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Faire vivre… une certaine précarité psychique

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Françoise Attiba

samedi 19 février 2011

1 Faire vivre… une certaine précarité psychique

A Francis et pour tous ceux qui partent sans se retourner…

« Le blanc sonne comme un silence, un rien avant tout commencement » Vassili Kandinsky

Il y a donc ce geste, cette main sur l’épaule, calmement posée, qui retient, qui apaise et évite le saut vers « le tranchant  glacé du néant » 2 dans les flots de la mer de l’Est ; cette main romanesque appartient à Natsume Dombori. C’est un vieux flic humaniste en retraite, dont la vie est vouée à cette petite station balnéaire japonaise, aux falaises à pic, lieu de rendez-vous de tous les désespérés du Japon, adolescents, couples en crise, hommes d’affaires épuisés. Cette main, elle les sauve et les mène vers sa maison, où il a aménagé quelques chambres. Il leur parle peu, il conseille le sommeil et attend, que le jaillissement de la vie revienne. Figure allégorique de ce geste qui retient sur le fil du rasoir, simplement dans le don, vient nous toucher, nous affecter de manière incalculable et nous soulager, un temps de la dureté du monde. Ce sont les personnages du roman d’Olivier Adam 3 , ils pourraient être vrais, ils le sont peut-être d’ailleurs 4 . Rien ne s’y oppose, sauf à avoir perdu la foi en l’humanité, en sa possibilité de refaire le monde. Je dirais que dans ma représentation, il se crée un pli où Natsume existe. Ma représentation du monde en est changée. Pour poursuivre avec Derrida, c'est se laisser affecter par l' autre en général. L'opération du touchant-touché (surface exposée du corps) est en même temps division et accueil de l'autre. C'est une structure générale articulée par l'histoire de la vie.

Suivons donc ce personnage Natsume et imaginons ce qui pourrait lui arriver dans notre société néolibérale.

Dans ce monde néolibérale, où tout classe, trie, évalue, exclut, la transformation de la société n’est pas visée, et pourtant, bien que des personnes aient un regard lucide et une analyse fine et juste, le contrôle et le fichage s’accélèrent 5 . En effet, la pensée libérale n’imagine pas un autre monde, elle veut le réguler. Dans ce but, elle doit surenchérir sur les normes pour que tout soit sous contrôle. Elle veut une société de plus en plus saine, sans déchet, sans reste. Dans le cas du pouvoir souverain, on éliminait ce qui menaçait, on éliminait la vie ou on la donnait. La nature du pouvoir contemporain a changé. Le pouvoir protège la vie, avec un dispositif de sécurité qui calcule une bonne gestion du capital humain, mais aussi cherche à produire l’homme nouveau, performant et adéquat au système, il influe non seulement sur les modes de production, au sens de l’économie restreinte mais également sur les modes de subjectivation, classiquement placés dans l’économie générale.

« Quand je dis « libéral », écrit Foucault, je ne vise pas une forme de gouvernementalité qui laisserait plus de cases blanches à la liberté. Je veux dire autre chose. Si j’emploie le mot « libéral », c’est d’abord parce que cette pratique gouvernementale qui est en train de se mettre en place ne se contente pas de respecter telle ou telle liberté, de garantir telle ou telle liberté. Plus profondément, elle est consommatrice de liberté. Elle est consommatrice de liberté dans la mesure où elle ne peut fonctionner que dans la mesure où il y a effectivement un certain nombre de libertés : liberté du marché, liberté du vendeur et de l’acheteur, libre exercice du droit de propriété. Liberté de discussion, éventuellement liberté d’expression, etc. » 6 Il s’agit donc d’une logique de gouvernement qui se développe en utilisant un certain nombre d’activités innovantes pour les instituer, en mimant leur forme, et qui contribue en retour à développer la société en prenant en considération par exemple les activités de solidarités.

Mimer leur forme car vide de la vivance qui a fait naitre cette forme : dans une première hypothèse, pour déployer l’allégorie Natsume, il pourrait devenir un auxiliaire de la lutte du comité anti-suicide, dépendant de la préfecture. Il aurait donc créé son propre emploi, en partie bénévole. 7 Je ne croyais si bien dire, et cela m’a amenée à modifier mon texte car dans une émission que j’ai regardée avec surprise ce samedi 20 novembre sur Arte, qui parle du suicide au Japon dans ces termes, nous pouvons lire sur le site d’Arte ce commentaire que j’ai copié collé :

« Chaque année, plus de 30.000 Japonais se donnent la mort, presque une centaine de suicides chaque jour. Le fléau touche toutes les catégories sociales, hommes et femmes tous âges confondus. C’est même devenu la première cause de décès chez les hommes entre 25 et 45 ans. Au point que la lutte contre le suicide a été décrétée cause nationale. Le gouvernement dépense 100 millions d’euros par an pour lutter contre le suicide.
Et les initiatives en tout genre se multiplient. La compagnie des chemins de fer japonais, la JR, a installé des lumières bleues censées apaiser les esprits dépressifs dans les gares de la ligne Chuo. Les nouvelles stations de métro sont équipées de barrières anti-suicides. Les lignes téléphoniques du centre de prévention des suicides sont saturées d’appels.
Mais ce sont avant tout des bénévoles qui travaillent sur le terrain pour dissuader ceux qui veulent se donner la mort, de franchir le pas. On les appelle les Mazu Ha Sodan, littéralement «ceux qui écoutent et qui sauvent des vies». Leur action semble donner des résultats tangibles. Depuis le premier semestre 2010 et pour la première fois, le taux de suicide a diminué de près de 8%...
Au pied du mont Fuji s’étend la forêt d’Aokigahara, un endroit de sinistre réputation. Plus de 2500 japonais s’y donnent la mort chaque année. Et les falaises de Tojimbo, face à la mer, sont l’endroit où l’on suicide le plus au Japon.
Bien loin des clichés habituels sur le hara kiri et les kamikazes, le suicide n’est pas un élément incontournable de la culture japonaise. Souvent, les Japonais mettent fin à leur jours pour se sortir d’une situation financière désespérée. La famille touche alors l’assurance vie et peut ainsi rembourser les dettes. Pourtant, c’est toujours un sujet tabou dans la société japonaise.
A Kurihara, une petite ville du nord du Japon, le directeur du bureau de l’aide sociale, Mr Osawa, a décidé de réagir. Sa ville était tristement célèbre pour son taux de suicide le plus élevé du pays, deux fois la moyenne nationale. Il a mis en place un système de crédits municipaux, les prêts Nozumi ce qui signifie «espoir» en japonais, pour aider ceux qui ont renoncé à vivre à remonter la pente.
Une première au Japon. Une initiative efficace puisque le taux de suicide a chuté de plus de 40% a Kurihara. Depuis Mr Osawa a fait des émules dans tout l’archipel…. ».

Dans cette émission, il semble bien que l’on parle de cet homme, son action a bien été reconnue, une subvention de 70 000 euros lui a été allouée et 80 bénévoles travaillent pour, avec lui. Ce qui est effrayant dans ce que l’on voit dans ce reportage, et on le perçoit très facilement dans la présentation de l’émission, c’est qu’il n’existe plus que deux modes d’existence pour un japonais, soit c’est un gagnant, soit c’est un perdant, et plus tragique encore, être gagnant doit exiger de continuer à faire « comme si », soit pour éloigner les risques de chute, soit pour les dissimuler, d’où le nombre effarant de suicides pour raisons financières. Dans ce cas de figure, la mort du père, du mari devient l’ultime marchandise, puisque cette mort permet, grâce à l’assurance de payer les dettes, dettes semble-t-il, faites pour tenter de maintenir, en vain, l’illusion d’une place de gagnant.

Si dans les siècles précédents, l’échange était le principe fondamental des marchés, c’est la concurrence qui caractérise le libéralisme moderne. Seul le profit, le gain comptent, la monnaie devient la vie elle-même. 8 Si au Japon, l’absorption de la puissance de vie, jusqu’au dessaisissement ultime est si visible, c’est qu’il n’existe aucune structure d’aide sociale conçue par les responsables politiques, pour amortir les ravages de la compétition, comme dans un régime de démocratie sociale ; mais le suicide commence à couter cher, le gouvernement s’en est ému et a donc investi une centaine de millions d’euros pour soutenir les bénévoles qui se sont emparés de ce problème, bouleversés par cette situation catastrophique.

On voit bien la capacité de cette nouvelle gouvernance, d’ingurgiter et de digérer toute action. On ne peut pas ne pas penser à cette phrase de Négri : «  Le totalitarisme moderne a construit les conditions plus ou moins héroïques de la passivité humaine ».

Il n’y a pas qu’au Japon, continuons à imaginer le parcours de notre Natsume, qui vient de perdre toute sa dimension poétique, le voilà en France. Quelle place lui serait allouée ? Il pourrait également être rattaché au GEM, groupe d’entraide mutuelle, nouvelle organisation créée récemment par le gouvernement pour que « les usagers handicapés psychiques » (comme cela se dit en novlangue, 9 ) se soignent entre eux, sans le recours des soignants en psychiatrie. Economies substantielles à venir…La main sur l’épaule serait le logo qui illustrerait la plaquette du comité de santé mentale de la mairie. Il deviendrait également personne ressource pour la cellule anti suicide da la prison, et viendrait s’ajouter à l’arsenal anti-pendaison, comme par exemple les habits en papier pour éviter que le prisonnier ne s’en serve comme une corde. Les habits trop fragiles se déchirent sous le poids du candidat au suicide. Astucieux, non ?

Evaluée, son action sera répertoriée et déclinée en item pour en extraire un protocole que chacun devra suivre, au point près.

Chacun connait cette notion d’économie restreinte et d’économie générale, dont Jean Oury nous parle dans ses séminaires depuis tant d’années : « Si on fait une analyse sérieuse de ce qui est en question concrètement dans l’efficace même, on voit bien qu’on nous juge avec des critères que Marx, repris par Georges Bataille, appelle «l’économie restreinte ». On est jugé comme si on était une « force de travail » qui transforme des objets en marchandises, qui fabrique des machines, dans un processus de consommation ; c’est à dire dans la logique capitaliste telle qu’elle est décrite par Marx. Or, ce qui est en question dans notre travail, ce n’est pas à ce niveau de l’économie restreinte. C’est au niveau de ce que Georges Bataille appelle « l’économie générale», qui tient compte de quelque chose qui n’est pas comptable. C’est bien plus compliqué que l’économie restreinte. C’est là qu’apparaît ce que Marx appelle le « Spiel », le « jeu », une énergie, un travail inestimable, qui ne peut pas être comptabilisé. Dans l’éducatif, dans le psychothérapique, c’est ce niveau qui est écrasé par la logique technocratique. » 10 On peut ajouter que le fonctionnement du marché est considéré par certains comme un jeu créateur de richesse avec ses règles, ses gagnants et ses perdants.

Je pense que l’on peut, sans être trop irrévérencieux envers nos illustres ainés, dire que malheureusement l’économie restreinte intruse l’économie générale et pompe sans vergogne l’énergie dégagée par le désir et cette énergie chosifiée retourne dans l’économie restreinte. Je pense que ce tour de passe-passe caractérise la biopolitique. Elle s’abreuve directement à la pulsion travaillée par le sujet afin qu’elle œuvre au service de la culture, de la civilisation. Le pouvoir biopolitique la met au service de l’économie capitaliste. Avec sa productibilité sans limite, sans reste, elle s’approprie le travail invisible pour le soumettre au rendement, l’élan de transformation, le côté dynamique du sujet devient une réduction articulable au profit.

L’enjeu majeur de la biopolitique, en tant que “mode propre de subjectivation politique” (J. Rancière) est donc le corps; il l’est tant dans sa dimension individuelle (corps sexué, abritant ou développant des désirs ou des fantasmes) que dans sa dimension collective (comme corps social, population) et doit être pris en compte selon ses lignes de force et ses faiblesses, selon aussi les intérêts techniques qui (se) l’approprient. Il n’est plus soumis aux technologies disciplinaires classiques, de la discipline, du dressage, de la surveillance, selon le modèle panoptique, mais il entre dans un raisonnement qui fait de lui un corps global, une masse (comme dans l’expression: “le corps social”), affectée par des processus d’ensemble qui sont propres à la vie, “corps multiple, corps à nombre de têtes, sinon infini, du moins pas nécessairement dénombrable 11 . »

Il se produit dans cette histoire romanesque de notre Natsume, gardien des falaises, une réelle destruction du lieu de l’imaginaire, du fantasme, voire du désir. Je ne sais pas si des caméras, des grillages bien hauts, des projecteurs et des rondes de police ont été installés dans la réalité, le long des falaises, mais, ce qui est sûr c’est que le geste salvateur est récupéré, sacralisé,( il parait que l’homme est un héros national) il ne devient pas un geste qui crée la résistance au système qui s’empare à ce point du vivant, une interrogation radicale, mais il devient série, comme si Natsume se démultipliait, se clonait dans les quatre vingt bénévoles. Le lieu, ce pli à la lisière de l’intime et l’ex-time de ma mémoire, de mes représentations, ce pli est effacé avec le fer à repasser de l’utilitarisme, du pragmatisme. De ce geste instituant, ne reste qu’un produit interchangeable et reproductible, chiffrable. L’énigme, le grain d’humanité unique, indéchiffrable, n’intéresse pas la biopolitique.

L’entrée du biologique dans le calcul politique marque une nouvelle sensibilité et une nouvelle configuration du monde, qui correspond au développement du capitalisme par« la manière dont on conduit la conduite des hommes » et par le truchement d’un grignotage progressif du privé par le public. Cette adaptation ou pour le dire autrement, l’effet d’un pouvoir normalisateur, c’est aussi la bonne forme, celle qui garantit une présence aux autres acceptable et une bonne capacité de travail, une culture du corps, une santé mentale, (sera acceptable une dépression si elle ne devient pas chronique), ne pas trop manger, pas trop de sucre de graisse, se situer entre l’obésité et l’anorexie, ne pas trop boire, ne pas fumer, être tempérant, savoir parler anglais, ne pas pleurer trop fort, ni rire, savoir faire son deuil et se construire soi-même, puisque le biopolitique met tout à disposition, la création de soi est exigée ce qui met à nu l’intimité du sujet, sa nudité l’exposant irrévocablement à la technique, à la science, sous la pression désormais exclusive du capital, la défaillance n’étant comprise que comme un défaut appartenant au sujet ou gisant à l’intérieur de ses gènes. Un maillage étroit, normant autant le dedans que le dehors du corps règle tous les domaines de la vie d’un homme, les droits de l’homme et du citoyen viennent à se recouvrir, ceci entrainant une confusion telle, qu’elle masque les manœuvres économico-politiques qui tentent de construire le sujet comme sujet d’intérêt. C’est le temps du capital humain. 

C’est payer très cher le droit à la vie, à la santé, et pourquoi pas au bonheur, revendiqué par nos contemporains, ce qui a permis à nos états démocratique, en contrôlant la santé, de contrôler la vie et de la marchandiser. On peut se demander avec Agamben, si les nombreux suicides, au Japon comme en France ne sont pas l’aboutissement du proscès biopolitique, l’homme sacer 12 devenant, non plus seulement cette vie nue exposée à l’arbitraire d’un gestionnaire d’un camp, arbitraire justifié par le souci de protéger une vie déclarée supérieure de toute impureté biologique, mais aussi cette vie qui ne rapporte plus rien, dans laquelle il n’y a plus rien à absorber, cette thèse étant intégrée par le sujet lui-même, « je ne vaux plus rien »… or, si le sujet,( la vie 13 elle-même )est devenu, n’est devenu qu’un sujet d’intérêt, une ressource humaine, est-ce qu’une certaine logique n’amène pas à penser que certaines vies peuvent disparaitre sans que ce soit, ni un crime, ni un sacrifice, le suicide devenant le ban ultime de ces vies qui ne rapportent plus rien. Une « exclusion interne », ni dedans, ni dehors, mais régulable et économiquement mesurable, à équilibrer dans les profits et pertes. On voit bien d’ailleurs au Japon, c’est bien parce que les suicides, devenus trop nombreux, ont commencé à coûter, et c’est en tant qu’érosion du capital humain qu’ils ont été pris en compte. Entre l’homo oeconomicus et l’homo sacer, la prise d’un bénéfice possible ou pas ? Et entre l’homo sacer d’hier et celui d’aujourd’hui, la différence est que, point n’est besoin de le tuer, il se tue lui-même, d’avoir déçu son père (le pouvoir souverain), «  tu seras puni, tu ne rapportes rien », déçu sa mère (le pouvoir biopolitique),  « elle prend soin de moi et je ne peux rien rendre, il vaut mieux que je disparaisse », auto-entrepreneur de lui-même, selon l’expression de Foucault pourquoi pas auto-destructeur de soi-même. Et pouvoir se demander si la biopolitique ne suppure pas une logique, une stratégie d’auto-élimination des comportements déviants, voire du « déviant » lui-même.

Bien sur, je ne parle pas de ces suicides qui ont fait grand bruit ces derniers mois, qui, parce se passant sur le lieu même du travail, sont totalement adressés, ultime révolte contre un management « gestion kleenex » 14 ou encore d’autres sortes de suicides dont certains sacrificiels ou altruistes comme cette femme, médecin du travail qui écrit dans une dernière lettre, qu’elle ne peut plus protéger ses patients et qu’elle ne peut le supporter : « "Elle m'avait fait part des pressions qu'elle subissait. N'arrivant pas à aller jusqu'au bout de sa démarche pour protéger les salariés, elle a décidé d'en finir pour alerter l'opinion" témoigne un de ses collègues psychiatre. "Elle était considérée comme une ennemie [par la direction], parce qu'elle disait la souffrance des salariés", accuse un autre représentant du personnel. » 15

Comment ne pas évoquer ici , Mohamed Bouazizi, ce jeune homme tunisien de 26 ans, se retrouvant, malgré l’obtention de ses diplômes, vendeur de légumes ambulant, privé par la répression policière de son seul moyen de survie ! En s’immolant sur la place publique, tout à coup son geste embrase le pays tout entier. Pourquoi son geste trouve-t-il une réelle adresse politique, sa véritable portée en aboutissant à une révolution en marche, alors que tant de suicides , dans notre pays, pour ne pas dire « culture occidentale », restent dans le magma de la psychologisation du social, le désespoir retourné contre un soi singulier qui ne peut faire œuvre, collectif, mouvement.

Je parle de ces suicides qui passent inaperçus, souvent recouvert par le chagrin traumatique de la famille. Il ne faut d’ailleurs pas s’étonner lorsqu’on est entrepreneur de soi même, c'est-à-dire lorsqu’on ne doit rien à personne, la responsabilité de l’échec vous incombe à vous seul ; avec une telle atteinte du lien social et un tel renvoi de l’individu à une totale solitude, sur un fond de concurrence acharnée, on ne peut qu’espérer pour ne pas penser au pire.

Pour échapper à cette emprise qui évoque, non pas une double aliénation, mais un mésusage de l’aliénation que faire ? J’évoquais récemment 16 « ces temps où il fait bon d’exiger la transparence sous prétexte de gestion économique, de gestion sécuritaire, comment laisser place et accueillir le travail de l’inconscient, si l’idéologie dominante du moment nous fait croire que l’homme a perdu son ombre ou plus précisément, que ce n’est pas utile ou pire encore, et qu’il est dangereux d’avoir une ombre. En effet, que peut la caméra de surveillance contre l’ombre que produit la visière de la casquette. Le sujet ne peut jamais être réduit à une assignation de classe, à une place déterminée dans la société. Rancière a bien pointé que toute subjectivation politique défait ce type d'assignation Il y a, comme dit Rancière, une identification impossible dans la logique de la subjectivation. Un sujet ne peut être résumé à une ethnie, à une communauté, à une identité, à une culture et encore moins à un diagnostic ou à un patrimoine génétique. Il se situe toujours dans un entre-deux, un hors compte. » Et pourtant, il existe un effet visière dont nous parle Derrida bien différent de cette signification de protection évoquée dans cet extrait de texte.

A croire que cette casquette, non seulement, elle est un couvre-chef, mais on nous l’a faite avaler. Nous nous retrouvons pris dans les rets du circuit de la surveillance et de l’auto-surveillance. Dans cet entre-deux, le sujet ne peut échapper à une chose invisible, étrange présence à nous-mêmes, qui se manifeste sur le mode de la hantise : « Cette chose nous regarde cependant et nous voit ne pas la voir même quand elle est là. 17  ». Une hantise que cet effet visière qui est la condition d’une impossibilité de l’identité, d’une intimité foncière hors d’atteinte, il n’y aurait pas de dedans assuré. Et cette identité, serait l’objet du désir d’une chasse sans fin. Il est peut-être osé de faire une association d’idée sur la chose freudienne, c'est-à-dire sur la présence maternelle archaïque, présence enveloppante à tel point qu’elle est toujours prête à vous réintégrer, à vous ré ingérer : cette mère des origines qui accueille un étranger dont la proximité absolue est une zone interdite, « cet interdit, dit Lacan, au centre qui constitue en somme ce qui nous est le plus prochain tout en nous étant extérieur ». 18 Pour advenir, le sujet anéantit l’être en le temporalisant ; c’est dans ce moment anobjectal que le dédoublement règne, que de l’objet, de l’autre apparait sous les traits du double, le Nebenmensch, le prochain, dans le sens aime ton prochain comme toi-même. C’est également l’émergence de l’origine de la loi disent Lacan et Derrida, Freud, lui dit une conscience morale qui rend le sujet capable d’auto-observation, mais dans le même temps soutient toutes les aspirations, du non-réalisé, ce dont l’imagination ne veut pas démordre, « le spectre c’est aussi, entre autres choses, ce qu’on imagine, ce qu’on croit voir et qu’on projette : sur un écran imaginaire, là où il n’y a rien à voir.  19 » écrit Derrida. De là, à franchir le pas et faire lien entre le double, le spectre, et la question de la croyance…de l’idéologie…L’au-delà du sujet, est aussi la visière de la casquette, cette ombre qui protège un intérieur si peu assuré, que le double de la visière vient s’y planter avec son cortège de caméras de surveillance invisible, qui convoque le sujet dans la hantise de la normalité, mais aussi à une création incessante pour y échapper, le sujet étant cette forme originale « une machine à créer et à soutenir un rapport de pouvoir indépendant de celui qui l’exerce. » 20

A pister ainsi les traces de l’aliénation, cette double aliénation et intime et sociale, on voit que cette auto-surveillance dans la hantise de la normalité est à l’ordre du jour, il faut s’adapter. Et pourtant, s’adapter n’est-ce pas aussi construire son monde. Le monde reconstruit sous une forme délirante d’un psychotique, construction qui lui a permis de survivre à une fin du monde intime, vaut-il moins que la construction de notre monde fait d’achat de maison, mariage, divorce et travail ? Si nous ne pouvons être consommateur et productif, devons nous nous auto-éliminer ? Aurions nous un devoir de santé mentale, devons nous éviter les pathologies couteuses pour la société ? Si nous refusons, si nous tenons à notre folie, à notre comportement déviant, si nous sommes dans le refus de soins, signerez vous pour la création des dispositifs sécuritaires qui se préparent en ce moments même ? Un projet de loi est en cours d’élaboration, il concerne la psychiatrie. «  La conséquence la plus redoutable de cette loi (si elle est  adoptée) va être la généralisation des soins sans consentement en ambulatoire, et la société de contrôle panoptique qu’elle annonce et va entraîner irrémédiablement dans son sillage… Ce que cette loi  présage, ce n’est en effet ni plus ni moins que le grand  renfermement…  à domicile ! » Écrit Olivier Labouret.
En effet, la plupart des personnes, celles qui « sont » en psychiatrie, dans un au-delà de la santé mentale, souffrent de cet autre qui les hante, ancêtre silencié et grand autre normalisateur, cet autre bifide n’étant malheureusement pas bienveillant. Alors faut-il installer concrètement cette persécution organisée que seraient les soins ambulatoires obligatoires. Nul repos possible avec cet autre écrasant. Car, en effet, si la méthode douce ne marche pas, la biopolitique a toujours le recours du disciplinaire et du punitif. Quel espace de vie pour celui qui a la lucidité un peu trop à vif ? Accepterons d’être complice de cette politique de la santé qui dissémine la prison ou l’UMD (unité pour malades difficiles) dans tout l’espace public et privé ? Le soignant en psychiatrie et le citoyen seraient ils moins lucides que les patients. Courberont-ils l’échine au point de devenir les cerbères d’une normalité qui signerait l’intériorisation de l’exploitation de l’homme par l’homme démesurément inhumaine ?

Je marche avec Natsume, ce héros, qui a refusé ce que sa société lui disait de façon invisible, mais tellement prégnante, ne les voit pas tomber, ne voit pas la chute ultime; son geste de refus, ce fut ce geste, cette main sur l’épaule…création subjective que je salue tout en me promenant sur les chemins des falaises en me demandant si c’est la même chose pour un marin pris dans le gros temps, de savoir que dans le phare qui indique les écueils, c’est une lumière automatique et non plus un homme qui s’y tient.

Françoise Attiba Zone d’attraction

* Texte à paraître dans la revue Chimères en mars 2011

1 « on pourrait dire qu’au vieux droit de faire mourir et laisser vivre s’est substitué un pouvoir de faire vivre ou de rejeter dans la mort »Michel Foucault La volonté se savoir Paris Gallimard 1976.

2 Le cœur régulier Olivier Adam, éd de l’Olivier.

3 Ibid.

4 Voir plus loin

5 Extrait du document « internet » d’Olivier Labouret LE FICHAGE DES PATIENTS (et autres déviants…) EN PSYCHIATRIE

Quand le contrôle perd le contrôle

On ne peut aborder la problématique du fichage en psychiatrie, sans la replacer dans la logique à l’œuvre dans l’ensemble de la société française - sinon mondiale - aujourd’hui, où de nouvelles technologies de contrôle social se développent, au risque, paradoxalement, d’échapper à tout contrôle citoyen. Le fait est que le fichage aujourd’hui se généralise et s’accélère dans tous les domaines. Comment, et pourquoi ?

On peut distinguer quatre grands domaines, dont la psychiatrie est à l’intersection : fichage policier, des pauvres, des autres populations à problèmes, des malades.

(…) l’évolution du fichage présente trois caractéristiques : il devient prédictif, il s’opère sous le couvert de la lutte contre la fraude, il tend à l’interconnexion.

Les quatre grands domaines du fichage

1) Policier : Plus de vingt lois sécuritaires votées en dix ans, et plus de soixante fichiers de police ayant cours aujourd’hui ! Le fichage policier prédictif se généralise  : c’est la simple intention ou suspicion de commettre un délit qui est visée, et non plus le délit lui-même. On touche là à la dimension magique, au rôle de prophétie auto-réalisatrice du mythe sécuritaire(…)

2) Socio-économique  Au prétexte de « lutter contre la fraude » (alors que la fraude aux prestations sociales est dérisoire par rapport à la fraude fiscale), se met en place un fichage généralisé des pauvres(…)

3)Autres populations à problèmes ciblées : jeunes, étrangers… Interconnexion largement illégale des fichiers de l’Éducation nationale (…) avec mairies, services sociaux, pôle-emploi … et préfectures dans le cadre de la loi de prévention de la délinquance (…) et de la politique d’expulsion des étrangers en situation irrégulière(…)même fichage de ceux qui s’opposent au fichage ! (fichier MOSART des enseignants-désobéisseurs qui refusent de renseigner les évaluations de CM2 ou la Base élèves).(…)

4) Le fichage s’aggrave également dans le champ de la médecine, en opposition directe avec la déontologie :

fichage de chaque médecin (…) : création d’un traitement de données à caractère personnel (décret du 6 février 2009), pour une meilleure « traçabilité » et sécurité de l’offre de soins;

Bref, trois caractéristiques à l’extension du fichage actuellement dans tous les domaines : prédire tous types de troubles pour les tuer dans l’œuf, culpabiliser et sanctionner les fraudeurs potentiels, interconnecter les fichiers entre eux . Cette triple tendance marque bien une intentionnalité, une volonté politique d’utiliser les nouvelles technologies dans un but normatif et sécuritaire, d’exclure toute forme de déviance et de renforcer la conformité comportementale à la norme socio-économique.

Se dessine bien un projet de société paranoïaque de contrôle biopolitique et panoptique, de sélection eugénique (décrit par Deleuze, Foucault, Orwell, Huxley…) : il s’agit non seulement d’écarter les mauvais éléments improductifs, mais de ficher chacun d’entre nous, pour dissuader toute défaillance, « programmer l’efficience » (Castel), conditionner l’amélioration des performances individuelles, conformément aux valeurs supérieures du profit et de la concurrence. Le fichage informatique est mis au service du mythe évolutionniste de l’homme postmoderne, le travailleur et consommateur parfaitement adaptable, égoïste et servile réclamé par la productivité industrielle de la mondialisation néolibérale… Nombre d’auteurs ont fait ce lien entre nouvelles technologies, économie capitaliste et idéologie sécuritaire : Loïc Wacquant, Naomi Klein, Mathieu Rigouste, Mireille Delmas-Marty… Et Alain Bauer, président du groupe de contrôle des fichiers de police et de gendarmerie créé par le ministère de l’Intérieur, et dirigeant d’une entreprise privée de conseil en sécurité !

La psychiatrie est le domaine par excellence où s’exerce ce traitement symbolique de la défaillance et de la déviance, que la métaphore neuro-scientiste prétend inscrire jusque dans nos gènes, rassurant la masse des normopathes sur sa bonne santé mentale, par la mise à l’écart du fou désigné comme dangereux. Bien naïf qui penserait que ce domaine puisse dès lors échapper à l’intention d’étendre le réseau du contrôle policier à l’intérieur même du cerveau de chacun d’entre nous !

L’informatisation des données personnelles en psychiatrie soulève des problèmes très complexes, voire insolubles, d’ordre légal, déontologique, éthique, épistémologique… et technique. La confidentialité est un impératif pour éviter le risque effectif de fichage, mais c’est un impératif impossible à réaliser 

La défense des droits de nos patients est un impératif éthique : aucun médecin ne peut accepter de participer à une entreprise de fichage qui visera, tôt ou tard, à les sélectionner.

6 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique , Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1972

7 Émission du samedi 20 novembre de Alexandre Dereims, Yoji Satoshi, Claire Beilvert et Romain Colonna d’Istria sur Arte.

8 Tous pour la compétition économique (comme l’explique la présidente de la fondation neuro-scientiste FondaMental , autre députée du parti au pouvoir) Voir Un monde sans fous , documentaire de P. Borrel, Cinétévé, avril 2010

9 Mot traduit du novlangue) Langue officielle de l’Océania, dystopie inventée par George Orwell dans son roman 1984. Le novlangue était destiné, non à étendre, mais à diminuer le domaine de la pensée, et la réduction au minimum du choix des mots aidait indirectement à atteindre ce but. — (Amélie Audiberti (trad.), 1984 , 1950 (éd. 2009) (ISBN 978-2-07-036822) ; traduit de l'anglais : George Orwell , Nineteen Eighty-Four , 1949) (Par extension) (Néologisme) (Politique) Langue de bois , en particulier en parlant des politiciens . La novlangue néolibérale. La rhétorique du fétichisme capitaliste. Le Wiktionnaire

10 Eloge du risque ? Psypropos 2007 intervention de Jean Oury à Orléans

11 Michel Foucault, “Il faut défendre la société” , Seuil-Gallimard, Paris, 1997.

12 l’homme “ sacer ” est celui que le peuple a jugé à cause d’un crime ; il n’est pas permis de le sacrifier. Cependant celui qui le tue n’encoure pas la peine du [crime de] parricide » 2. Autrement dit l’ homo sacer est tuable par quiconque, mais non sacrifiable. Par là est signifié que la vie dite sacrée se situe à la fois en dehors du droit humain qui protège le citoyen et du droit divin qui préside aux rites sacrificiels ponctuant la vie citoyenne. Une telle figure constitue un « concept limite de l’organisation sociale romaine » (Agamben, 1997, p. 83).

13 le grec dispose de deux vocables qui désignent la vie, alors que le français n’en connaît qu’un seul. Zōē , en grec, signifie la vie non qualifiée, la vie brute, sans marque juridique ni politique. L’autre terme, bios , renvoie à la vie marquée par les usages juridiques, politiques ou moraux de la Cité, c’est la vie du citoyen avec ses droits et ses devoirs.

14 A partir des années 1980, les gestionnaires se sont imposés dans le paysage, en introduisant l'idée que l'on pouvait faire de l'argent non pas avec le travail mais en faisant des économies sur les stocks, les ratés, les retouches, les effectifs. Tout ce qui est à la marge peut être l'objet d'économies. Partout, on vous apprend que la source de la richesse c'est la gestion des stocks et des ressources humaines, ce n'est plus le travail. Nous le payons maintenant ! Cette approche gestionnaire croit mesurer le travail, mais c'est conceptuellement et théoriquement faux ! Il n'y a pas de proportionnalité entre le résultat du travail et le travail. C'est très grave, car cela signifie que la comptabilité est fausse. D'où la contestation. (…). On lance des slogans pour faire croire qu'on fait des ressources humaines mais dans la réalité, c'est la gestion kleenex : on prend les gens, on les casse, on les vire. L'être humain au fond est une variable d'ajustement, ce qui compte, c'est l'argent, la gestion, les actionnaires, le conseil d'administration. A uteur de "Suicide et travail : que faire ?" (PUF, 2009), Christophe Dejours

15 Sur Liberation.fr

  16 In Chimères dedans-Dehors la part de l’incomptable

17 Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée

18 Séminaire d’un à l’autre

19 Jacques Derrida, Spectres de Marx

20 Surveiller et punir M. Foucault

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