vendredi 03 novembre 2006
« Une écriture qui ne serait que trace mais alors de quoi ? »
Fernand Deligny, Essi et copeaux , Le mot et le reste, 2005.
I- « Ligne éditoriale : essayer de penser les difficiles rapports entre travail social et médias et en interroger les résistances, montrer qu’il peut y avoir moyennant des conditions de respect et de connaissance mutuelle des synergies mises au service des usagers. Réfléchir plus largement sur les problèmes posés par le passage de ce que certains appellent encore « savoir-faire » au « faire savoir » et sur la mise en représentation (en scène ?) du travail social. La perspective est critique au sens kantien de l’examen des conditions de possibilité et des effets » (Jacques Riffault, courriel du 6 juillet 2006). Selon ma bonne habitude, je réponds ici à l’invitation de Jacques Riffault, en suivant le chemin de l’école buissonnière versant dans une méthodologie que je fais mienne, à partir des expérimentations des surréalistes et des situationnistes : la dérive.
II- Web, un tissu, une toile, un textile ; cobweb, spiderweb, une toile d’araignée. Qu’est-ce qui est appelé à régner sur la toile ? Il y a un déplacement de l’écriture, de la page à l’écran d’ordinateur et la mise en place d’un réseau de diffusion très différent du système pyramidal classique : écriture-impression-diffusion-lecture. Sur Internet le cycle est très court, dans le temps et dans l’espace : écriture-diffusion-lecture-écriture. Ça se passe au moment où les sciences du langage, les sciences de l’informatique et les sciences du cerveau se rejoignent. Ainsi il existe deux types de connexions entre les neurones dans le cerveau. Le type « réticulé », mode de connexion en réseau qui ressemble assez au réseau du métro. Ce type de branchement permet des connexions, plutôt primitives pour l’espèce sapiens sapiens, mais relativement économiques. Il suffit de peu de neurones pour constituer les tissus nerveux et développer des fonctions multiples, quoique peu différenciées et souvent aléatoires. Le second type dit « lemniscal » autorise des connexions en série. Seul ce type de connexion permet la mise en œuvre d’une suite d’opérations spécifiques et logiquement reliées. Ce n’est qu’assez tard dans l’évolution que ces connexions sont apparues. Elles ont trouvé leur plein développement dans le neo-cortex de l’humain. Entre autres cet autre mode de branchement permet la projection de sensations spécifiques sur des zones spécialisées du cortex cérébral. Il semblerait que le web soit passé du mode linéaire du deuxième type au mode réticulé plus primitif. Comme s’il y avait là à la pointe la plus aigue de l’invention technologique, une revisitation des plans les plus primitifs. Internet-le réseau-la toile : vaste champ de lettres, de sons, d’images qui circulent. Tels les hommes des cavernes projetant, dans les coins les plus obscurs, des mains négatives, des dessins, des peintures, des pigments pour dégager un cercle où la communauté, dans ses rituels, tisse un monde, c’est-à-dire ce qui donne une place à chacun. Construire ces appareils symboliques a toujours fait partie pour l’humanité des conditions de sortie de l’immonde, du chaos, du magma. La mise en ordre d’un monde, ce qui se dit cosmos chez les anciens Grecs, d’où les aspects « cosmétiques » de la question, donne une place à chacun, en instituant les différences radicales : entre les sexes, les générations, les places sociales. Ce tissage du web tiendrait alors lieu de toile de fond, de fond de scène, pour une pièce dont le scénario s’écrit au fur à mesure qu’elle se déroule. Ce ne serait pas les contenus qui importeraient, mais de tenir l’écriture comme contenant. Michel Serres nous donne une belle formalisation de la notion de réseau dans Hermes I . Il faut considérer qu’il y a des sommets (sur le wed des sites, voire des internautes, des adresses) reliés entre eux par des chemins (ce qui circule entre les sommets, des mots, des images, des sons). Plus il y a de sommets et plus il y a de chemins possibles. 1 Les chemins sont aléatoires, difficilement contrôlables, ouverts à la multiplicité des expressions, et parfois saccagés par des pirates, crackers, hackers et autres vandales.
III- Noter ici que l’exploration sémantique, dans la puissance évocatrice des mots, fait connecter « textile » et « texte ». Il me souvient d’avoir, dans ma vingtaine année, tissé un tapis. Tout d’abord il y a une trame : le fond de scène avec ses motifs pré-dessinés. Ensuite, et c’est là tout le travail, il s’agit de nouer brin par brin, ce qui va constituer la texture-même. Ainsi en va-t-il de l’écriture, le plus souvent, dans les sociétés anciennes ou exotiques, associée au tissage et à la parole commune. Je pense au beau film Brodeuses . C’est le premier long-métrage d’une jeune cinéaste, Eléonore Faucher, avec Ariane Ascaride et Lola Naymark. L’histoire est on ne peut plus simple. Une jeune femme, Claire, est enceinte. Elle déteste son travail de caissière dans un supermarché et est par ailleurs passionnée de broderie. Elle quitte son boulot et va proposer ses services à une brodeuse professionnelle qui travaille pour les grands couturiers. Celle-ci vient de perdre son fils dans un accident de moto. Ces deux femmes vont s’appuyer l’une sur l’autre pour soutenir leurs questions propres, à savoir le deuil d’un enfant pour Mme Melikian, et le désir ou non de garder le sien pour Claire. Elles brodent ensemble et elles parlent. La broderie est une belle métaphore de la parole et de l’écriture. Ces paroles échangées autour de l’ouvrage petit à petit les entourent comme d’un châle, à l’image du beau châle flamboyant qu’elles réalisent ensemble pour Chistian Lacroix. Ces paroles de brodeuses tissent pour chacune le fil où elles vont accrocher le sens de leur vie. Le fil de la parole. Cette broderie de paroles permettra à Mme Melikian d’accepter l’inacceptable, la mort de son enfant, et à Claire la naissance du sien. Dans ce long et minutieux travail de broderie et de parole, c’est toute l’étoffe de vie qui se met à vibrer et scintiller. 2 Du web comme broderie. D’abord tissu. Pour faire vêtement, pour habiter, pour se rencontrer.
IV- J’ai créé le site de « Psychasoc » en 2000. 3 J’exerçais alors comme formateur à l’IRTS de Montpellier. Je commençais à me fatiguer. Les centres de formation,- je l’ai souvent dénoncé depuis - se sont peu à peu transformés en « usines à gaz », où des enseignements débranchés des réalités du terrain, virtualisés, modulisés, saucissonnés et agglomérés, ne permettent pas vraiment d’élaborer une pensée à partir des points d’énigme surgis d’une pratique, ni de la transmettre en tant que telle , ne fusse qu’au moment d’un examen. Je m’en suis expliqué. Et comme ce n’était guère entendu – on eut vite fait de me taxer de « dinosaure » - j’ai pris, comme on dit, mes cliques et mes claques et j’ai créé un outil à ma main, un outil d’artisan qui s’inscrivait dans le cadre de la formation continue en travail social. C’était plutôt gonflé et risqué. Se lancer ainsi sans soutien associatif ou institutionnel, sans tambour ni trompette, avec comme seul viatique la passion de la transmission, témoignait d’un grain de folie. Il en faut en ces temps tragiques et comiques tout à la fois. La référence à la psychanalyse, au sens où elle promeut une « clinique du sujet », comme j’ai pu la nommer, autant du côté des usagers que des professionnels, en constituait le fer de lance et le garde-fou. L’institut Européen Psychanalyse et Travail Social (Psychasoc), centre de formation continue en travail social, même si j’en suis l’animateur principal, emploie ponctuellement une bonne vingtaine de formateurs. Ils ont tous pour caractéristique de s’être coltiné une fonction dans le travail social (éducateurs, directeurs, psychologues…) et d’avoir élaboré dans le champ universitaire une réflexion originale à partir de leur expérience. Je pense ici aux travaux tout à fait remarquables de mon camarade Jean-François Gomez sur la théorie et la pratique des histoires de vie 4 ; aux explorations de Thierry Goguel d’Allondans des rites de passages chez les adolescents 5 ; à la mise en question par Jacques Cabassut de l’appellation contrôlée qui fait des ravages dans le secteur, de « déficient mental » 6 . Et bien d’autres. Ces différents travaux ont fait l’objet de thèses de doctorat ou de publications. Certains ont été exposés lors du premier Congrès « Travail social et psychanalyse » en octobre 2004 à Montpellier. 7 On le voit d’emblée : une pratique de formation est soutenue ici par une élaboration constante qui sort sans cesse du cercle fermé du quant à soi et de l’entre-soi. D’où le passage à la publication, où l’enjeu consiste bien à rendre public ce qui se construit, se dit et s’écrit dans l’ombre de métiers - dit du travail social alors que ce métier n’existe pas en tant que tel - 8 que Freud avait beau jeu dès 1925 de décrire comme « impossibles » 9 . La transmission en travail social, je l’ai souvent soutenu, relève d’une transmission de l’impossible. Pourquoi ces métiers, dont ceux du travail social sont-il taxés par le père de la psychanalyse d’impossibles ? Parce que, précise-t-il dans une seconde occurrence datée de 1937 : « on y est d’emblée sûr d’un résultat insuffisant ». 10 Autrement dit la seule garantie que nous offre Freud, que ce soit dans l’éducation, l’enseignement ou la direction, trois métiers ourlant les franges du travail social, c’est que , malgré la bonne volonté des intervenants, ça ne marche jamais comme on veut. Il y a dans ces métiers, pour le dire avec la belle trouvaille de Samuel Beckett, des « foirades ». Mais attention, l’impossible, érigé ici au rang d’un concept, n’est pas l’impuissance. Il ne s’agit pas de lâcher, ce serait lâcheté. Mais de soutenir des espaces - parler et écrire - où l’impossible puisse trouver ses points d’accueil, ses bordures et ses brodures. Ce que Lacan nommait « le réel » en l’associant à l’impossible, exige ces points d’accueil, ces adresses. Faute de cette prise en compte du réel, qui se présente comme embarras dans la pratique ou énigme dans le savoir, on passe beaucoup de temps à en colmater la brèche, en formation ou sur le terrain. Ce colmatage produit ce que nous avons aujourd’hui devant nous : saturation des savoirs, à ne plus savoir qu’en faire, dans les appareils de formation, accumulation de textes, de procédures sur le terrain. Autant de tentatives sans issue de résister à ce qui se présente justement sous les habits dérangeants, outrés, insatisfaisants, de l’impossible. C’est cela que Psychasoc, dans une confrontation entre psychanalyse et travail social, est venu mettre au travail, afin d’envisager comment faire avec l’impossible.
VI- Outre les espaces de formation, j’ai été amené pour les soutenir, à bricoler des types de « textures » qui favorisent cette mise en mouvement de la pensée et sa relance incessante qui tourne autour d’un noyau indissoluble de réel. Infracassable noyau de nuit, là où la prétentieuse transparence, dont l’idéologie dominante diffuse peu à peu dans tous nos tissus sociaux, vient irradier un sujet que l’on voudrait complet, global, entier afin qu’il ne puisse nous échapper. Un sujet passé au lance-flamme ! C’est ce qui produit le fond de sauce des méthodologies actuelles auxquelles le secteur est livré pieds et poings liés. Il y a aura dans les années qui suivent à mener combat sur ce front de la transparence érigée en dogme pour restituer à la subjectivité sa part d’ombre, de mystère, de division. Donc, il a fallu étayer, boiser, soutenir les galeries que la taupe pensante ne cessait de creuser sous forme de questions. Travail de puisatier, de mineur de fond, de soutier. D’où le recours à Internet. Pour des raisons pratiques d’abord : faire connaître ce que nous proposions ; puis au fur et à mesure que les questions nous arrivaient en flots, des professionnels, des formateurs, voire des usagers, nous avons ouvert d’autres espaces : le forum, les textes (que l’on compte par centaine aujourd’hui et qui constituent une véritable bibliothèque spécialisée en ligne), le kiosque qui présente et tient critique des ouvrages récents, les liens etc. Récemment nous avons inventé un deuxième réseau, ASIE 13 , qui s’ouvre à la réflexion sur les questions de supervision, analyse de la pratique, régulation d’équipe… Avec un coté pratico-pratique : on peut y consulter une liste, par région, de personnes-ressources en la matière.
VII- Je dérive, je prends les choses par la bande, j’éclaire les questions de biais. Mobilisons les poètes pour penser l’obscur au plus profond. Ainsi Philippe Jaccottet dans Paysages avec figures absentes : « Et l’on finit par penser, que toutes choses essentielles ne peuvent être abordées qu’avec des détours, ou obliquement, presque à la dérobée ». Détournons, obliquons, dérobons. Penser l’obscur. Je me souviens de René Char confiant à Paul Veyne un de ses trucs du métier de poète « Quand c’est trop clair, j’obscurcis ». Pourquoi ? Parce que le langage se déploie avant tout comme lieu d’évocation, évocation de ce qui n’est pas là, le sujet qui parle, la situation dont on parle. Le langage est reprise de l’absence dans l’après-coup. Reprise au sens exact où ma grande mère faisait reprise d’un accroc à un pantalon : ça se voyait, mais ça tenait ! C’est encore plus tangible dans l’écriture, où là, à taper sur les touches de l’ordinateur, je cours derrière une pensée qui ne cesse de fuir, mais aussi où le lecteur aura à faire, lui, aux traces d’un absent. Nommons le, pour les commodités d’usage, l’auteur.
VIII- Le Forum. Quand Jacques Riffault m’a fait sa proposition, j’ai pensé à deux choses : écrire à propos du Forum de Psychasoc, proposer aux participants de ce Forum de s’y mettre. Avec l’idée de produire un tissage collectif. Autrement dit il s’agirait de répondre en acte à la question. Qu’est-ce que ça donne ? D’abord une demande, ainsi libellée : « Jacques Riffault me propose de faire un article pour la revue « Espace social » consacrée à « Travail social et médias ». Je pense qu’il y aurait pas mal de choses à dire autour du Forum qui pourrait faire l’objet d’une réflexion. Evidemment je veux bien m’y coller, mais on pourrait innover en faisant un article collectif à partir des points de vue des uns et des autres. En tout cas, c’est une proposition : écrire un article à plusieurs ici… A vos plumes… vos claviers… si ça vous dit » (19 Juillet 2006) Il s’agit pour moi d’une mise en acte du sens du Forum, place publique. Agora chez les Grecs. Là où les affaires de la cité (la polis, d’où est issu notre politique) se traitent.
IX- C’est parti bille en tête. Le titre émis pour le nouveau « chat » : travail social et médias, a enduit d’erreur plus d’un discutant. Ce qui a produit de grands écarts. Alors que la question portait sur le Forum et son usage, nous nous sommes trouvés dans un premier temps avec une discussion de plus en plus chantournée sur les médias en travail social, puis sur les médias en général. 14 Jean-Marie démarre : « Pourquoi ne pas commencer en écrivant quelques lignes sur l’écart entre le temps médiatique et celui de l’éducation ? » (19 juillet). Jean-Marie est un assidu du Forum, qui lance des sujets, les soutient, les relance. « Ne pas oublier de signifier la difficulté pour les éducateurs de médiatiser leurs actions , souligne Audrey le 21 juillet… Nos actions ne seraient plus secrètes… Utiliser les médias serait pour moi un témoignage au quotidien sur la difficulté de l’être humain à vivre dans ce siècle, mais aussi sur les actions extraordinaires qui sont faites, des petites actions souvent individuelles, mais belles ». Coco met en avant le 21 juillet également le risque d’un trop de médiatisation (glissement ici de média à médiatisation). Stéfan embraye. C’est l’effet, comme on le dit d’une balle à laquelle on donne de l’effet, produit par le Forum : on tisse bien souvent à partir du dernier brin, ici le signifiant « médiatisation » tire son fil. Dérive, dérive, dérive. La piste est suivie par Stéfan le 24 juillet, Educ 62 le 25 juillet, Florence le 31 juillet, Re-Stéfan le 1er août : là on en arrive à dénoncer l’aspect « vicieux » des grands médias, télé en tête, qui exploitent la misère des plus démunis pour faire du chiffre. Julien Courbet est cloué au pilori. Anne-Laure le 6 août en remet une couche sur ce qu’elle nomme « une réalité médiatique : c’est un monde qui crée des besoins, y répond, puis crée d’autres demandes. » Cathy, le 6 août revient dans le sillon : « Personnellement je trouve qu’il pourrait être intéressant d’utiliser les médias pour expliquer notre travail, pour essayer de montrer que se faire aider éducativement n’est pas une chose horrible, que parfois çà peut aider » et elle ajoute 45 minutes plus tard « Il est difficile d’utiliser les médias. Le risque est de se faire utiliser par eux. » Le 12 août, j’essaie de recentrer la question : « La réflexion concerne non pas les médias en général, où l’on risque de se dissoudre dans des lieux communs, mais ce Forum de Psychasoc comme média, en particulier. Ça vous sert à quoi ? » Dès le lendemain, Rax monte au créneau : « ça sert avant tout à s’exprimer et à partager par là même ses expériences, ses émotions parfois, son vécu et bien d’autres avec les internautes ». Et Rax suggère que l’on mouille un peu plus les écoles de formation et leurs formateurs dans ce type de cyber-dispositif, pour sortir d’une « espèce de moule que tout le monde doit suivre pour être conforme au conformisme dominant ». Ensuite on trouve une digression assez décousue introduite par Florence, pour savoir pourquoi ce Forum fonctionne alors que d’autres (notamment celui d’Asie) patinent. Je saute la digression, encore que… dans l’étrangeté du mouvement introduit par Florence se faufilent des poissons d’argent, sur les universités d’été, (on ne voit pas le lien immédiat), la supervision etc. Stéfan reprend le 25 août, pour préciser que ce Forum « ouvre une fenêtre à l’échange et à l’introspection qui semble ne pas ou plus exister dans notre quotidien professionnel… le virtuel le facilite ». Treflechanceux se fâche le 26 août « Quand les médias valoriseront-ils le travail social plutôt que de faire des « clients ?» Je recadre : les médias en général, c’est pas la question etc… Nahim prend le relais le 2 septembre « ce site me sert à tâter le terrain, à savoir ce qui se dit aujourd’hui, à prélever des impasses éthiques que des éducateurs rencontrent, à relever aussi leurs « bêtises », leur assujettissement au « pouvoir » (médiatique et spectaculaire)… à lire des choses qui ne se lisent pas dans les « grands journaux » … Ici on invente des sujets. » Jean-Marie le 3 septembre y va de sa plume pour dire tout son intérêt pour l’écriture même si « forcément ça expose à un certain voyeurisme ». Et il se fâche avec Nahim en lui disant que « être lu par quelqu’un qui le fait pour relever les bêtises et les impasses des autres, cela donne plutôt envie de cesser d’écrire ». Mais une fois exposé le motif de fâcherie, il ne cesse pas. Nahim renvoie l’ascenseur : « ne me lisez plus… ne repondez plus etc ». Stéfan le 4 septembre reprend la barre et tient le cap : beaucoup de sujets sur le Forum trouvent un point d’accueil qu’ils ne trouvent pas en équipe. Et il conclue, lucidement « serait-ce la frustration qui nous amène ici ? » Le 4 septembre Anne-Laure pense qu’il serait grand temps de « dépoussiérer les représentations des travailleurs sociaux » et propose de se servir du Forum pour cela. Dans ce qui suit elle expose son point de vue sur le métier, sur ce que serait ce que la loi de 2002-2 épingle comme « bonne pratique ». Josebelle le 4 septembre intervient dans le conflit Jean-Marie-Nahim : elle (ou il, va savoir) estime pour sa part trouver « dommage que le désaccord ouvre au silence… alors que ce Forum devient justement un espace médiatique tout juste habituel et politiquement correct ». Elle rajoute 3 jours plus tard : « pour les lacaniens, ce Forum pourrait être le lieu de la mise à l’épreuve du travail social au regard de la psychanalyse lacanienne » Et dans ce cas : « Quid de la jouissance du travailleur social ? » Dominique lui, est heurté par ce point de vue. Il en aurait presque honte d’aimer lire Lacan. Suivent une série d’échanges entre Josebelle, Jean-Marie, Dominique et Florence, pas vraiment dialogue de sourds parce que ce qui sourd justement coule dans l’ombre et se fraie son chemin. Disons que chacun y va de son propre tissage accroché en grappe aux motifs déployés par l’autre. C’est assez difficile à décrire. Ça jaillit, ça pétarade, ça surgit. C’est un feu d’artifice. Il s’agit finalement d’une réponse actée à la question que j’avais posée. Réponse qui se dissout dans la question. Là où Maurice Blanchot nous confie que « la réponse à la question c’est le meurtre de la question », la réponse jamais achevée, toujours relancée entretient la question comme force vive. Les intervenants ici ne répondent pas directement à la question, ils répondent de la question, de leur manque-à-être de sujets, comme source d’un questionnement incessant qui les tient éveillés. J’en voudrais pour preuve la suite des échanges. Josebelle y soutient le 12 septembre un développement sur ce qu’elle nomme « la jouissance du travailleur social », pavé qu’elle a lancé dans la mare. Dominique le même jour y met du sien « Que de mots. Ils sont parfois nécessaires à creuser un espace de parole ». Dans ce cyberlogue Jean-Marie ouvre la question à la dimension de la « normalisation dans le travail social ». Nietzsche passe comme l’ombre portée d’un oiseau sur l’échange, soutenu sur les ailes du désir par Dominique. Isabel s’en mêle : « Il y a peu d’instances prévues pour que les travailleurs sociaux puissent s’exprimer ou prendre une vraie distance avec leur travail quotidien … ici je peux le faire plus rapidement et plus clairement… » Patrick qui prend le train en route suppose que l’article et sa collectivisation sont clos, mais il y va quand même de son point de vue et il se mêle de ce qui le regarde, l’échange sur « la jouissance ». Le Forum n’a rien d’utilitaire, ça déborde, ça se faufile, ça file. Suite du quadrilogue entre Jean-Marie, Dominique, Florence et Josebelle. Ça tourne beaucoup autour de la jouissance, maître-mot, phare autour de la lumière duquel viennent tourner les expressions papillonnantes de chacun. Évidemment on peut penser à cette indication de Lacan : qu’il n’y a pas de jouissance pour qui parle. La mise en œuvre des ressources du symbolique sur le Forum produit ses effets de « traitement de la jouissance », ce qu’on peut attendre de mieux par ailleurs d’une formation, d’une mise en forme ( gestaltung ) de la pratique. « Toute formation humaine a pour fonction, par essence et non par accident, de réfréner la jouissance », précise Lacan. 15 Dernière intervention de Josebelle, le 19 septembre à 12h50 : « … aujourd’hui on voudrait nous faire croire qu’un travail social efficace et producteur de résultats existe bel et bien… Par contre un travail social fidèle à la clinique, à la parole singulière est clairement du côté du disfonctionnement si l’on adopte les grilles d’évaluation du politique et des experts ».
X- Fin des interventions. Ensuite, silence radio. Évidemment je ne fais pas ici œuvre de sociologue ni d’ethnologue. Il y aurait sûrement plus à questionner de cette cyber-pratique du Forum. Ce n ’est pas mon propos. Il ne s’agit pas une fois de plus d’enfouir ce qui se trame, se tisse, se tricote de la subjectivité sous l’asphalte du savoir. J’ai tenu à laisser le sujet à vif. C’est la tour de Babel, votre truc, se récrieront certains. Pas du tout. Justement parce qu’il n’est pas question d’une quelconque érection vers des divinités anciennes et autres totems idéologiques; que la langue empruntée, la française, est bien commune, disons comme-une ; que chacun y fraie un chemin d’où, dans des trouées très disparates de la futaie, dans certaines orées du bois, au détour de certaines crêtes, sur certains sentiers muletiers et lumineux, des points de vue s’échangent. Qu’est-ce que ça construit ce dispositif ? Eh bien on ne sait pas. Il faudrait s’élever à des hauteurs vertigineuses, au risque de perdre le sens et les sens, pour voir les motifs cachés dans le tapis. Et pourtant dans ce bouillonnement, ils sont bien là les motifs du tissage qu’autorise la toile. Qu’est-ce que ça m’apporte à moi ? D’avoir fait mon travail, d’avoir supporté ce qui de mon désir me lance et me relance, mystérieusement, depuis que j’ai vu le jour, dans l’ouverture incessante de lieux d’échange, dans la parole et l’écriture. Dans le big bazar en 68 où la parole déferla et libéra des liens ; les monastères bouddhistes en Inde ensuite où la parole fut chevillé au corps ; dans l’aventure des communautés dans les années 70, retour à la terre, exploration de « vivre ensemble » moins aliénants ; dans l’apprentissage du travail éducatif en lieu d’accueil que j’ai animé pendant 5 ans dans le Gers avec mon épouse ; des années sur le tas ; des rencontres humaines ; des paroles, des milliers de paroles échangées, des écrits à n’en plus finir ; mon travail de formateur à Toulouse puis à Montpellier, l’accompagnement de dizaines de jeunes collègues dans la découverte du métier, ce qui ne va pas sans souffrances ; le centre de formation continue aujourd’hui, mon cabinet d’analyste, les sites Psychasoc et Asie etc Quand je me retourne, je vois que j’ai fait ce que je ne savais pas que j’avais à faire : me soucier en permanence de lieux où l’essence même de l’humain, à savoir qu’il parle, prend son envol et file le lien social. Car peut-être est-ce la leçon principale à tirer du Forum : le premier effet de cette médiation c’est de tisser du lien « Les bœufs on les attache avec un joug ; mais les hommes on les tient avec la parole » disait un juriste du XVII ème, Loiseul, je crois, que Pierre Legendre aime à citer. 16
1 Michel Serres, Hermes I. La communication , Editions de Minuit, 1969.
2 Voir mon ouvrage La parole éducative , Dunod, 2005.
3 http://www.psychasoc.com
4 Jean-François Gomez, Handicap, éthique et institution , Dunod, 2005.
5 Thierry Goguel d’Allondans, Anthropologiques d’un travailleur social , Téraèdre, 2003.
6 Jacques Cabassut, Le déficient mental et la psychanalyse , Editions du Champ Social, 2005.
7 Joseph Rouzel (sous la dir.), Travail social et psychanalyse , Editions du Champ Social. On trouve dans cet ouvrage les principales contributions à ce congrès. Le deuxième congrès se tiendra du 8 au 10 octobre 2007 à Montpellier.
8 C’est comme « le bâtiment » constitué de corps de métiers distincts qui participent à un ensemble.
9 Sigmund Freud, préface de 1925 à l’ouvrage de l’éducateur August Aïchhorn, Jeunes en souffrance , Editions du Champ Social, 2002.
10 Joseph Rouzel, « Transmission impossible » in Parole d’éduc , Editions érès, 1995.
11 Jacques Lacan, « Lituraterre », in Autres Ecrits , Seuil, 2001.
12 Martin Heidegger, La dévastation et l’attente. Entretiens sur le chemin de campagne , Gallimard, 2006.
13 http://www.asies.org
14 Je donne ici des extraits de contributions. Pour plus de détails - il y en a plus de 4 pages - on se référera à la rubrique « Forum » de Psychasoc.com.
15 Jacques Lacan, « Allocution sur les psychoses de l’enfant », in Autres Ecrits , Seuil, 2001.
16 Pierre Legendre, Ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident. Conférences au Japon , Mille et Une nuits, 2004.
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