliser. Le rôle de l’éducateur se résume donc dans l’aménagement des besoins, désirs et demandes du sujet ; et seule l’institution peut l’aider en ce sens, car c’est elle qui offre aux éducateurs et aux enfants le lieu pour aménager ces demandes là.
3) Les contraintes
L’éducateur participe donc bien d’un tout. S’il fait tiers entre l’enfant et sa famille, l’institution se charge aussi de faire tiers entre lui et l’enfant, entre lui et la famille. Ainsi, l’éducateur élabore sa pratique éducative avec des contraintes, qui le placent de fait hors d’une situation de toute-puissance.
De plus, il s’agit pour l’éducateur de travailler auprès de chaque sujet dans un espace-temps donné. Mireille Cifali 47 nous dit que : « L’éducateur est amené à penser la fin de sa relation éducative, à penser et à vivre « sa propre mort » d’éducateur dans sa relation à l’autre ». Il s’agit non pas de sa mort en tant que fonction sociale, mais de sa mort éducative, comme la fin d’un type de relation à l’autre, comme inutilité et obstacle au développement de l’individu. L’autonomie du sujet et sa subjectivité l’exigent. L’autorité, dont l’étymologie signifie ce qui fait grandir (et qu’on retrouve dans les termes d’auteur et d’acteur), doit laisser place à l’autonomie du sujet. Et, même si ce dernier n’est pas autonome, il est important d’élaborer des séparations, pour qu’il puisse mieux les supporter par la suite. L’éducateur doit donc apprendre à s’effacer, à « passer la main », et seule une relation élaborée avec une certaine distance peut l’aider dans ce sens. Néanmoins, ce n’est pas parce qu’il doit par essence s’éloigner pour le sujet, que ce dernier sera forcément d’accord. Au Foyer où j’ai fait mon second stage par exemple, les résidants demandaient souvent à leur personne « préférée » quand elle reviendrait. Aussi semble-t-il important de préparer le sujet à ces alternances de présences et d’absences. Peut-être ce travail là est-il plus facile en internat qu’en externat, puisque ces alternances sont fréquentes et inhérentes au fonctionnement.
Pour ma part, je n’aime pas retourner sur mes anciens lieux de stage, car j’estime qu’une fois partie, les personnes que j’ai pu rencontrer et moi-même devons prendre acte du terme de nos rencontres. Dire adieu est certes toujours difficile, mais c’est aussi permettre un renouvellement, pour chacun.
CONCLUSION
Au cours de mes différentes expériences, j’avais été amenée à m’interroger sur l’impact de l’affectif dans toute relation éducative, ce qui m’avait conduit à me poser la question suivante : peut-on être professionnel en étant concerné par ses affects ? Après avoir analysé le développement de tout individu et détaillé les différentes fonctions que peut revêtir un éducateur, je pense avoir pu montrer avec les situations cliniques comment une relation éducative et affective peut se mettre en place. Si ce travail n'est pas exhaustif, il me semble qu’à partir des trois études d'enfants, le lecteur peut se faire une idée plus précise de ce à quoi se confronte chaque éducateur (et chaque enfant) en termes de sentiments et d’émotions. C’est pourquoi il m’a semblé important de démontrer dans la dernière partie de mon travail la nécessité d’une professionnalité de nos affects, par l’élaboration d’une distance. Si cette notion m’a parue fondamentale au niveau théorique, le lecteur aura pu se rendre compte, d’après mes rencontres, qu’il est assez difficile de la mettre en pratique.
Je pense néanmoins avoir répondu à mon questionnement de départ : l’éducateur peut être, pour moi, professionnel en étant aussi concerné par ses affects à condition qu’il les reconnaisse et les travaille, pour être en mesure d’élaborer une distance. Je pense avoir également validé mon hypothèse, selon laquelle l’éducateur doit élaborer les affects dont il est l'enjeu. C’est en ce sens que je l’ai appelé « objet d’amour ».
Ainsi, on peut croire que le risque d’erreurs sera évité en refoulant toute affectivité (« aimer un enfant n’est pas professionnel »). Effectivement, le sentiment, la haine, l’amour, l’amitié peuvent nous aveugler. Mais dans le monde humain, le développement de l’intelligence est indissociable de l'affectivité, c’est-à-dire de la curiosité, de la passion qui sont les ressorts de la recherche scientifique ou philosophique. Ainsi l’affectivité peut étouffer la connaissance mais elle peut aussi l’étoffer.
Il nous faut entendre comment une réputation qui précède l'accueil d'un enfant provoque chez nous certaines associations, fantaisies imaginaires, parfois des peurs, au point que, sans même l’avoir rencontré, une position projective particulière s’immisce et risque de nous engager dans une relation préalablement faussée. J’ai en tête plusieurs souvenirs où, lors de mes différents stages, la présentation préliminaire d’un jeune en réunion technique suscitait souvent chez les éducateurs inquiétudes et rébellion vis-à-vis de la hiérarchie, ou contre le système qui leur adressait cet « indésirable ». Il nous faut entendre comment cet enfant mis à cette place d’ennemi, fragilise, et menace la vie des autres ; comment ces menaces entraînent des « craintes de destruction » de l’éducateur, du groupe, de l’institution. Il nous faut entendre aussi comment telle ou telle particularité d’un parent peut nous engager dans une position où, d’avance, le dialogue sera difficile ou impossible. Je me souviens aussi de cette mère d’un enfant de l’IME qui, souhaitant des relations de « copinage » avec le personnel, a fini par se rendre insupportable pour l’équipe. Etre professionnel pour moi, implique donc de ne pas être dupe des passions qui nous traversent et qui nous occupent.
Le travail de régulation et de mise à distance est donc nécessaire. Il n’ôte en rien l’authenticité du professionnel ou sa spontanéité. Tout au contraire, il l’alimente en donnant des garde-fous. Dans son livre De l’Education spécialisée, Michel Lemay 48 écrit : « L’éducateur doit être naturel, tout en contrôlant sa spontanéité ». Cette phrase, qui au premier abord m’avait parue curieuse, prend aujourd’hui tout son sens. Je pense donc que mon travail d’éducatrice spécialisée doit se fonder dans le respect de la personne, s’appuyer sur une écoute empathique, une « sympathie compréhensive », sans me laisser aller à un débordement d’affects. Ma professionnalité doit donc se révéler par cette distinction. Si ma sensibilité doit rester une exigence (pour le respect de la personne, et la prise en compte de ses difficultés), et être assumée dans les rapports professionnels, elle ne doit pas, en revanche, engager la relation hors du champ éducatif et institutionnel. Si je dois garder la conviction de mes « passions », ma sensibilité et mes émotions ne doivent en aucun cas être les seuls fondements de mes relations : cela me situerait de facto hors du champ professionnel. Ce qui me rend professionnelle, c’est bien cette capacité à prendre en compte mes émotions et à les élaborer, pour ne pas rester bloquée dans des préjugés positifs ou négatifs. Même sous une emprise affective, je dois pouvoir continuer à m’interroger régulièrement : « Pour quoi je travaille ? Pour qui ? Comment ? ».
Et, comme nous l’avons vu avec les situations cliniques, c’est bien par le travail de parole, donc de distanciation et de séparation, que je peux élaborer une certaine distance, nécessaire autant pour le sujet que pour moi. Cette distance doit nous permettre de nous dégager chacun de nos affects engagés dans la relation, et de préparer ainsi le sujet à l’élaboration de sa propre subjectivité. Mais ce travail ne peut se faire que si l’équipe et l’institution, garantes des pratiques éducatives, sont là pour m’aider à mettre en oeuvre cette distance.
Même si elle s’avère nécessaire pour chaque rencontre, il n’y a donc pas, selon moi, de « bonne distance », préétablie. En effet, elle doit être possible pour que le travail éducatif ait un sens. La professionnalité ne se définit donc pas comme de l’indifférence, mais comme une « neutralité bienveillante », car c’est l’élaboration de nos actes qui fonde l’essence même de notre profession.
Ainsi, si nous sommes mis à une place « d’objet d’amour », notre professionnalité, et donc notre responsabilité, nous indiquent de ne pas en être dupe. Cette conscience est fondamentalement nécessaire à l’élaboration du travail éducatif. Richard Josefsberg 49 disait : « L’éducation est par essence un travail de séparation ». Avec la question d’amour et donc de manque, nous avons vu que le travail éducatif correspond bien à cette idée ; l’éducateur doit pour permettre l’autonomie et l’individualisation du sujet, l’aider à accepter la question de la castration et de la frustration, soit la question du manque inhérent à chaque être humain.
Par l’acceptation de cette perte, de ce manque, la mission de l’éducateur vise alors aussi pour le sujet une construction de la réalité entre sa version individuelle et l’accord partiel de tous ; parce que la réalité sociale doit bien se concevoir sous la forme d’une conquête, toujours à référer dans le partage avec les autres. C’est en effet par ce partage, cette petite perte de soi, que la vie sociale, ou la vie tout court, est possible.
Mais que se passe-t-il lorsque l’on travaille avec des enfants autistes et/ou psychotiques, avec qui tout lien est quasiment impossible ? La fonction « objet d’amour » de l’éducateur est-elle alors vérifiable ?
BIBLIOGRAPHIE
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(Paris : Folio essais, 1987) 211 pages
HADJADJ, Alexandra. Le transfert: une réflexion
(Mémoire issu du site www.psychasoc.com )
PATURET, Jean-Bernard. De la responsabilité en éducation
(Ramonville St-Agne : Erès, 2003) 128 pages
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ROUZEL, Joseph. Le travail d’éducateur spécialisé, éthique et pratique (Paris : Dunod, 2002) 216 pages
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et VANDERMERSCH, Bernard. Dictionnaire de Psychanalyse
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Collectif Manuel de Psychiatrie, l’écroulement paroxystique de la conscience, Chapitre IX « Les épileptiques » (Edition Masson)
ARNOUX, Dominique J. Mélanie Klein
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DIATKINE, Gilbert. Jacques Lacan
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(Ramonville St-Agne : Erès, 1997) 158 pages
ROQUEFORT, Daniel. Le rôle de l’éducateur
(Paris : L’Harmattan, 1998) 176 pages
1 IME : Institut Médico-Educatif
2 Joseph Rouzel, Le travail d’éducateur spécialisé, éthique et pratique, page 165.
3 Joseph Rouzel, Le travail d’éducateur spécialisé, éthique et pratique, page 10.
4 Maurice Capul et Michel Lemay, De l’Education spécialisée, page 118
5 Joseph Rouzel, Le travail d’éducateur spécialisé, éthique et pratique.
6 Daniel Roquefort, Le rôle de l’éducateur,
7 L’analysant désigne le patient, en travail d’analyse ; l’analysé désigne l’analyste
8 Dans Le Banquet , de Platon
9 Stade : « chacune des étapes distinctes d’une évolution, d’un phénomène. Chaque forme que prend une réalité en devenir » (Définition du Robert).
10 Statut : « situation de fait, position, place » (Définition du Robert).
11 le ça : il désigne les pulsions, les instincts, refoulés
le moi : il doit maîtriser les pulsions du ça, en l’adaptant à la réalité
le surmoi : il représente le censeur, la conscience morale
12 Gilbert Diatkine, Jacques Lacan
13 Maurice Capul et Michel Lemay, De l’Education spécialisée
14 Maurice Capul et Michel Lemay, De l’Education spécialisée
15 APEI : Association de Parents d’Enfants Inadaptés
16 IMPRO : Institut Médico-Professionnel (public : adolescents)
17 CAT : Centre d’Aide par le Travail (public : adultes)
18 IMP : Institut Médico-Pédagogique (public : enfants)
19 IME : Institut Médico-Educatif
20 Si l’éducateur est pris dans des relations affectives, donc naturelles et instinctives, ne doit-il pas les élaborer pour être, rester, devenir professionnel ?
21 Définition trouvée dans son dossier.
22 CDES : Commission Départementale d’Education Spécialisée
23 CMP : Centre Médico-Psychologique
24 Phrase tirée de son projet lorsqu’elle allait à l’Hôpital de Jour
25 Dominique J. Arnoux, Mélanie Klein, pages 69 et 73
26 Phrase d’un entretien, retranscrite et notée dans le dossier de Mélanie.
27 CAMSP : Centre d’Action Médico-Sociale Précoce
28 Phrase retranscrite d’un entretien, et notée dans le dossier de Mélanie
29 L’écroulement paroxystique de la conscience, Chapitre X : « Les épileptiques ».
30 Donald Woods Winnicott, Jeu et Réalité, l’espace potentiel
31 Phrase notée dans son dossier
32 Platon, Le Banquet.
33 Jean-Bernard Paturet, De la responsabilité en éducation.
34 Néoténie : « persistance temporaire ou permanente de formes larvaires au cours du développement d’un organisme » (Le Robert).
35 Jean-Bernard Paturet, De la responsabilité en éducation
36 Joseph Rouzel, Le travail d’éducateur spécialisé, éthique et pratique, page 52
37 Mireille Cifali, Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique, page 189
38 Gilbert Diatkine, Jacques Lacan, page 22
39 Michel Foucault, Naissance de la Clinique, page 109
40 Joseph Rouzel, Le travail d’éducateur spécialisé, éthique et pratique
41 Joseph Rouzel, Le travail d’éducateur spécialisé, éthique et pratique, page 69
42 L’étymologie de « sympathie » signifie : souffrir avec.
43 Heraclite d’Ephèse (philosophe grec ; v.576 – v.480 av. JC)
44 Joseph Rouzel, Le travail d’éducateur spécialisé, éthique et pratique,
45 Joseph Rouzel, Le travail d’éducateur spécialisé, éthique et pratique, page 87
46 Mireille Cifali, Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique, page 71
47 Mireille Cifali, Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique, page 219
48 Maurice Capul et Michel Lemay, De l’Education spécialisée,
49 Richard Josefsberfg, L’internat et séparation, un outil éducatif ?
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