mardi 26 janvier 2010
à propos de son dernier ouvrage
La cité perverse,
paru chez Denoël.
Dany-Robert, tu poursuis depuis plusieurs années une démarche logique visant à extraire les soubassements idéologiques qui sous-tendent le capitalisme, plus particulièrement dans sa phase la plus avancée, la plus aboutie, si j’ose dire, le néolibéralisme. Après avoir exploré dans tes derniers ouvrages les pères du libéralisme dans l’Angleterre du XVIII é, les Adam Smith, Jeremy Bentham, Mandevile et consorts, là, surprise, tu vas chercher le Marquis de Sade. Tu fais la démonstration que l’impératif qu’il met en scène dans toute son œuvre, que l’on peut résumer à un : « jouis», la société néolibérale actuelle le met en œuvre, sous les espèce que tu nommes : « pornographie et obscénité ». Peux-tu t’en expliquer ?
Dans l'approche contemporaine du libéralisme, nous vivons encore sous l'idée classique de Max Weber expliquant le déploiement du capitalisme par l'influence du puritanisme calviniste 1 . Tout le monde connaît l'explication normal, elle est vieille d'un siècle : les fidèles calvinistes, ne pouvant aller chercher la confirmation de leur vocation sainte, de leur prédestination, ailleurs que dans leurs activités professionnelles, ont transformé leur vie en une recherche méthodique de richesses, tout en s'interdisant d'en jouir. C'est loin d'être faux ce fut même une grande découverte. Ce que, cependant, j'ai essayé de montrer, c'est qu'elle ne considère qu'un aspect des choses, le côté puritain. Or l'autre aspect, le côté pervers, est en jeu depuis l'augustinisme du XVIIe siècle, notamment depuis la réhabilitation de l' amour propre par Pierre Nicole, disciple de Pascal. Ce qui aboutira, via son "cousin germain" le calviniste Pierre Bayle, à l'énoncé, désormais célèbre, notamment depuis que je clame sur tous les toits, de Bernard de Mandeville : "Les vices privés font la vertu (c'est-à-dire la fortune) publique". C'est donc à un mécanisme autrement plus subtil que nous avons affaire que j'appelle pervers puritain . Ce que je soutiens donc, c'est qu'on assiste là, avec cet énoncé fondateur de Mandeville, au début du retournement de la vieille métaphysique occidentale. C'est de là que sort le capitalisme. Et j'ajoute que ce renversement sera accompli à la fin du siècle par Sade, faisant de l'égoïsme, selon ses propres termes "la loi suprême".
Ce faisant tu vas un peu à contre courant de la représentation que l’on se fait jusque là de l’œuvre de Sade. La plupart des commentateurs mettent en avant que la sublimation dans l’écriture a pu faire barrage à la mise en acte de sa jouissance et que finalement c’est en victime, enfermée à Charenton, qu’il a traversé le siècle. Ce n’est pas ton point de vue. Au-delà du cas de Sade qu’est-ce qui peut faire barrage à la jouissance si la création artistique et le travail n’en dérivent pas le cours ?
Mais on a justement affaire avec Sade avec une écriture qui ne fait nullement barrage à la jouissance, mais qui, au contraire, l'exprime et la rend présente comme elle n'a jamais été manifestée auparavant. Tu fais allusion aux approches littéraires de Sade, celle de Barthes par exemple, elles aussi très datées. Mais les grands lecteurs de Sade Bataille et Annie Le Brun , par exemple , le disent sans détour, en utilisant d'aailleurs pratiquement la même formule : "de la lecture de Sade, on ne peut sortir que malade !" En dégueulant, pour le dire brutalement. Pourquoi ? Parce que la jouissance n'y est pas sublimée, c'est-à-dire contenue dans une écriture participant d'un projet littéraire, mais présente, irradiée à partir même de ce corps chauffé à blanc par l'enferment. Bref, Sade n'est pas un de ces auteurs licencieux à la façon de son contemporain Restif de la Bretonne, par exemple, à qui Sade reprochait qu'il faisait employer à ses personnages… beaucoup trop de savonnettes. Sade ne veut pas faire voir quelque chose qui serait licencieux ou lascif ou sensuel ou même sexuel au lecteur, il veut le compromettre dans le passage à l'acte qu'il est en train d'accomplir il existe d'ailleurs des procédés de compromissions chez Sade et j'essaie d'en montrer quelques uns. Ceux qui croient encore que Sade fait partie de "ces auteurs qu'on ne lit que d'une main" comme on dit, n'ont jamais véritablement fait l'expérience éprouvante, comme toute manifestation de la jouissance, de la lecture de ses œuvres.
L’impératif de Sade : « jouis » résonne comme la voix d’un surmoi féroce, auquel en son temps Lacan opposait un « j’ouis ». Il semble bien qu’aujourd’hui la plus part de nos contemporains, plongés dans les affres d’une marchandisation et d’une mise en spectacle généralisées, comme le disaient les situationnistes, sont devenus sourds et aveugles, et marchent, comme des troupeaux, aux abreuvoirs et râteliers où s’hypermarchandent les objets qu’ils pensent consommer pour jouir et qui en fait les consument. En quoi le détour par Sade éclaire-t-il cette analyse ?
Sade est simplement le premier qui a tiré de façon systématique toutes les implications possibles pour l'être-ensemble et l'être-soi de l'égoïsme installée comme valeur absolue. Il a même forgé un concept pour cela ! l' isolisme . S'il faut lire -ou tenter de lire Sade-, c'est parce que, reclus, coupé du monde, le corps et l'esprit chauffés à blanc par l'enfermement, il a pu construire, de façon haletante, violente et hallucinée, une sublime (au sens kantien du terme, impliquant l'effroi, l'illisibilité, le divorce entre la sensation et l'intellection) dystopie, c'est-à-dire une contre-utopie annonçant ce que deviendrait immanquablement un monde misant intégralement sur la libération les passions-pulsions.
Tu rejoins ainsi un certain nombre de penseurs, anthropologues, sociologues, historiens, écologistes, économistes, juristes, géographes, philosophes, biologistes, psychologues, psychanalystes, travailleurs sociaux etc dont les travaux et réflexions peu ou prou convergent vers le même constat. Notre société post moderne, comme l’énonce Jean-Bernard Paturet dans son dernier ouvrage, « Au-delà » de Freud , a produit une « culture de l’extermination ». Comment te situes-tu dans ce mouvement qui n’est pas concerté ?
Je sens en effet que, après des années de répétition et d'immobilité dans tous les champs de pensées que tu évoques, ça recommence à bouger. Jusqu'à où, on verra bien. Je n'exclue pas que certaines analyses ne soient qu'un simple relookage de vieilles solutions éculées. Mais je n'exclue pas non plus que du nouveau apparaisse vraiment et je m'en réjouis.
Que faire dans un tel contexte? Évidemment il ne revient pas au philosophe de répondre à la question, mais à l’ensemble des citoyens. Son devoir et, je trouve que tu y réponds de façon rigoureuse, consiste à fourbir les concepts opérants pour éclairer et analyser le monde où l’on vit, à offrir à ses contemporains « les mots pour le dire », pour reprendre un belle expression de Marie Cardinal. On peut cependant se poser une question. En quoi les analyses que toi et d’autres penseurs produisent viennent-elles entamer ce système infernal ? Et pour pousser un peu plus loin le bouchon : est-ce que la publication de critiques, lucides et rigoureuses du système, ne l’alimentent pas, ne serait-ce que parce que le spectacle de la destruction, sous forme de livres, de films, d’émissions télé etc, … ça fait vendre. C’était un des arguments que soutenait Guy Debord en avançant que le spectacle de la destruction ne peut passer que par la destruction du spectacle. N’est-ce pas un point de contradiction ?
Il y a certes le spectacle incessamment animé par le monde de la communication, aujourd'hui extrêmement riche et puissant. Mais à côté il y a le contraire du spectacle et de la com : il y a l'exercice discret, difficile (et déconsidéré) du logos et de la pensée. Mais attention, ce monde, pour être modeste, n'est pas dénué d'une certaine puissance, tout autre certes que celle du spectacle, car ces idées, pour peu qu'elles soient justes, peuvent devenir forces matérielles. Si les gens que tu évoquais tout à l'heure, dans lesquels tu as eu la gentillesse de m'inclure, réussissaient à produire une alternative aux impasses que nous avons expérimenté depuis un siècle, je crois qu'ils contribueraient utilement à répondre l'immense question que tu poses : Que faire ?
Si la question est décisive, c'est que chacun attend aujourd'hui de savoir que faire après ce que nous avons connu depuis un siècle dans nos sociétés occidentales. Si on fait le bilan des impasses, on trouve les fascismes (où l'individu est dissous dans la nation, dans la patrie ou même dans une supposée race supérieure). On trouve les communismes (où l'individu est prié de se taire pour ne pas entraver le cours de l'histoire guidé par le Prolétariat, lui-même guidé par le Parti, lui-même guidé par le petit Père des peuples ou le grand Timonier). On trouve les libéralismes et maintenant les ultra-libéralismes (où l'individu se réduit à son fonctionnement pulsionnel et à la satisfaction de ses appétences égoïstes - intérêt, amour propre, luxure, avidité…). Dresser ce bilan assez terrifiant, c'est affirmer que nous avons cruellement besoin d'une véritable alternative à ces impasses historiques dans lesquelles l'époque s'est fourvoyée.
Dans ce dernier ouvrage j’ai ressenti à la lecture une certaine précipitation dans le style. Tu ne prends pas de gants. Le lyrisme que l’on t’a connu dans les ouvrages précédents semble s’émousser. Es-tu animé par l’urgence de la situation : il y a le feu et ce n’est plus le moment de faire dans la dentelle ? Est-ce, au regard du chemin que tu as parcouru, le moment de conclure, guidé par ce que Lacan nommait la fonction de la hâte ? Comment une analyse aussi rigoureuse que celle que tu présentes débouche-t-elle sur des actes ? Il semble qu’une prise de conscience (voire d’inconscient) commence à se mettre à jour. Pierre Bourdieu nous a mis la puce à l’oreille sur le fait que le néolibéralisme est une machine à briser les collectifs, renvoyant chacun au tout à l’égo et au communautarisme, l’égogrégaire, comme tu le dis si bien. Cependant des mouvements commencent à bouillonner un peu partout, dans l’enseignement, la psychiatrie, le travail social etc. L’Appel des appels, par exemple, impulsé par Roland Gori, un psychanalyste et professeur de psychopathologie clinique, fédère certains de ces mouvements. Quelle place prends-tu ou pense-tu prendre dans ce qui se dessine comme une « insurrection des consciences » ?
Je pense avoir compris que l'écriture n'est pas seulement un geste élégant et harmonieux ce que j'aime au plus haut point , mais peut aussi être un acte. Et un acte, même d'écriture, cela peut être violent. Je crois comprendre de mieux en mieux la position d'un Artaud qui, à la fin de sa vie, écrivait en criant ses phrases et en frappant violemment avec un maillet un tronc de bois et cela jusqu'à ce que sortent, non seulement la formule juste, mais aussi la forme rythmiquement adéquate pour supporter cette formule. Toute proportion gardée et en restant à ma place, c'est un peu ce que j'essaie de faire. Ce n'est pas à moi de dire si je réussis, mais j'essaie.
Quant à l'appel des appels, c'est lui aussi un roulement de tambour et une annonce que quelque chose se lève. Il se trouve que j'ai été parmi les premiers signataires, les dix ou quinze premiers qui ont été contactés par Roland pour savoir s'il fallait lancer cet appel. Avec quelques autres, j'ai bien sûr dit qu'il fallait y aller. Le succès a été extraordinaire : l'appel a réuni près de quatre-vingt mille mécontents, contents de se retrouver enfin pour manifester ensemble leur colère. Mais le problème, c'est quoi après, afin que cela ne soit pas qu'un "effet internet" de plus où, via le mail, les sympathiques copains du début se retrouvent en trois jours avec des milliers, mais sans savoir que faire. Donc quoi après ? "L'insurrection des consciences", c'est une belle formule, un rien romantique, mais on en a besoin en ces temps assez désenchantés. Néanmoins, le problème, c'est quand même de savoir au juste ce qu'ont à dire de nouveau lesdits insurgés. C'est là où j'essaie d'être utile, parmi d'autres, comme je peux. Mon travail de recherche me prenant beaucoup, je n'ai pas trouvé de meilleurs moyens pour l'instant que de persévérer dans mes analyses en essayant de montrer ce qu'il en est du lien social et du lien personnel, à partir de ce qui fut, afin d'obvier à ce qui risque bientôt d'arriver.
Propos recueillis par Joseph Rouzel
1 Max Weber, L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme [1904-1905], nouvelle traduction par J.-P. Grossein, Gallimard, Paris 2003.
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