mardi 21 décembre 2004
« J’ai peur de ce que les mots vont faire de moi. » Samuel Beckett, L’innommable.
Origine de la parole ; parole de l’origine.
Deux remarques préalables : d’abord on ne peut pas s’extraire du champ de la parole pour parler, même parler de ce que parler veut dire. Ce qui signifie que c’est plongé jusqu’au cou dans l’ordre du langage que je vais déployer ce qui suit. Evidemment - deuxième remarque - un tel titre est un clin d’œil à Jacques Lacan qui titrait ainsi son fameux discours de Rome de 1953 2 . Lacan précise à propos de la parole, dans un autre texte, « Variantes de la cure-type (Ecrits p. 354) qu’il « … convient de méditer que ce n’est pas seulement par une assomption symbolique que la parole constitue l’être du sujet, mais que, par la loi de l’alliance, où l’ordre humain se distingue de la nature, la parole détermine, dès avant sa naissance, non seulement le statut du sujet, mais la venue au monde de son être biologique.
On peut comprendre combien cette détermination est prégnante pour l’espèce dite humaine car extraite de cet « humus humain » que constitue le langage, pour reprendre une autre expression de Lacan dans sa Note italienne 3 . L’humain ne se constitue anthropologiquement et biologiquement - chaque naissance de petit d’homme venant reproduire la naissance de l’humanité - que sur ce terreau où ceux qui le font naître, et qui donc le précèdent, ont été eux-même institués comme êtres parlants. La parole est donc bien le fil rouge qui relie les générations tout en les distinguant. Parler c’est s’inscrire dans la filiation, la génération et la généalogie, donc la différence des places. La parole unit et divise, telle est sa fonction. Elle unit puisqu’elle permet d’échanger à partir de mots qui circulent, mais elle divise aussi en assujettissant chaque parleur aux lois et distinctions introduites par le langage. La parole en ce sens est la mise en acte du langage par chaque sujet.
Dans l’histoire des humains certains peuples ont même été imaginer que la parole était une déesse et que se nichaient dans les plis du langage humain des dieux créateurs. Une enquête très sérieuse s’est déroulée entre 1988 et 1990, sous couvert du CNRS pour faire le point sur certaines de ces créations. 4 Par exemple les Cunas, un peuple du Panama accordent des vertus très spécifiques à la parole. Dans un article fondateur de l’anthropologie structurale intitulé « l’efficacité symbolique » 5 , Claude Lévi-Strauss décrit un rituel où une femme qui ne peut accoucher est prise en charge par un nélé , c’est à dire un chaman, mixte de sorcier, de médecin, de prêtre et de psychanalyste, si l’on peut oser cette comparaison digne d’une chimère. Chez ce peuple on croit que c’est une déesse, Muu , qui préside à la conception et assure les naissances avec un instrument particulier placé dans le corps des femmes, la purba . Mais cette déesse est capricieuse, parfois elle dérobe à une femme sa purba , et du coup, privée de l’instrument ad hoc, celle-ci est mise dans l’incapacité d’accoucher. Tout le monde sait ça chez les Cunas . Le nélé va procéder à un traitement de ce désordre en intervenant directement auprès de la déesse Muu . Il se met en conditions avec des fumigations de graines de cacao, puis se glisse sous le hamac de la femme en mal d’accoucher et entame un chant. Tout le travail qu’on nommerait chez nous thérapeutique va se dérouler uniquement dans un chant. La différence avec nos pratiques occidentales résidant dans le fait que c’est le thérapeute qui parle et pas le patient. Dans ce chant, le nélé traverse la matrice de la future mère - c’est la porte des dieux -, puis il va trouver Muu et lui intime l’ordre de rendre la purba pour que la malheureuse puisse accoucher de son enfant. Comme la déesse se fait tirer l’oreille, il la provoque en combat singulier. Mais Muu est pleutre et, il faut bien le dire, un peu idiote. Elle envoie ses filles à sa place, lesquelles sont encore plus bêtes. Le nélé leur jette sur la tête des chapeaux dont petit à petit l’accumulation les tasse sur elles-mêmes. Elles finissent terrassées. Fin du combat. Le nélé ordonne à la déesse de rendre le matériel volé. Fin du chant. La femme accouche. Claude Lévi-Strauss fait remarquer que cette femme n’a pas d’autre choix que de croire à ce que son peuple croit. Car c’est dans l’ordre symbolique que le désordre prend sens et qu’on peut agir sur lui. A questionner la manière dont les dieux parlent et se parlent, on arrive à dévoiler comment une culture se parle à elle-même.
Mais aujourd’hui où sont les dieux ? Ils sont morts ou bien tombés sur la tête. En tout cas ils ne se parlent plus, ils ne parlent plus, on les a fait taire. Seule la parole des hommes pourrait les maintenir en vie. Car les dieux sont créatures humaines. Mais lorsque les hommes ne se parlent plus, à travers des cérémonies, des rituels, des fictions, des récits, alors l’essence même de la parole s’essouffle. La parole pour se déployer et faire surgir le sujet qui s’y soumet, a besoin d’un point d’appui extérieur pour s’envoler. Nommons ce point d’extériorité la transcendance sans plus de précision ou grand Autre à la suite de Lacan, peu importe. La parole qui n’est plus ancrée dans cette extériorité inventée par les hommes s’écrase : elle devient fonctionnelle. On va même jusqu’à penser qu’elle n’est plus qu’un d’un moyen de communication, un simple véhicule de l’information. Les grands textes de l’humanité qui fondent l’humaine condition à partir d’un grand récit offrirent le théâtre où furent mis en scène ce grand Autre. Car pour fonder sa parole il faut à l’homme ce point d’extériorité qui fait autorité au sens où c’est à partir de ce lieu d’altérité qu’il s’autorise à soutenir une parole en son propre nom. Encore faut-il que ce nom lui ait été transmis. Il lui faut pour être sujet, c’est à dire parlant, être assujetti à cet Autre qui n’existe pas en tant que tel, mais se présente comme une fiction nécessaire à partir de laquelle tous les récits, ceux des peuples comme ceux de chaque sujet, vont pouvoir se déployer.
La Genèse dès le début, une fois que ciel et terre sont séparés, met en scène le peuplement de ces espaces distincts. Le texte exact du premier verset biblique signifie : « Les Elohim, disons les forces formatrices de l’univers, sculptèrent les cieux et la terre. » La suite du texte remplit ces deux espaces, ciel et terre, avec les animaux d’en haut et ceux d’en bas, les animaux de l’air et ceux de l’eau. Alors, dit le texte, les Elohim- notons que dans ce féminin pluriel il n’est pas question d’un dieu quelconque, et que la plupart de traductions sont abusives - les Elohim parlèrent après ce début de création, elles parlèrent pour dire que ceci était bon. La création est bien ici accomplie dans un acte de parole. C’est le verbe « vayomer » qui est employé ici. Il désigne l’acte d’un dire. Dans un autre texte, et là encore dès le début du texte, le prologue de l’évangile de Saint Jean de Pathmos, celui-ci écrit, je donne ma libre traduction : « Au début, il y a la parole et la parole a pris corps ». C’est une belle fiction de la naissance que cette parole qui vient de l’Autre et qui s’incarne. L’évangéliste, qui écrit en grec, emploie le mot « logos », un terme déjà très chargé. Pour n’en donner qu’une occurrence, pensons que le philosophe présocratique Héraclite d’Ephèse considère que l’univers, le monde, la matière, le corps humain, tout ce qui existe est en feu ( puros ) et que nous assisterions un embrasement généralisé qui nous anéantirait si ce feu n’était contenu comme l’est un volcan par son cratère. Ce bord du volcan qui contient le feu de l’univers, Héraclite le nomme justement logos , la parole. C’est pourquoi il va jusqu’à dire que ceux qui se dérobent à la parole menacent l’ordre de l’univers, cet ordre que les anciens grecs nommaient cosmos. La création ne s’est pas faite en sept jours, elle est inachevée et chacun lorsqu’il parle participe à la création de l’univers. Telle est la leçon à retenir de ce sage qui vivait il y a 2800 ans.
La fabrique de l’homme. 6
Qu’en est-il donc des lois qui gouvernent cet instrument auquel nous sommes ficelés ? Qu’est-ce que parler veut dire finalement ? Contrairement à ce qu’affirment certains le langage humain n’est pas un outil de communication. Sur ce plan ça fonctionne plutôt mal. L’origine du mot « parole » nous en livre un brin de cette impossible lié à notre désir de communiquer, c’est à dire de construire un langage « comme-un », où nous serions tous pareils, où nous marcherions tous au pas. L’étymologie du mot « parole » prend sa source dans le Grec ancien: para-bolos , qui a donné « parabole ». Avec l’élision dans le mot du « a » et du « b » cela produit : « parole ». Une parabole autant celle tirée des mathématiques que du nouveau testament - on dit que Jésus parlait en paraboles - désigne un trajet qui contourne un objet pour le saisir et le rate. Autrement dit parler porte en soi dès l’origine, ce ratage constitutif de l’humaine condition. Parler consiste à évoquer en s’appuyant sur la richesse du langage, une énigme, celle d’un sujet. Plus on parle et plus on rate, et sans doute plus on se rate. Parler met en acte notre incomplétude, notre manque constitutif à savoir qu’au désir qui cause notre parole, aucun objet ne vient faire complétude. Plus on parle et plus on manque, puisqu’on se paye de mots, là où l’on se berçait de l’illusion d’attraper la Chose. Les mots renvoient à des mots qui renvoient à des mots. Et nous tournons dans cette noria de mots comme écureuils en cage. C’est notre prison mais aussi notre lieu de vie. Cette Chose qui se présente comme un objet perdu que l’on ne cesse de tenter de capter par la parole émise, est mise en route dans la relation au corps maternel comme impossible et interdit. Du fait de parler, la jouissance dont l’objet est incarné par le corps de la mère, est impossible en tant que tel. Toute la question de l’éducation des enfants tourne autour de la confrontation à cet impossible jouissance qu’impose l’interdit de l’inceste, lequel n’est qu’une déclinaison d’un non absolu à la jouissance qui fonde le socle même de l’humanité. Ce non absolu à la jouissance se produit du fait même de la parole et du langage. Le mouvement de la vie qui alimente l’organisme humain, comme celui de tout animal, doit être détourné de son cours naturel pour fabriquer un corps humain. C’est la parole, et d’abord la parole donnée par l’Autre, les parents étant alors les représentants de ce grand Autre, qui permet à tout petit d’homme d’avoir un corps, sa demeure permanente, dont il n’est finalement que le locataire, puisqu’il lui faudra le rendre un jour pour que les éléments en soient recyclés dans le grand mouvement de la vie de l’univers. N’empêche que tout mouvement désirant est alimenté par ce fond increvable de jouissance. Qu’elle soit impossible et interdite ne signifie pas que cette jouissance perdue soit sans action. On parle au fond pour en tenter la captation. Mais l’orbe que décrit la parole, la parabole qui nous entraîne dans son sillage n’inscrit que la trace du sujet que nous sommes, lequel est fondamentalement divisé, scindé par l’opération que produit toute parole. Parler nous sépare, non seulement en nous distinguant d’autrui, mais aussi en nous séparant de nous-mêmes. D’une certaine façon la parole nous met hors de nous. Parler est le théâtre où se met en scène cette division. Le langage se profile ainsi pour nous les humains, les jaillis de l’humus, comme espace de représentation. Le sujet est produit par cette opération très mystérieuse qu’est la parole. Le sujet n’apparaît que représenté par ce que les linguistes nomment des signifiants. Parler constitue à la fois la tentative impossible de jouir d’un objet perdu incarné par le corps maternel et en même temps cette tentative impossible fait naître à chaque parole un sujet. Parler, c’est se faire naître. Mais encore faut-il en respecter les lois pour que ce mouvement s’inscrive. Cela fait de parler l’essence et le prototype de toute forme de socialisation. Parler c’est s’assujettit dans les lois du collectif en assumant sa place d’un parmi d’autres.
Les lois de la parole et du langage. 8
Les lois qui gouvernent le signifiant, auxquelles il faut se plier pour parler, sont nombreuses. J’en citerai quelques-unes unes. Les signifiants, les mots comme nous disons banalement, sont constitués de deux éléments hétérogènes, une partie sonore ou graphique (qu’on peut dans ce cas nommer « lettre ») et une partie qui donne le sens. On sait aujourd’hui que la partie sonore met en marche l’hémisphère gauche du cerveau, et la partie sens, l’hémisphère droit. Donc la signification est produite par cette association arbitraire d’un signifiant et d’un signifié. Ce qui ne facilite pas les choses, c’est qu’un signifiant n’a pas un sens unique : il est équivoque, disent les linguistes. La caractéristique du langage humain c’est que les signifiants, les mots que nous lançons vers autrui, ont deux, trois, dix, vingt sens différents. Par exemple le signifiant « Pierre » renvoie aussi bien au prénom (Pierre), qu’à un caillou (une pierre), une formule mathématique permettant de calculer l’aire ou la circonférence d’un cercle (pr), voire un petit morceau de poésie (« la pie erre au fond du jardin…) etc. On voit qu’appareillé à un tel instrument il devient assez difficile de communiquer. Seul le contexte et parfois l’écriture permettent de limiter la confusion. Mais le malentendu demeure cependant comme fond de tout échange verbal. Donc retenons les éléments essentiels du point de vue de la linguistique. La parole est un lieu de représentation d’un sujet. Ce lieu est tissé d’équivoque et de malentendu. Autrement dit lorsqu’on parle, on ne sait pas vraiment ce qu’on dit. On ne peut pas maîtriser l’ensemble du réseau que met en jeu un signifiant. Nous disons plus que ce que nous pensons dire. Par exemple une assistante sociale va chez une femme pour une histoire de gaz qui risque d’être coupé. C’est sa mission : venir en aide à une mère de famille en difficulté pour payer sa facture. Comme elle a des enfants en bas âge, on ne peut pas la laisser en l’état. Dans le récit de cette assistante sociale des mots forts, des signifiants-maître comme les désigne Lacan, résonnent. « J’arrive chez elle, c’était chaud ; on parle d’énergie … » ? Et cette femme lui apprend qu’elle vit seule. Elle a six enfants de trois pères différents. Elle fait des enfants pour retenir un homme à ses cotés. Et comme ça ne marche pas, elle recommence. Elle en attend un septième qu’elle a fait avec le voisin de palier, qui une fois de plus se dérobe. Le chaud en question prend alors un autre sens. Cette femme parle de sa difficulté à supporter seule cette énergie qui travaille son corps, à savoir l’énergie sexuelle. Vous voyez le tableau : à partir d’une banale difficulté avec le gaz, on voit surgir ce qui l’empêche de payer sa facture. L’écoute attentive des signifiants seule permet d’entendre ce niveau d’expression. Toute parole est branchée sur un registre primitif, qu’Antonin Arthaud nommait « la parole d’avant les mots » et que Jacques Lacan pour sa part, à la suite d’un lapsus qui lui a échappe, a décidé d’appeler « la lalangue ». Toute parole nous met en lien à la fois avec les significations inscrites dans le réseau social d’une langue, mais aussi avec le sens qu’évoque ces mots dans le corps. La parole, comme le font les matelassiers en réunissant les deux toiles du matelas, celle du dessus, et celle du dessous, pour serrer avec de la bourre la matière, laine ou synthétique, qui en constitue la garniture, fait des points de capiton entre réalité sociale et réalité psychique, entre manifeste et latent. Une écoute qui ne tiendrait pas compte de ces deux dimensions, qui viennent au jour principalement dans les ratés de la langue, les lapsus, les doubles sens, les équivoques, réduirait la parole à son aspect informationnel. Dans ce cas le sujet passe à la trappe.
Du bon usage de la parole dans le champ social.
J’aborderai alors logiquement la question de savoir que faire de la parole dans le champ du travail social. Que faire d’une parole qui dans le malentendu laisse entrevoir ce qu’il en est d’un sujet et de son lien à autrui ? Comment se tenir de la façon la plus juste possible dans ce lien social que tisse la parole ? Les personnes que rencontrent les travailleurs sociaux viennent précédées d’une demande. Fortes de l’usage de la loi et des droits, elles réclament qu’on leur donne, les uns des objets, de l’argent, les autres des aides diverses et variées (voire avariées !), ou des conseils, que sais-je encore… La mise en relation se fait donc au détour d’une demande. Mais qu’est-ce que demander ? Demander c’est toujours demander quelque chose à quelqu’un. Il semble que trop souvent on ne fasse pas cas de cette évidence à ras des pâquerettes. On s’obnubile sur le « quelque chose » dont une personne manquerait, que l’on pense avoir et qui viendrait combler un besoin. Or l’être humain n’est pas un être de besoin, mais un être de désir. Qu’est-ce à dire ? Si ce n’est que toute demande met en jeu cet objet qui n’existe pas, l’obscur objet du désir, comme le qualifie Luis Bunuel dans le titre d’un de ses films. « L’objeu » comme l’écrit le poète Francis Ponge. Autrement dit, on se piège sur la chose demandée et on oublie le « à quelqu’un » qui signe la dimension de l’adresse et la structure de la relation engagée par le sujet face à l’Autre à l’occasion de la réalisation qu’il est manquant. Toute demande met en route ce qu’on nomme en psychanalyse le transfert. 10 Je me présente à autrui comme manquant quand je demande. Manquant d’un objet que je tente de circonscrire dans un mot, mais ce mot me renvoie non seulement aux autres significations dont il est porteur, mais à ce fait que l’objet qui pourrait me combler j’en suppose la possession à celui à qui je demande. Autrement dit toute demande met en jeu cet impossible qui signe le manque. Nous sommes en manque comme les pipes sont en bois. C’est de structure. Nul objet au monde ne peut nous combler. L’être humain se présente toujours sous un masque où sous les mots de la demande il tente de voiler sa propre incomplétude. Comment alors travailler la demande en travail social sachant qu’elle se profile dans la parole ? Soit on entre de façon très illusoire, mais aussi très aliénante, dans l’illusion de posséder effectivement l’objet qui manque au demandeur, ce qui nous entraîne dans un circuit infernal, où il nous en demande toujours plus, jusqu’au jour où est dévoilé le pot aux roses, à savoir que nous n’avons pas l’objet qui manque, puisqu’il n’existe pas, soit nous soutenons le sujet qui demande à se confronter à ce manque qui le constitue et à apprendre à se contenter d’objets de substitution. Objets de la réalité sociale que Freud nomme des ersatz en précisant dans une lettre à Ferenczi qu’il nous faut apprendre à nous en contenter, car ces ersatz, ces objets de substitution, valent bien l’objet original, qui de toute façon n’a jamais existé. L’entrée dans l’ordre du langage nous a constitués définitivement comme manquants. Il faut apprendre à faire, précise Freud, avec « ce malheur banal ». Comment alors dans le travail social soutenir un sujet confronté à sa propre condition d’être manquant ? Se dessine là toute cette stratégie que Freud désigne comme « le maniement du transfert ». On peut de la place d’un travailleur social apprendre à faire avec. A condition de pouvoir se tenir à distance de cette illusion, que le demandeur nous suppose, de posséder le bon objet demandé. Se tenir à distance passe par un travail d’élaboration où le travailleur social fait le deuil de cette place de toute puissance à laquelle le demandeur l’assigne. Le détachement de cette place qui si elle existait serait celle d’une aliénation maximum, est la condition première pour soutenir un sujet dans la chute de cette illusion. Cette séparation, cette coupure s’opère pour le travailleur social dans la parole, dans des espaces particuliers dit de supervision ou d’analyse des pratiques, que je nomme pour ma part « instance clinique » . Un travailleur social y expose à ses pairs le nouage relationnel dans lequel il est pris, ce faisant, non seulement il s’en détache, mais de plus il fait apparaître les confusions qu’un sujet a transférées sur sa personne Toute relation se noue autour de ce tiers illusoire que Lacan nous a appris à nommer « sujet supposé savoir ». En travail social la rencontre se fait à ce titre : l’usager suppose à un travailleur social un savoir sur ce qui lui arrive, quelle que soit la forme sous laquelle ce dysfonctionnement se présente : difficulté sociale, handicap physique, maladie mentale. Si dans notre vie privée chacun en fait ce qu’il peut, en situation professionnelle, on a le devoir d’en faire quelque chose. Mais quoi ? D’abord je l’ai dit vider l’espace de la relation de nos espoirs, projections, volonté, projets, etc. ; faire place nette de cette propension qui constitue la maladie infantile du travail social, à savoir de vouloir faire le bien d’autrui ; faire le ménage en soi pour mettre ses compétences à disposition de celui qui demande. C’est à dire de le soutenir non seulement dans la demande d’aide légitime à laquelle, au nom de la loi, il peut prétendre, mais à l’occasion de cette aide, de le soutenir dans la réalisation qu’il n’y a personne au monde qui puisse répondre à sa place de son être de sujet. C’est à dire que ce qu’on peut viser de mieux, c’est la transmission d’un manque. C’est d’ailleurs une définition très claire que Lacan produit de l’amour « l’amour, dit-il, c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas ». Ce que n’a pas le travailleur social, c’est la réponse à l’objet que lui demande un usager, l’objet magique qui ferait qu’il soit comblé, qu’il ne souffre plus de son humaine condition, encore faut-il lui faire don de ce manque dont il ne veut évidemment rien entendre, pour qu’il se soutienne d’une position de sujet que Lacan, encore lui, cerne de cette façon : « de notre position de sujet nous sommes toujours responsables ». C’est à proprement parler dans le vocabulaire du travail social ce qu’on nomme autonomie, socialisation, voire responsabilisation. Comment soutenir avec les outils propres au travail social ce mouvement de libération de l’aliénation à une toute puissance prêtée à autrui ? Comment rendre chacun responsable? La question est d’autant plus difficile que le travail social s’est lui-même construit sur cette illusion que certains êtres avaient des besoins non pourvus et qu’il fallait les pallier. Autrement dit les travailleurs sociaux sont pris entre deux feux, la demande sociale de venir en aide à ceux qui en ont besoin, et la demande des usagers qui estiment aussi, puisque ces besoins ont été inscrits dans la loi, qu’il faut les satisfaire. Vous entrevoyez l’équivoque : à juste titre les usagers demandent des aides pour le logement, une recherche d’emploi, des aides financières (RMI ; API, AAH…), des soins…On ne peut s’en sortir qu’au prix d’un pas de coté. Puisque toute demande s’exprime en paroles, c’est donc la loi de la parole qu’il faut faire jouer. A savoir qu’au bout du compte les paroles ne permettent pas de saisir l’objet demandé. L’objet demandé, n’est pas l’objet de la demande. A l’objet de la demande de soins, d’aide etc. , il s’agit de répondre, amis tout en laissant le sujet ouvert sur l’objet demandé. Il ne s’agit pas au demandeur de lui fermer le bec pour qu’il fiche la paix. Pour mettre en jeu cette assertion, je propose la petite histoire suivante. Si un enfant vous demande un bonbon proposez-lui en deux, disons un rouge et un vert. Puis demandez-lui de choisir. Quel que soit son choix il y aura une perte. Ensuite faites le parler sur l’objet de son choix, c’est à dire proposez-lui d’inscrire dans la parole l’objet absent de son désir. L’enfant à qui vous proposez ce petit jeu, en fait, à travers une demande de bonbon, vous demandait tout autre chose, de lui prêter attention, de sacrifier un moment de votre temps si précieux pour jouer avec lui, de le considérer comme un sujet, c’est à dire manquant. Cette petite histoire peut nous inspirer la marche à suivre face à toute demande. Il s’agit alors dans le travail social de ne pas fermer le bec d’un demandeur avec l’illusion du bon objet, mais au contraire de l’inviter à l’ouvrir, le bec, c’est à dire d’évoquer dans sa parole le manque de l’objet. Car seul ce manque soutient le désir. Quand le désir est là alors un sujet peut s’en soutenir et se mettre en mouvement. Vous voyez la nature du pas de coté. Prenons un exemple. C’est encore une histoire d’assistante sociale avec qui j’ai travaillé à Paris. Un jour une dame déboule dans son bureau poussant devant elle sa « marmaille ». Elle raconte qu’elle s’est fâchée avec son mari et elle a fui le domicile conjugal, et qu’elle est à la rue avec ses cinq enfants. L’assistante sociale se met en quatre et lui trouve un logement d’urgence dans un hôtel en attendant mieux. Deux jours plus tard cette femme revient se plaindre de l’hôtel, des voisins, du quartier etc. A nouveau l’assistante sociale prise de pitié, voulant faire le bien, et coincée dans le transfert, remue ciel et terre et lui trouve autre chose de tout à fait convenable. Deux jours plus tard même scénario. Lorsqu’elle en parle en réunion d’équipe où j’intervenais, une de ses collègues se permet de lui demander ironiquement si ça allait durer longtemps. Cette assistante sociale en effet, prise dans un transfert où elle se piège, nourrissant sa propre commisération, se repaissant d’une certaine pitié dégoulinante, se mettant à la place de celle qui possèderait réellement ce qui manque à l’autre, n’avait rien entendu de l’objet que masquait la demande de cette femme. A savoir que trouver un logement n’est pas chose simple. Et pas seulement à cause des difficultés du marché de l’immobilier, mais parce que se profile sous ce signifiant banal de logement toute la problématique cachée de cette femme, à savoir, comme on dit, qu’elle ne sait pas où elle habite, que chercher un logement c’est avant tout tenter de résoudre la question de sa place, de trouver où se loger dans le monde et dans la relation aux autres, notamment ces autres proches que représentent mari et enfants. Tant que ce n’est pas entendu cette femme vient redemander, sans savoir vraiment ce qui agit sa demande. Faute de mettre au travail cette question cruciale l’assistante sociale loupe l’essentiel. Ne pas entendre dans l’écoute de la parole ce qui divise un sujet à l’endroit même du signifiant, c’est le laisser errer dans des répétitions sans fin. Combien de personnes voit-on ainsi accrochées aux services sociaux depuis des années qui tournent de service en service sans jamais rencontrer de point d’arrêt ? La parole se définit bien dans cet exemple comme le champ où un sujet peut explorer, mettre en scène, formaliser, mettre en forme ses propres questions, dont le plus souvent il ne connaît pas le ressort tout en en ressentant en soi la nature, dans cette sorte de sonnette d’alarme que l’on nomme malaise ou mal-être. Il ne s’agit pas, cette brave dame, de la faire taire en la casant dans un logement avec ses enfants, mais au contraire de la faire parler pour que la question du logement prenne sens pour elle. Une fois ce travail effectué, ce n’est même pas sur que cette femme ait besoin du travailleur social. Elle saura bien alors trouver celui dont c’est le métier à savoir un agent immobilier ou bien faire les petites annonces, pour trouver où se loger.
De la parole comme broderie.
Je voudrais conclure ce propos en évoquant un film magnifique qui vient de sortir : Brodeuses . C’est le premier long métrage d’une jeune cinéaste, Eléonore Faucher, avec Ariane Ascaride et Lola Naymark. L’histoire est on ne peut plus simple. Une jeune femme, Claire, est enceinte. Elle déteste son travail de caissière dans un supermarché et est par ailleurs passionnée de broderie. Elle quitte son boulot et va proposer ses services à une brodeuse professionnelle qui travaille pour les grands couturiers. Celle-ci vient de perdre son fils dans un accident de moto. Ces deux femmes vont s’appuyer l’une sur l’autre pour soutenir leurs questions propres, à savoir le deuil d’un enfant pour Mme Melikian, et le désir ou non de garder le sien pour Claire. Elles brodent ensemble et elles parlent. La broderie est une belle métaphore de la parole. Ces paroles échangées autour de l’ouvrage petit à petit les entourent comme d’un châle, à l’image du beau châle qu’elles réalisent ensemble pour Chistian Lacroix. Ces paroles de brodeuses tissent pour chacune le fil où elles vont accrocher le sens de leur vie. Cette broderie de parole permettra à Mme Melikian d’accepter l’inacceptable, la mort de son enfant, et à Claire la naissance du sien. Dans ce long et minutieux travail de broderie et de parole, c’est toute l’étoffe de vie qui se met à vibrer et scintiller.
Joseph ROUZEL, psychanalyste, formateur en travail social, écrivain, directeur de l’Institut Européen Psychanalyse et Travail Social (PSYCHASOC), . Site de l’Institut : http://www.psychasoc.com
Biographie sommaire. Après avoir exercé de nombreuses années comme éducateur spécialisé, Joseph ROUZEL est aujourd'hui psychanalyste en cabinet et formateur. Diplôme en ethnologie de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, DEA d’études philosophiques et psychanalytiques. Il est bien connu dans le secteur social et médico-social pour ses ouvrages et ses articles dans la presse spécialisée. Ses prises de position questionnent une éthique de l'acte dans les professions sociales et visent le développement d'une clinique du sujet éclairée par la psychanalyse. Il intervient en formation permanente, à la demande d’institutions, sur des thématiques, en supervision ou régulation d’équipes. Il intervient dans des colloques et anime des journées de réflexion, en France et à l’étranger. Il a créé et anime l’Institut Européen «Psychanalyse et travail social » (PSYCHASOC) dont les formateurs dispensent des formations permanentes en travail social et interviennent à la demande dans les institutions sociales et médico-sociales.
1 Réflexion présentée lors de la 2 ème journée départementale d’étude organisée par le C.LI.Co.S.S.H. de Montpellier , « Prostitution, paroles croisées », à Bezierz le 26 novembre 2004.
2 Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » , Ecrits , p.237-322, Le Seuil, 1966.
3 Jacques Lacan, Autres écrits , Seuil, 2002.
4 Marcel Détienne et Gilbert Hamonic (sous la dir.), La déesse parole. Quatre figures de la langue des dieux , Flammarion, 1995.
5 Claude Lévi-Strauss, « L’efficacité symbolique » Anthropologie structurale , t. I, Plon, 1958.
6 Voir Pierre Legendre, La fabrique de l’homme occidental , Mille et Une nuits, 1999.
7 Sur cette question voir le dernier ouvrage de Gérard Pommier, Comment les neurosciences démontrent la psychanalyse , Flammarion, 2004.
8 Sur cette question, on pourra jeter un coup d’œil au beau petit ouvrage de Jacqueline Légaut, Les lois de la parole , érès, 2003.
9 Voir Dany-Robert Dufour, Les mystères de la trinité , Gallimard, 1990.
10 Voir mon ouvrage Le transfert dans la relation éducative , Dunod, 2002.
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