mercredi 13 juillet 2011
C'est l'histoire d'un maître zen, maître de la cérémonie du thé. Il accueille un américain qui veut s'initier à cette pratique. Il lui verse du thé et, alors que la tasse est pleine, continue à verser. Si bien que le récipient déborde. L'américain intervient: mais ça déborde, c'est plein! Le maître rétorque: c'est comme vous: vous êtes tout plein de savoir, vous avez tout lu sur le zen, mais vous ne savez rien. Comment pourrais-je vous enseigner quoi que ce soit s'il n'y a pas un peu de vide en vous pour recevoir cet enseignement?
Le trop plein de la jouissance, « substance négative » souligne Lacan, qui pousse sans cesse au « plus-de-jouir », alimente bien souvent les entrées en formation. Acquérir plus de savoir, plus de savoir-faire, plus de pouvoir etc. Alors que « Toute formation humaine, affirme Jacques Lacan, a pour fonction, par essence et non par accident, de refréner la jouissance » (in Autres écrits).
Réfréner la jouissance, tel est bien l'enjeu, au-delà des acquis possibles en termes de connaissances et de gestes de métier, posé à l'horizon de tout processus de formation. Le point de départ de toute demande de formation se situe dans le transfert: on attribue au formateur un savoir, un savoir-faire sur ce qui se présente comme un manque, une difficulté ou un embarras de la pratique. C'est d'ailleurs pour cela qu'on l'aime, mais aussi qu'on le hait, quand il ne répond pas assez rapidement aux attentes. Amour et haine, forme ambivalente de la passion, « hainamoration », comme disait Lacan, se présentent comme les deux faces de la même médaille. « La grande erreur, souligne Jean-Claude Milner, est de croire qu'il faut être à l'écoute des demandes. » Or le seul lieu d'une pédagogie active est contradictoire et violent. Il n'y a pas de commune mesure entre celui qui désire savoir et celui qu'on suppose savoir. Autrement dit la disposition de toute formation repose sur une inégalité imaginaire, une dissymétrie. Mais « l'inégalité fantasmée est le moteur efficace du dispositif. Quoiqu'en disent les pédagogies pieuses, la véritable structure est celle-ci: faire de l'inégalité fictive le moyen de l'égalité effective » (Jean-Claude Milner, De l'école , Seuil, 1984). Autrement dit, - ce que Lacan pointe à l'horizon de la cure -, passer du travail du transfert au transfert de travail. Ce qui exige un véritable travail dans l'élaboration d'une position subjective en situation professionnelle comme dans l'appropriation des concepts. Pas l'un sans l'autre.
Dans les formations en travail social que nous menons à l'Institut Européen Psychanalyse et Travail Social (PSYCHASOC) de Montpellier, de fait le transfert s'annonce comme suit. Du côté des travailleurs sociaux: dites-nous que faire; du côté des psychologues et rééducateurs : dites-nous ce que vous savez. Nous sommes ainsi placés devant une idéologie du flux tendu où « faire » et « savoir » sont sommés de réponde sans écart à l'angoisse des professionnels. Angoisse légitime, tant les conditions de travail dans le champ de l'intervention sociale sont aujourd'hui détériorés, soumises au management débridé et jaugées à l'aune d'évaluations d'expertise qui dépossèdent les professionnels de leur savoir faire. A toute question mise sous la pression du travail quotidien avec les usagers doit corresponde une réponse adéquate et adaptée, sans en passer par un processus d'élaboration de la question. Il s'agit d'être pragmatique et efficace, que diable. Pas de penser! Une difficulté émerge de la pratique, un embarras, et il y a aurait, prêts-à-penser, soit du savoir-faire, soit du savoir. La formation devient un service des biens, un marché idéologique. Demander alors à un stagiaire ce qui l'embarrasse, pourquoi il aborde telle difficulté, produit une réponse cinglante: on n'est pas là pour parler de soi. Ce fading du sujet s'avère plus que problématique quand il s'agit de soutenir un acte de formation dont on attend des changements de position chez les sujets qui s'y exposent.
Marilia Amorim dans un bel ouvrage, réfléchissant sur les formes de savoir et de discours à l'œuvre dans la culture contemporaine, les ramasse en une trinité: muthos, le savoir du récit, « raconter » une histoire, un événement vécu, la « racontouze » comme disait Georges Pérec; logos , le savoir savant, les concepts, les « disciplines »; métis , le savoir-faire, la technique, le « tour de main ». Ces trois types de savoir sont articulés en un nouage que l'on pourrait, même si l'auteur ne le dit pas, nommer: borroméen. Selon cette figure issue des armoiries de la famille italienne des Borromées, où trois ronds de ficelle noués ensemble sont solidaires au point que si l'on en coupe une les autres se dénouent. Lacan dans les dernières années de son enseignement fit un usage prolongé et approfondi de ce nouage au point de déboucher sur une véritable « clinique borroméenne ». Par contre si l'un des cercles prend le dessus, on assiste à un déséquilibre. Il n'y a pas de primauté d'un discours sur un autre. Si le muthos prend le dessus on assiste à des formes d'inflation à l'œuvre de nos jours dans les mythologies religieuses, notamment fondamentalistes; si le logos domine, c'est le savoir savant, le discours de la science qui envahit le champ; et si la métis supplante les deux autres, on produit une explosion de la technologie et de la pensée pragmatique.
Notre souci en formation consiste bien à maintenir ce nouage de trois discours: raconter, élaborer, construire (Maria Amorim, Raconter, démontrer,... survivre , érès, 2007). Mais à prendre nos appuis dans la psychanalyse nous faisons un pas de côté. Tout d'abord il n'y a de question que là où il y a déjà la réponse. Il s'agit donc de mettre en suspens une réponse préfabriquée qui viendrait du formateur, de réanimer la question chez le stagiaire pour avoir quelque chance de produire du nouveau, de considérer la question sous un angle inédit. Maurice Blanchot affirmait que « La réponse est le malheur de la question » ( L'entretien infini ). Les questions issues d'une pratique telle celle de l'intervention sociale ou psychologique, il s'agit donc de les garder... heureuses. Cela ne va pas sans une certaine frustration. Comment en effet ne pas en rajouter. Du savoir il y en a à la pelle, à ne plus savoir qu'en faire et les professionnels en sont saturés. Des recettes sur le « que faire? » inondent un certain nombre de manuels et de textes législatifs. Le supermarché du prêt-à-penser, maintenant que l'Université se profile comme une entreprise qui fournit clé en main les savoirs dont le marché a besoin, regorge de marchandises conceptuelles. Dans ce marché culturel, finalement tout se vaut. Systémique, psychanalyse, cognitivisme, etc tout est logé à la même enseigne, voire au même enseignement. Chacun vient faire son marché. D'aucuns d'ailleurs fabriquent des mixtes, des « chimères » composées de bric et de broc: psychanalyse et systémique; comportementalisme et psychologie clinique; PNL et psychodrame etc La loi récente sur la formation des psychothérapeutes – qui vise à produire des psychologues au rabais si l'on y réfléchit bien - fait la part belle à ces chimères: 500 h obligatoires pour absorber une bouillie de connaissances issues de domaines hétéroclites. Une chatte n'y retrouverait pas ses petits.
Comment remettre un peu d'ordre dans un tel contexte? Si ce n'est en repartant des énigmes de la clinique. Et cette reprise se fait du lieu du transfert: celui à qui je suppose un savoir ou un savoir-faire, je l'aime. Ainsi s'engagent les demandes de formation. Or cette supposition de savoir est bien imaginaire. Elle escamote ce qui fait l'origine de tout savoir: l'énigme du désir, là où la vérité du sujet pointe son nez dans la rencontre d'un dit « usager » (parfois très usagé!). Le professionnel n'en est pas moins sujet. Tenir la position dans une telle situation ne va pas sans mal pour le formateur, d'autant plus s'il prend ses marques dans la psychanalyse. En effet Freud précise que la psychanalyse ne s'apprend ni dans des cours, ni dans des formations, ni dans des livres, ni dans des conférences. Elle s'append « à même son corps » (Préface de Freud de 1925 à l'ouvrage d'August Aïchhorn, Jeunes en souffrance , que j'ai republié au Éditions du Champ Social en 2000). D'où la difficulté de la transmission et l'exigence dans un espace de formation - sans évidemment le confondre avec le lieu de la cure - de se mettre un minimum au travail sur ce qui travaille les professionnels dans la clinique et qu'ils transfèrent jusqu'à l'espace de formation. J'ai toujours fait l'hypothèse que toute l'efficacité de la formation réside dans ces déplacements du vécu, de l'éprouvé vers des formalisations, passant par la parole et l'écriture, qui entraînent des changements de forme et déplacent les points d'ancrage d'un professionnel dans sa relation aux usagers, comme dans sa relation à ses collègues institutionnels. Le transfert en effet met à ciel ouvert la relation engagée par un professionnel avec un usager, reprise de ce que l'usager lui-même met en scène dans la relation à l'Autre. Il s'agit bien, comme l'énonça Jean Laplanche, d'un « transfert du transfert », pas évidemment au sens où l'entend cet auteur de « seule terminaison concevable de la cure », mais au sens d'un déplacement de l'espace de la pratique à celui de la formation, d'un passage d'une forme à une autre. La difficulté réside dans le fait que dans le transfert le professionnel y est pris, englué, « empégué » comme on dit à Montpellier. D'où une trans-formation nécessaire, un passage de forme en forme, une gestaltung , qui permette à la fois la prise de distance et en même temps la constitution d'un savoir du transfert. Non sur le transfert, savoir intellectuel sans efficace, mais un savoir issu du transfert.
Le schéma ci-dessus suit cette progression. La pratique s'origine du vécu. Elle apparaît en formation dans le « raconter », d'abord comme énigme: pourquoi ai-je fait ceci? Pourquoi m'a-t-il dit cela? Qu'est-ce qui m'a pris? Etc En parler, en écrire modifie cette pratique en lui donnant une consistance dans l'après-coup. Paradoxalement c'est ce retour en arrière, ce mouvement de Nachträglichkeit , comme le nomme Freud, qui propulse l'avancée dans la clinique. Ce mouvement est alimenté d'une part par les concepts, les valeurs, les principes qui tienne un collectif. Par exemple les signifiants-maîtres qui fondent une institution. Et d'autre part par la position de chacun, ce qu'on peut nommer une éthique du sujet ou « éthique du bien dire » selon Lacan. Le retour sur le terrain en situation professionnelle s'en trouve, si le processus a opéré, modifié.
L'instance clinique qui constitue la colonne vertébrale de nos formations se situe sur cette trajectoire. Inspirée des groupes Balint, elle se déploie en trois temps: l'un des participants expose une histoire vécue issue de sa pratique ( muthos ); les autres écoutent. Dans un deuxième temps chacun fait retour de ce que cela lui a fait (penser, imaginer, associer etc), l'exposant écoute. Et dans un troisième temps dit de « conversation » chacun y va de sa propre parole. Ce dispositif inspiré du principe du temps logique développé par Lacan (l'instant de voir, le temps pour comprendre, le moment de conclure) permet de parcourir et d'articuler également les trois modalités de discours décrits par Marilia Amorim. Il permet ensuite dans d 'autres instances de la formation de développer les approches conceptuelles en lien avec la thématique de la formation ( logos ) et d'envisager des hypothèses opératoires en situation ( métis ). Sur la métis on pourra se référer au travail indépassable de Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant, Les ruses de l'intelligence, la métis des grecs , Champs Flammarion, 1974)
Dans une telle perspective, le formateur est d'abord attendu à l'acte, pas à la diffusion d'un savoir. Un acte fait trou, coupure, séparation, mais aussi permet de construire de nouveaux liens. « Coupure-lien », énonce Daniel Sibony ( Entre dire et faire , Grasset, 1989). L'acte formatif a donc la même structure: faire des trous dans une demande compacte, angoissée, pressante; demande de complétude et de pacification là où la pratique ne laisse pas tranquille. C'est pourquoi il ne faut pas... s'y fier. Mais encore faut-il, comme pour un puits, construire une margelle à cette trouée. En effet que serait un trou sans bord? La psychose? Que reste-il du trou lorsque le gruyère à été mangé? C'est la question que soulève une carte postale déposée à l'issue d'une formation par un groupe de stagiaires psychologues et travailleurs sociaux. Faire des trous cela consiste d'abord pour le formateur à accepter de ne pas savoir. Que signifie en effet cet « embarras » que nous confie ce psychologue? A quoi renvoie pour ce sujet ce « je n'y comprends rien » énoncé par une assistante de service social? Qu'évoque pour cet éducateur ce « ralbol de la hiérarchie »? etc. La première réponse aux questions exige de soutenir la question et d'en permettre l'élaboration.
Voilà bien la difficulté de transmettre, à partir de la psychanalyse, un enseignement (un ensaignement?) qui fasse suffisamment bord pour que le trou ne s'effondre pas, ni qu'il ne soit comblé à la va-vite, mais que comme point de réel jailli de la pratique, qui évidemment met à mal les savoirs et savoir-faire bien rodés, le sujet en puisse goûter toute la saveur. Seule cette démarche permet de construire un savoir dans l'après-coup, un savoir qui ait une saveur. Les deux termes ont d'ailleurs la même origine. Que serait un savoir sans saveur? Question d'éthique, de bien dire, qui aboutit à un Gay Sçavoir, selon l'expression de François Rabelais, reprise par Lacan dans Télévision .
Comment maintenir ouvertes les questions alors que dans notre société néolibérale dévolue corps et biens à la consommation, tout pousse à les refermer le plus vite possible avec un gadget idéologique ou une recette. Et les concepts de la psychanalyse n'y échappent pas. D'aucuns disent qu'il s'agit d'une grille de lecture, d'autres qu'ils picorent dans les concepts analytiques, sans jamais se coltiner aux exigences de s'y confronter dans la cure ou un travail dit « personnel ».
C'est ainsi qu'un groupe de personnes en formation s'est présenté récemment sur un mode de malentendu. Les uns pensaient qu'il s'agissait d'un colloque, les autres venaient avec une demande de certification d'un savoir déjà existant, d'autres carrément pour expliquer ce qu'il convient de faire etc. Évidemment devant le refus d'obtempérer à ces demandes de la part du formateur c'est le versant noir de la haine qui a coloré le transfert. Celui qui me refuse ce à quoi j'estime avoir droit - j'ai payé pour savoir - je le hais. Il s'avère très difficile de tenir la position dans une telle situation. D'autant plus que la thématique au travail concernait la fonction maternelle et la fonction paternelle. Le moindre mouvement de la part du formateur ne pouvait qu'être interprété dans le registre de la frustration. Une seule voie s'est ouverte, une fois donnés à entendre les fondements de la dialectique père/mère, une mise en acte de la fonction paternelle. Rapidement dit, la mère se situe sur le versant de la reproduction du vivant, de la mise en œuvre de « la jouissance de la vie » (Lacan), donc du sensible, de l'éprouvé, de l'immédiat. Le père vient introduire un mode de discontinuité, de médiation lié aux exigences de la parole et du langage, donc du lien social. « Le passage de la mère au père caractérise une victoire de la vie de l'esprit sur la vie sensorielle. Donc un progrès de la civilisation, car la maternité est attestée par le témoignage des sens, tandis que la paternité est une conjecture, est édifiée sur une déduction et sur un postulat». C'est ainsi que Freud donne le ton ajoutant que « Ce fut un grand progrès de la civilisation lorsque l'humanité se décida à adopter à côté du témoignage des sens celui de la conclusion logique et à passer du matriarcat au patriarcat». Mais comment rendre compte de cette dialectique dans un moment de bouleversent de l'histoire tel que nous le vivons, où l'on assiste à une déflation des valeurs, une confusion des places? Bref où l'on se demande au nom de quoi éduquer nos enfants, donc sur quoi fonder une position de mère ou de père? Comment s'appuyer sur ces invariants qui fondent la fabrication même du petit d'homme et conditionne tous les processus d'hominisation, pour accompagner des parents, dans ce qu'une invention sémantique récente repère comme « parentalité », désignant du même coup les experts en la matière: travailleurs sociaux et psychologues. Experts à la place des ... ex-pères!
Là le discours ne répond plus. Selon les lois du marché, y compris des idées, si tout se vaut, rien ne vaut plus. On ne sait plus sur quel pied penser! Il a semblé au formateur que le mode de demande mis en avant relevait d'un mode maternalisé, presque toxicomaniaque : pas de médiation, tout tout de suite. Seul l'acte permettait d'en sortir pour transmettre quelque chose. Acte qui a consisté en une mise en scène de ce qu'il en est de la fonction paternelle et de sa prise dans la fonction maternelle, qui se tient aux avant-postes de cette transmission, lorsqu'elle n'obéit pas aux impératifs de nourrissage, voire de gavage de la société néolibérale. Vous vouliez du père, vous en aurez! Se passer du père, à condition de s'en servir, disait Lacan. Pas sans une certaine douce violence.
Évidemment cette situation est assez exceptionnelle, mais suffisamment symptomatique des entrées en formation, en l'occurrence en formation continue, pour donner à réfléchir, notamment sur la position qu'il s'agit d'adopter comme formateur. En fait deux chemins s'ouvrent, soit se faire l'agent du marché des biens et s'offrir à la consommation de concepts, d'idées, de projets, de programmes, de techniques; soit soutenir un lieu vide d'où les questions puissent rester ouvertes et les stagiaires en poursuivre l'élaboration. Question d'éthique, c'est bien la deuxième voie que je soutiens. Mais il faudra dans les années qui suivent se faire de plus en plus rusé pour n'être pas réduit à un simple... consommable. C'est tout l'enjeu de la transmission.
Marcel Proust dans son Contre Sainte-Beuve émet cet idée forte quant à la fonction de l'écrivain: « Vous attendez de l'écrivain qu'il vous donne des réponses, mais il ne peut vous donner que des désirs ». Ainsi en va-t-il du formateur...
Joseph ROUZEL, psychanalyste, directeur de l'Institut Européen Psychanalyse et Travail Social
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isabelle de foresta
mardi 02 août 2011