lundi 10 février 2025
Gérard Neyrand,
Critique de la pensée positive. Heureux à tout prix?
éditions érès, 2024. (240 pages, 23€)
Interview de l’auteur par Claude Schauder
1
Quel bonheur d’apprendre qu’après avoir été dûment formés à la
psychologie positive
, à
l’éducation positive et
au
management positif
, nous pourrons bientôt tous disposer de compétences de haut niveau susceptibles de permettre à nos contemporains de jouir d’une sexualité véritablement positive. Ceci grâce à une formation certifiante en
thérapie conjugale et en sexualité positive
, dont l’offre parue en ligne (
https://formationsexologue.eu/
) stipule qu’être
« un excellent sexologue nécessite également d'être un thérapeute de couple compétent et vice versa »
( !)
Comment résister à de pareilles promesses promptes à conduire en EHPAD les toquards qui, hier encore, croyaient que celles-ci n’engageaient que ceux qui attendaient du pervers qu’il leur fournisse la clé universelle de la jouissance !
De facto source, apparemment inépuisable, d’affaires juteuses, la « positive attitude » est désormais aussi bien installée dans les têtes de gondoles de nos librairies que dans celles de nombre de nos contemporain : la pensée positive s’est profondément introduite dans nos intimités et peut prétendre sans complexe nous rendre « Heureux à tout prix » !
Sociologue spécialiste de la famille, des relations qui s’y nouent, de l’éducation qui y est dispensée et des politiques dont elles font l’objet, disposant par ailleurs de solides références en psychologie clinique, Gérard Neyrand propose ici un ouvrage susceptible de répondre aux questions de ceux qui s’interrogent sur ce que recèle cette prétention!
Sur quoi repose donc le succès et l’impact de ces approches alors même que les bases scientifiques dont elles se réclament sont tout sauf validées et que les résultats attendus ne sont réellement positifs que pour le bilan comptable des entreprises qui en font la promotion et le commerce ?
S’appuyant sur une documentation aussi complète que sa pratique de l’analyse des discours tenus par les tenants de ces approches, l’auteur se livre à une critique approfondie de la pensée positive contemporaine en retraçant les principales étapes de son histoire depuis son émergence dans le discours marchand publicitaire et son développement dans le discours social et médiatique.
Interview :
CS : Le titre de votre livre annonce une critique de la pensée positive, et non de l’éducation ou la parentalité positives, qu’entendez-vous alors par ce terme général de « pensée » ?
GN : Ce terme m’a semblé le plus pertinent, par son caractère englobant et généralisant, car si les expressions contemporaines de cette pensée portent sur l’éducation, la parentalité ou le management, elles s’inscrivent dans un mouvement plus large, qui les a précédées et s’est établi au moment où le capitalisme est devenu un système économique basé sur la consommation de masse à partir de la fin du XIXe siècle. Il s’est donc agi d’établir une généalogie d’une pensée positive qui a accompagné le développement du capitalisme par un discours et des procédés de valorisation des marchandises devenus hégémoniques : la publicité et le marketing
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.
Procédés consuméristes qui ont été relayés par des expressions plus explicitement psycho-moralistes de la pensée positive, avec Emile Coué ou Vincent Peale, puis une volonté de légitimation scientifique exacerbée avec la psychologie positive au tournant du XXI e siècle.
CS : Qu’est-ce qu’apporte votre approche par rapport à celles plus spécifiquement centrées sur la psychologie positive, l’éducation ou la … sexualité (!) du même nom ?
GN : Elle ne se situe pas au même niveau, car elle interroge le contexte épistémologique d’une pensée promue par le développement économique, en osmose avec une certaine morale religieuse inspiratrice du capitalisme et la volonté de toute idéologie de se légitimer, en l’occurrence dans les sociétés modernes par la référence à la science. Mais une science censée trouver sa rigueur dans les méthodes des sciences de la nature, et qui dénie aux sciences humaines et sociales la pertinence de leur démarche, non seulement pour ce qui concerne la sociologie ou l’anthropologie mais
a fortiori
encore plus pour la psychanalyse. Le problème est que les faits psychiques comme les faits sociaux ne sont pas isolables, ni reproductibles en laboratoire, et qu’ils ne peuvent se satisfaire pour en rendre compte de la référence à la seule psychologie comportementale ou à un détournement des résultats de neurosciences, dont les spécialistes reconnaissent eux-mêmes leur état encore balbutiant, et leur incapacité à donner une quelconque explication de la pensée ou de la société
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. Comme le dit la neuroscientifique Samah Karaki, « on ne peut pas comprendre le trafic routier en ouvrant le capot des voitures
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».
Mon approche montre ainsi l’élaboration progressive de cette pensée, depuis son apparition à la fin du XIXe siècle, puis sa formalisation au milieu du XXe siècle par les pasteurs Norman Peale et Joseph Murphy, auteurs de best-sellers mondiaux
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, et son exacerbation avec la création de la psychologie positive à la fin du XXe siècle, suivi par un véritable déchaînement de cette pensée au XXIe siècle avec la mondialisation, le développement des médias numériques, des écrans et des réseaux sociaux… et son impact extrêmement problématique sur l’éducation et sur tous les domaines de la vie humaine, maintenant la sexualité
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…
CS : Le livre d’Edgar Cabanas et Eva Illouz, Happycratie, établit une critique fouillée de l’idéologie du bonheur, portée aux Etats Unis par la psychologie positive et par une industrie portant une vision individualiste du bonheur, visant à nous convaincre que ce n’est qu’en nous-même que nous pouvons trouver celui-ci. Comment se situe votre travail par rapport au leur, et quelles éventuelles divergences noteriez-vous ?
GN : Cabanas et Illouz dans
Happycratie
traitent d’une idéologie du bonheur caractéristique du contexte anglo-saxon, particulièrement aux Etats-Unis, et à sa version idéal-typique du néolibéralisme, celle du
self made man
. Leur sous-titre est tout à fait révélateur du projet : « Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies ». Ils s’intéressent d’abord à l’idéologie américaine du bonheur comme légitimation du capitalisme américain, en se centrant sur le secteur professionnel ; alors que je traite plutôt de l’idéologie positiviste se développant notamment en France, en me centrant plus sur les effets sur la famille et l’éducation. Le contexte français étant spécifique : le modèle anglo-saxon, notamment américain, est véritablement libéral en économie, en même temps il est allié à une présence religieuse toujours très importante, censée le justifier. Y correspond une conception traditionnelle de la famille aux rôles de sexe bien différenciés et une implication forte du religieux dans le système social et ses dimensions politiques. A la différence de la France, dont la tradition républicaine a permis la mise en place d’un Etat social fort, la séparation des pouvoirs, puis l’effondrement de la pratique religieuse, et une remise en cause du modèle familial traditionnel et de la dissymétrie des genres.
Mon approche apporte donc des correctifs par rapport à
Happycratie
, en montrant que la même logique néolibérale hégémonique se diffuse différemment selon les contextes socio-politiques, et que la tradition républicaine française résiste quelque peu à cette volonté d’emprise individualiste néolibérale positiviste, mais que c’est par les biais des médias, de la publicité omniprésente et des réseaux sociaux que la pensée positive a trouvé les supports de sa diffusion problématique, et qu’elle impacte en retour le rapport à l’école et aux institutions.
A la fin de leur livre, lu en 2019, j’ai noté le projet du mien :
Critique de la pensée positive.
Avec comme sous-titre : « Les illusions de l’individualisme néolibéral ou la volonté hégémonique de la marchandise ». Mon éditeur, érès, l’a trouvé trop long et intello, et on a opté pour : « Heureux à tout prix ? ». Ils avaient proposé « Le bonheur à tout prix », mais je n’ai pas voulu reprendre le terme « bonheur », notamment parce qu’il était trop attaché à leur livre, et que le mien portait sur la pensé positive pas sur le bonheur avant tout.
CS : Alors, comment s’est élaboré le choix de votre titre ?
GN : En fait, comme pour
Soutenir et contrôler les parents. Le dispositif de parentalité
(érès, 2011) où j’avais plagié Foucault (aussi bien
Surveiller et punir
que
La volonté de savoir
et son « dispositif de sexualité »), là j’ai plagié Kant (
Critique de la raison pure
), d’où ma citation de Kant sur le bonheur, ce « fruit de l’imagination ». Ces reprises de titres emblématiques ne sont certainement pas neutres. Je pense qu’il y a un lien avec mon origine sociale plutôt modeste mais valorisant le savoir, et la question de la légitimité de ceux qui ne sont pas des héritiers, de leur reconnaissance, de l’identité amenée à progressivement se transformer. Sans que j’ai eu véritablement conscience de ce à quoi ça renvoyait. Ce n’est pas à un public de psys que je vais l’apprendre, qui a pour le moins une certaine connaissance de la complexité du fonctionnement inconscient.
Mon travail vise donc à réaliser une généalogie de « la volonté hégémonique de la marchandise », autrement dit d’une évolution du capitalisme au départ inspiré par le protestantisme ascétique de Calvin et Luther, et devenant au fur et à mesure qu’il entre dans la logique de consommation de masse un capitalisme hédoniste. D’où le début du livre sur « Au bonheur des dames » de Zola et l’apparition des grands magasins. Ce qui renoue avec ma thèse, 45 ans auparavant.
Mais, pour accompagner le développement de la publicité et de la consommation de masse, il faut un discours de justification, qui se concrétise avec cet amalgame entre le religieux et le scientifique que réalise la pensée positive, avec Coué, mais surtout Peale et Murphy ; sans qu’il s’agisse, bien sûr, d’une opération volontaire et rationnelle, mais plutôt d’une logique de système qui se développe en produisant les conditions de sa pérennité.
CS : Après avoir déconstruit la proximité de la pensée positive avec le développement du néolibéralisme et sa dominance depuis la crise pétrolière du milieu des années 1970, vous développez une critique extrêmement documentée de la psychologie positive, puis de ses applications dans l’éducation positive, et enfin la parentalité positive, qui trouve un support majeur avec le rapport du Conseil de l’Europe de 2006, La parentalité positive dans l’Europe contemporaine. Pouvez-vous nous en dire un mot ?
GN : ll est intéressant de noter que la prise de position du Conseil de l’Europe en faveur de la parentalité positive en 2006 renvoie quasi-exclusivement au contexte de recherche anglo-saxon. Quasiment tous les chercheurs sont anglophones et toutes les références sont en anglais, avec un peu des pays nordiques, et le modèle est référé à la psychologie positive américaine, mais avec cette nuance qu’y est mise en avant l’importance des interdits et des sanctions les accompagnant. Ce qui sera vite évacué dans la diffusion de la parentalité positive au nom des violences éducatives ordinaires que seraient aussi les interdits ! Les critiques de l’intitulé du rapport « La parentalité positive dans l'Europe contemporaine » font que l’année suivante le livre qui en est issu devient ; « La parentalité dans l’Europe contemporaine, une approche positive »…
Dans le chapitre sur les ambiguïtés de l’éducation positive, je montre à quel point cette nouvelle façon de concevoir l’éducation, qui s’appuie au départ sur le mouvement de contestation post-68 de l’éducation traditionnelle, jugée trop sévère et patriarcale, va progressivement dériver vers une contestation de la présence même d’interdits dans l’éducation des jeunes enfants, et,
a fortiori
, des sanctions, portée par la prolifération de coachs parentaux et de discours prônant une attitude explicative du bien-fondé de ce qu’il ne faut pas faire, censé suffire pour convaincre les enfants de changer d’attitude. Mais comme tous les éducateurs et les psys le savent, les enfants n’ont pas la maturité suffisante pour s’auto-éduquer et la responsabilité de leur formation incombe aux adultes, comme le montrent un grand nombre de travaux
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.
Les résultats sont alors contraires aux effets attendus chez ces parents aujourd’hui de plus en plus dans une proximité fusionnelle avec leurs enfants : des enfants insécurisés et devenant insupportables, et des parents épuisés et sombrant dans le
burn-out
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s’ils n’abandonnent pas de telles méthodes pseudo-éducatives.
L’effet en retour sur le rapport à l’école est doublement problématique : au niveau de la volonté de promouvoir l’éducation positive à l’école, portée par des structures diverses dans beaucoup de pays, et au niveau des attentes de plus en plus de parents. Dès la fin des années 2000, l’éducation positive s’est imposée comme un modèle dans beaucoup de pays, avec la création du Réseau d’éducation positive en 2014, avec cette idée qu’il faut former les enfants et les étudiants à travailler sur leur bien-être et l’objectif d’être heureux par soi-même, ce qui devrait permettre d’améliorer leurs résultats scolaires et leur santé mentale. Ce qu’aucune étude n’a pu montrer. Cela s’accompagne de l’expression chez beaucoup de parents des couches moyennes d’attentes en faveur d’une éducation positive qui devrait être apprise par les enseignants pour tenir compte au mieux de la spécificité de chaque enfant. Si la tradition scolaire française résiste quelque peu aux pressions de l’éducation positive à l’école, le hiatus entre les parents et les enseignants ne fait que se creuser, malgré les souhaits que l’on pourrait avoir d’une meilleure coéducation.
CS Mais, selon vous, comment cette pensée a-t-elle pu prendre une telle place dans notre fonctionnement social ?
GN : ll m’a semblé alors qu’il était urgent de déconstruire les choses et de montrer comment cette pensée avait progressivement pris une telle place dans notre fonctionnement social, en se positionnant comme l’idéologie individualiste du néolibéralisme. Ce qui permet aussi bien de rejeter l’idée d’un sujet humain divisé et marqué par la logique inconsciente, animé de pulsions qu’il convient de canaliser pour pouvoir vivre avec les autres et dans la société, que de dénier l’importance de la société en tant qu’elle surdétermine les positions des individus et rend compte très largement des difficultés qu’ils peuvent rencontrer. Ne serait-ce parce que, comme le montrent justement les neuroscientifiques
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, du fait de sa néoténie le bébé humain ne dispose que de 10% de ses connexions nerveuses, les synapses, à la naissance, et que de ce fait l’impact de son entourage et plus globalement de son environnement est majeur dans son évolution. Au contraire de l’image du sujet néolibéral référé à
l’homo oeconomicus,
rationnel dans ses choix et son évolution, le sujet humain est d’emblée un être social, marqué par le milieu dans lequel il vit, et soumis à de multiples choix à réaliser en permanence, produisant d’autant plus des frustrations que son positionnement ambivalent renvoie aussi bien à l’inconscient qu’aux contraintes sociales. La canalisation nécessaire de ses pulsions produit ces « castrations symboligènes » théorisées par Françoise Dolto et la capacité à vivre plus ou moins harmonieusement en société.
C’est tout cela dont j’ai voulu rappeler l’importance, en montrant comment se sont historiquement constitués les leurres imaginaires censés rendre compte de notre situation contemporaine, et légitimant un ordre social inique et où les inégalités ne font que s’accroître. Contribuer, en quelque sorte, à restaurer un idéal démocratique en grande difficulté de nos jours.
46044625959068__ftnref1 Ce que j’avais déjà approché dans ma thèse de sociologie soutenue en 1979 : Société de consommation et sexualité. Stratégies de pouvoir et logiques sociales.
1. MACVARISH Jan, Neuroparenting. The expert invasion of family life, Londres, Palgrave Pivot, 2016 ; MOUKHEIBER Albert, Neuromania. Le vrai du faux sur votre cerveau, Allary éditions, 2024 ; GONON François, Neurosciences : un discours néolibéral. Psychiatrie, éducation, inégalités , Postface B. Golse, Champ social éditions, Nîmes, 2024.
46044625959068__ftnref3 KARAKI Samah, Le talent est une fiction. Déconstruire les mythes de la réussite et du mérite, Jean-Claude Lattès, 2023.
46044625959068__ftnref4 PEALE Norman V. La puissance de la pensée positive. Des méthodes simples et efficaces pour réussir votre vie, Paris, Marabout, 2013 (New-york, 1952). MURPJY Joseph, La Dynamique du bonheur : le succès, l'harmonie et l'épanouissement par la pensée positive , Saint-Jean-de-Braye : Dangles, 1980.
46044625959068__ftnref5 PSALTI Iv, La sexualité positive. L’épanouissement affectif et sexuel est à la portée de tous ! La Musardine, 2022.
46044625959068__ftnref6 QUENTEL Jean-Claude, « Les défis de l’éducation au regard du statut de l’enfant », Tétralogiques, n°28, 2023, 21-38 ; PRAIRAT Eirick, « Eduquer sans sanctionner ? Les malentendus de l’éducation positive », The conversation, 28 mai 2023 ; Spirale – La parentalité positive –, n°91, 2019.
46044625959068__ftnref7 Comme le montrent Moïra Mikolajczak et Isabelle Roskam, dans Le burn-out parental. Comprendre, diagnostiquer et prendre en charge, (De Boeck, 2018), nous sommes passés d’un taux de burn-out parental de 1% en 2000 à près de 10% aujourd’hui.
46044625959068__ftnref8 VIDAL Catherine, « La plasticité cérébrale : une révolution en neurobiologie », Spirale , n°63, 2012/3, 17-22.
1 Extrait de Œdipe.org
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