mardi 20 octobre 2009
Educatif, thérapeutique et pédagogique : les trois brins d’une même tresse
Comment parler de ces choses communes, comment les
traquer plutôt, comment les débusquer, les arracher à la
gangue dans laquelle elles restent engluées, comment leur donner un sens, une langue : qu’elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes.
Georges Perec
Il y a quelques questions récurrentes qui agitent le secteur de l’éducation spécialisée et ceci dès l’espace de formation, au sein des écoles, mais aussi sur les terrains pendant les stages. Certains jurys au Diplôme d’Etat d’Educateur Spécialisé entretiennent cette récurrence et mettent à mal les candidats, car effectivement il n’est pas aisé de répondre.
La question interrogeant ce qui différencie la fonction éducative de la fonction thérapeutique est de celles-ci et n’est pas des moindres. C’est à partir de la clinique que nous devons la réfléchir. Du coup, la notion de pluridisciplinarité dans une équipe en sera mieux cernée. Comme le souligne Pierre Fédida, la condition pour une vraie pluridisciplinarité passe d’abord par l’affirmation de chaque identité professionnelle. Affirmer fort qui l’on est et ce que l’on fait avant de laisser ensuite le temps aux échanges constructifs.
Le débat sur les relations entretenues entre éducatif et thérapeutique ne date pas d’aujourd’hui. Il a été particulièrement riche et contradictoire lorsque la psychanalyse est devenue une référence incontournable dans le champ encore inorganisé de l’éducation spécialisée. Freud lui-même a participé à ce débat et ses changements de position, voire de revirements, montrent la complexité de la question. Une fois de plus, ce sont les pratiques de terrain qui ont permis de sortir d’une approche se noyant dans les méandres de la conceptualisation et de la théorie. Dans les faits, éducatif et thérapeutique peuvent cohabiter … à condition qu’il n’y ait pas mélange des genres et une confusion des fonctions.
Précisons.
A la question de savoir si les éducateurs sont aussi des thérapeutes au sens de soignants, il s’agit tout d’abord de cerner ce que font les éducateurs et les thérapeutes. En quoi la fonction éducative est-elle différente de la fonction thérapeutique ? D’ailleurs l’est-elle ? Pourquoi une certaine confusion est-elle possible ? Après tout, la question ne se pose pas avec d’autres acteurs de l’institution. Il ne vient pas à l’idée de se poser cette même question pour un kinésithérapeute. Cela laisse à supposer qu’entre thérapeutique et éducatif, un chevauchement des effets produits dans les types d’accompagnement respectifs existe. Quels seraient ces effets communs ?
Pour tenter d’apporter quelques pistes de réflexion et un éclairage, je vais m’appuyer principalement sur le écrits de trois auteurs : Joseph Rouzel, Dominique Amy et Danielle Milhaud-Cape. Ajoutons-y l’apport de Donald Winnicott sur l’accueil des enfants en institution.
Il est maintenant nécessaire de définir les termes d’éducatif et de thérapeutique. Cependant, j’y ajouterais celui du pédagogique car il me semble que toute institution est à considérer sous ces trois niveaux. Ces trois plans, éducatif, thérapeutique et pédagogique, comme je les définirais par la suite, correspondent à l’accompagnement de tout sujet dans son développement. Les institutions dans le champ de l’éducation spécialisée interviennent de fait à ces différents niveaux. Bien entendu, une population accueillie avec des difficultés spécifiques va appeler à donner plus ou moins d’importance à la mise en œuvre des interventions dans un des compartiments. Pour exemple, concernant des enfants autistes et selon les lieux, la question pédagogique peut sembler moins aiguë comparé aux fonctions éducatives ou thérapeutiques. Ou bien vice versa. Quoiqu’il en soit, les trois niveaux précités existent dans toute institution.
L’approche du sujet est alors globale. C’est la complémentarité des prises en charge par des professionnels de formations diverses qui fait que le sujet est considéré comme entier. Cela engage une question essentielle dans les institutions : comment et en s’appuyant sur quel objet de partage, va-t-on travailler ensemble dans des espaces pour parler du sujet comme un, dont tous les aspects de ce qui le constitue vont être rassemblés. Nous imaginons l’importance que cela peut avoir autour des pathologies du morcellement pour ne citer que celles-ci…
Donc trois étages dans l’accompagnement du sujet: commençons par l’éducatif.
L’éducatif est l’espace du vivre ensemble, du passage (étymologiquement l’éducator est l’esclave qui accompagne l’enfant dans un passage de l’espace familial vers l’espace collectif, le gymnasium) vers ce vivre ensemble. Vivre ensemble demande à prendre en compte la loi et ses déclinaisons. Comment faire avec le social et ses contraintes tout en restant un … mais un parmi les autres. Comment soutenir le sujet pour passer de sa réalité psychique à une réalité sociale sans y perdre son âme? Au fond, comment accompagner vers le vivre ensemble ? Education impossible dans le sens où elle est toujours insatisfaisante et loin de tout idéal !
Les éducateurs, ce sont des passeurs , je cite Joseph Rouzel, ont quelques outils pour cela, entre autres les médiations éducatives, support à la transmission des limites et donc des repères indispensables à toute humanisation. Médiations qui doivent rester tout à la fois des espaces où la parole et la création sont possibles pour le sujet, mais aussi espaces de socialisation.
Comment l’éducateur va soutenir le sujet pour passer du principe de plaisir au principe de réalité ? Comment nouer le désir, la jouissance qu’il sous tend et la loi ? Le principe de réalité est difficilement acceptable. Il y a trop de bénéfices à perdre et le sujet peut résister à l’accompagnement éducatif.
Ce savoir que le sujet va devoir acquérir nous pouvons le nommer savoir-faire. Savoir-faire dans le sens de savoir vivre ensemble.
Le principe de réalité va imposer à l’éducateur d’être plus ou moins interventionniste, à manier l’autorité, parfois la sanction, en deux mots à porter et transmettre la loi. L’éducateur est un rusé dans le bon sens du terme comme l’entendent Détienne et Vernant, du côté de la métis grecque. Ses pratiques multiples et variées vont se déployer en s’adaptant aux personnes et problématiques rencontrées, à chaque un . Le partage de l’expérience vécue du et au quotidien entre l’éducateur et l’aidé est un support essentiel. C’est autour des tous petits riens, du futile, du banal, de l’infra-ordinaire pour reprendre Perec, que s’active l’éducateur. Mais l’enjeu final est l’inscription, chacun à sa manière, dans le social en passant par la reconnaissance du cadre et des limites, quitte à les éprouver. Ces derniers protègent, contiennent, permettent de se repérer et donc de se mêler à la communauté humaine. Car au bout du compte, un sujet « asocial » est un sujet qui souffre, à la marge de la dite communauté.
L’éducateur accompagne le sujet dans la construction de sa vie sociale. En reconnaissant la dimension sociale de celui-ci, l’éducateur chemine avec la personne vers des espaces où elle est souvent exclue en partie ou totalement. Ce cheminement ensemble a des effets indirects de revalorisation, de renarcissisation, de réparation de l’estime de soi. La préoccupation pour cet autre, on peut la nommer de bien des manières. Mais dans le fond, c’est prendre soin. Ce prendre-soin soigne, même si cela n’était pas l’objectif premier de l’éducateur. Dans un petit article de D.W. Winnicott , le placement en institution considéré comme thérapeutique, celui-ci montre que c’est la fiabilité du cadre, il faut le tenir malgré les attaques répétées de ce dernier par les enfants, qui est thérapeutique. Mais Winnicott ajoute subtilement pour différencier la fonction thérapeutique et éducative qu’il s’agit (pour les éducateurs) ni de traiter, ni de guérir, mais de survivre. Survivre pour proposer une continuité du cadre au quotidien afin qu’il n’y ait pas de ruptures.
Passons au thérapeutique.
« Qui suis-je ? Qu’est-ce que je veux ? » La substance même de leur moi, ils la cherchent en dehors du temps, de l’espace, de tout principe. Stefan Zweig
Le thérapeutique est du côté de l’être, du pourquoi je suis là, du comment je m’inscris dans le désir de l’autre, en premier lieu les parents, du questionnement sur ce qui m’arrive, en quoi j’en suis responsable et du comment je peux m’en débrouiller. Cela sur fond des origines et de finitude. Les tentatives de réponses sont toujours en mouvement, et bien entendu ne restent que des tentatives tout au long de la vie. C’est éternellement compliqué car ce qui sous tend ces interrogations, c’est le désir, le mien, mais aussi celui de l’autre.
Ce savoir après lequel je cours est un savoir que l’on nommera savoir-être, signifiant énigmatique car il interpelle cette part d’être qui m’échappe.
Il y a dans notre secteur des sujets pour qui les difficultés de la vie sont trop envahissantes pour une exploration a minima sereine de la question du qui suis-je. Le thérapeute (étymologiquement du grec therapevô, celui qui « soigne »…mais aussi qui « prend soin » !) est le professionnel dans une institution ou hors institution qui va accompagner le sujet vers une déconstruction-reconstruction de son histoire. La visée est de lui permettre d’aborder de façon plus apaisée les rives de la recherche du sens de sa vie. Je ferais remarquer au passage que l’espace thérapeutique peut se décliner hors de l’institution, ce qui viendrait signifier que quelque chose échappe à celle-ci. C’est au fond plutôt rassurant pour le sujet « pris en charge » !
La démarche thérapeutique va de fait demander au thérapeute de proposer un cadre unique dans lequel « tout peut se dire » sans risques de représailles dans le réel pour le patient. Il y a dans la rencontre entre le thérapeute et le sujet de l’intime, du secret partagé, de la confidence qui obligent le professionnel à une attitude compréhensive, une « réceptivité non interventionniste », une posture de « neutralité bienveillante »
C’est à partir de cette position fondatrice que la relation thérapeutique peut exister en tant que telle, et le soin de « l’âme » envisagé si le sujet veut bien s’y engager.
Enfin, le pédagogique. Il est à concevoir comme l’espace des connaissances et des savoirs. Pour les transmettre, les acquérir et les mettre en œuvre, des méthodes, des techniques, des supports sont nécessaires. Les éducateurs ne sont pas sans utiliser ces outils, à une différence près : ces derniers deviennent des supports pour la médiation éducative et n’ont plus une fonction purement pédagogique. Le pédagogique c’est comment on s’y prend avec le sujet ou le groupe en utilisant des savoirs.
Le pédagogique, on le nommera savoir. Celui-ci répondrait de façon plus ou moins imaginaire, ce qui laisse une part aussi à la réalité, à ce dont a besoin le sujet, autrement dit à ce qui lui manque.
Quels en sont les représentants dans une institution ? Je ne les limiterais pas aux seuls « pédagogues », les enseignants, mais au vu de ce qui vient d’être dit, je propose d’y associer le médical, le para médical, les rééducateurs, la hiérarchie…
Il va de soi que ces niveaux différents dans l’accompagnement du sujet induit des modes de relation différents. La relation thérapeutique n’est pas une relation éducative qui elle-même n’est pas une relation pédagogique. Pourquoi ? Car on ne peut à la fois tenir une posture de neutralité bienveillante propre au thérapeutique, de rappel à la loi dans l’accompagnement éducatif au quotidien, et de sujet supposé savoir dans l’intervention pédagogique. Ces postures ne peuvent cohabiter chez un professionnel ou plus exactement, ces divers modes d’accompagnement sont incompatibles dans un même temps. D’ailleurs le sujet aidé vous mettrait rapidement en difficulté, au pire il s’y perdrait. Qui fait quoi est la première réponse à apporter dans l’intérêt du sujet qui, rappelons le, dans notre champ, est en difficulté.
Il n’en reste pas moins vrai, c’est un constat, que tout professionnel peut être interpellé par l’usager, à la frange ou hors sa fonction. Est-ce bien à moi à répondre à cette demande ? A quelle place suis-je mis ? Pourquoi ?
C’est à partir de la question transférentielle qu’il nous faut réfléchir la question.
Donc trois niveaux différents en miroir des trois niveaux constitutifs de l’humain. Ce qui n’empêche que, à chaque niveau avec le mode de relation qu’il instaure, le transfert s’active. Tout professionnel en relation est pris dans le transfert. La relation avec l’autre reste fondamentalement un lien d’amour, le revers d’une même médaille en étant la haine, avec sa dimension imaginaire. Mais le professionnel ne peut en rester là. Il en perdrait sa professionnalité. La relation à l’usager, çà se parle. La mise en mots de ce qui arrive à chacun dans la relation à l’usager va ouvrir vers une reconnaissance du sujet qui tente de dire ce qu’il désire. Accompagner, c’est accompagner la question de l’énigme d’autrui, nous indique Paul Fustier. Point d’échappée au final car le dire et l’entendre gardent une part d’impossible. Ne pas aboutir fait ta grandeur écrit également Goethe. N’est-ce pas ce non aboutissement de l’échange qui fait la « grandeur » de la relation. Il nous faut sans cesse revenir et revenir encore dans la rencontre pour mieux se comprendre et continuer de partager avec les collègues. Et c’est bien ce point de partage qui peut faire lien institutionnel. C’est à partir de la question transférentielle que la mise en commun des pratiques de l’ensemble des professionnels de l’institution est possible. C’est en reconnaissant la relation transférentielle produite par la rencontre entre le thérapeute, l’éducateur et le pédagogue avec le sujet, que ce dernier peut rester « entier » dans le projet individualisé. Ainsi, chaque professionnel est « remis à sa place » pour pouvoir la tenir.
A un âge, les enfants s’amusent à confectionner des tresses multicolores avec trois brins de laine. Ils en feront des bracelets, des colliers ou une attache pour divers objets importants à leurs yeux.
Je me souviens qu’étant enfant, après avoir noué les trois brins et formé une large boucle, ma préoccupation première était de trouver un support pour enfiler la boucle afin de travailler les fils. Bien souvent une poignée de porte ou de fenêtre faisait l’affaire. Il y avait besoin de ce point d’ancrage pour commencer le tressage. Quelques pas en arrière pour tendre les fils avant de commencer.
Lors de la fabrication de la tresse, un des trois brins trop ou pas assez tiré avait pour conséquences de former une tresse … quelque peu déformée ! Je défaisais la tresse, recommençais le travail pour arriver à plus de régularité dans l’aspect de l’ouvrage. Cette nouvelle régularité proposait une harmonie esthétique.
L’institution peut être abordée dans un tressage de trois brins : l’éducatif, le thérapeutique et le pédagogique. Ces trois niveaux institutionnels doivent trouver une harmonie dans leur tressage. Nous avons tous l’expérience d’institutions où le médical par exemple étouffe l’éducatif ou le thérapeutique. C’est une source de tensions entre équipes de formations différentes sous fond de prise de pouvoir au détriment des populations accueillies. Lorsque un des brins est mal tressé au vu des autres, l’harmonie institutionnelle laisse à désirer et certains conflits sont à envisager sous cet angle. Cela nous pose quelques questions. Quel est le point d’ancrage du tressage thérapeutique, éducatif, pédagogique ? Pourquoi un des brins se tresse mal ? Quels rapports entretiennent-ils ? Comment reprendre le travail de tressage pour plus d’harmonie ? Qui tresse ? Dans quels espaces se mettre au travail ?
Pour conclure, nous pourrions dire que le fait même de prendre en compte les besoins des personnes, tant sur le plan psychique, physique, des apprentissages et de l’inscription dans le social, propose en soi un prendre-soin. Ce prendre-soin, pour un sujet en difficulté ou en souffrance, je le qualifierais de soignant donc de thérapeutique, lorsqu’en premier lieu il apaise afin de mettre en route par la suite un mouvement réflexif réparateur . Quant à une éventuelle guérison, mais qu’est-ce guérir, elle est à envisager avec toute la prudence freudienne : elle sera de surcroît.
Ce prendre-soin va se décliner dans des cadres différents, avec des visées différentes : le social pour l’éducatif, l’être pour le thérapeutique, la connaissance pour le pédagogique. Ce qui va instituer un mode de relation particulier et un accompagnement spécifique.
Bibliographie
Amy Marie-Dominique, Comment aider l’enfant autiste, Dunod, Paris, 2009
Milhaud-Cappe Danielle, Freud et le mouvement de Pédagogie psychanalytique 1908-1937, Vrin, Paris, 2007
Rouzel Joseph, Le quotidien dans les pratiques sociales, Théétète, 1998
Rouzel, Joseph, L’acte éducatif, clinique de l’éducation spécialisée, Erès, 1998
Rouzel Joseph, Le transfert dans la relation éducative, Dunod, Paris2002
Rouzel Joseph, site internet http://www.psychasoc.com
Marc Prudhomme, formateur IRTS, octobre 2009
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commentaire
brini najeh
mardi 24 novembre 2009