mardi 27 mars 2012
Du temps, facteur de liens sociaux aux rythmes accélérés de l'individualité
Cet article a pour objet d'aborder la question du temps dans sa dimension sociologique... Il s'agira néanmoins, avant d'engager le propos sociologique, de venir visiter cette dimension dans laquelle l'homme s'inscrit dès sa naissance, du point de vue philosophique en admettant avec Saint-Augustin que l'homme porte en lui la question du temps et qu'il ne peut le conjuguer qu'au présent, et ne saurait en aborder la matérialité. Nous verrons que Saint-Augustin décline le présent en trois temporalités, «le présent du passé», «le présent du présent» et «le présent du futur», invitant ainsi la question du temps à une expérience vécue du point de vue personnel, tel que le rappellera plus tard Merleau-Ponty en affirmant le temps comme « une dimension de notre être ».
Faisant suite à la réflexion engagée par Aristote selon laquelle le temps ne saurait « être » et qu'il n'est pas non plus « non-être », Saint-Augustin, interroge également l'existence du temps en tant que matérialité.
Le temps devient alors mouvement adossé à la révolution des astres et ne saurait être une partie de l'univers tel que Pythagore l'avait pressenti.
Cette approche philosophique de la question du temps a pour objet de poser le temps en tant que mesure empiriste, bien que celui-ci, comme nous le verrons, se trouvera quantifier, mesurer, synchroniser et institutionnaliser par les hommes. Le temps devient horométrique en ce qu'il constitue une mesure une grandeur relativement uniforme du mouvement des astres.
D'où deux temps, l'un que l'on éprouve (tempus) du côté de Saint-Augustin, l'autre que l'on mesure (chronos) avec l'invention des horloges.
Ce sont de ces deux dimensions que notre propos s'inspirera en visitant la question du temps en tant qu'expérience sociale et espace de socialisation, productrice de normes et de solidarité organique constituante de collectifs. L'école « Durkheimienne » en sera l'inspiratrice à partir de la question du travail, levier essentiel s'il en est du processus d'intégration sociale, pour une époque. Ces temps éprouvés socialement s'inscrivent dans un espace temps institutionnel en ce qu' il commande les rythmes de la vie sociale. Mais nous verrons que ces rythmes ne sont plus eurythmiques dès l'instant où la question de l'incertitude de l'emploi, du devenir, introduit la dysrythmie voire la polyrythmie et ne permet peu ou plus la pérennisation des liens sociaux en tant qu'émergence de solidarités organiques.
Alors il s'agira de considérer dans quel mesure du présent s'inscrivait l'individu à cette époque, où le temps était ouvert vers un avenir, lors des années de croissance exponentielle et de plein emploi que l'on a nommé «les Trentes glorieuses», ce temps que Saint-Augustin qualifiait de « praesens futuris». Cette possibilité pour l'individu de se projeter à partir de son présent. Enfin, il s'agira d'interroger la question de l'accélération en tant que phénomène polyrythmique. Il s'agira alors d'interroger les risques d'anomie liés à cette accélération des rythmes et à leur multiplication dans un espace temps donné, tant du point de vue politique et sociologique.
Le temps selon Saint-Augustin et Aristote, réalité incorporée en l'homme 1
Le temps, difficile question que cette dimension existentielle dont l'homme possède la conscience. « Qu'est-ce que le temps? » se demande déjà Saint-Augustin en 398, dans le livre XI de ses confessions et formulant de la sorte son questionnement, « Qu'est-ce que en effet que le temps ? Qui saurait en donner avec aisance et brièveté une explication ? ... Si personne ne me pose la question, je le sais ; si quelqu'un pose la question et que je veuille expliquer, je ne sais plus. » . Ce à quoi Merleau Ponty affirme dans son ouvrage Phénoménologie de la perception et dans la lignée de son prédécesseur, à plusieurs siècles d'intervalle «La notion du temps n'est pas un objet de notre savoir, mais une dimension de notre être.»
Au-delà de la question de la conscience de sa finitude dont témoigne Saint-Augustin au travers de son oeuvre, c'est la question de la multiplicité des temps et de leur superposition qui y est également évoquée. Il interroge cette juxtaposition entre le temps éphémère (celui de l'homme) et la permanence du temps (celle de Dieu), se pose alors la compréhension de la mesure du temps.
Proche des pensées d'Aristote, il cherche à le définir selon un «avant» et un «après», et en cherche la nature à travers le mouvement. Il y aurait alors ces deux instances temporelles, le «passé» et le «futur» séparés par le «présent». Ainsi chaque instant qui a lieu se placerait sur cette ligne temporelle, donnant au temps une fonction spatiale, or difficile représentation pour Saint-Augustin pour qui le temps n'est que simple passage, « Ces deux temps-là donc, le passé et le futur, comment “sont”-ils, puisque s'il s'agit du passé il n'est plus, s'il s'agit du futur il n'est pas encore ? Quant au présent, s'il était toujours présent, et ne s'en allait pas dans le passé, il ne serait plus le temps mais l'éternité… Nous ne pouvons dire en toute vérité que le temps est, sinon parce qu'il tend à ne pas être. » (XI, 14, 17).
le premier constat de Saint-Augustin est de postuler que le temps n'a pas d'être réel, il n'est que parce que nous l'éprouvons. La seule matérialité de cette mesure n'est possible que par ce que l'homme la porte en lui. Ce qui conduit Saint-Augustin à un deuxième constat, dans la mesure où le temps n'a pas de matérialité comme l'espace, définir le temps selon trois unités (passé, présent, futur) est pure absurdité. L'homme éprouvant la permanence du temps, il n'y a qu'une seule temporalité, celle du présent. Le temps n'existe pas en lui-même, il n'existe que par la conscience de l'homme. Pour Saint-Augustin, tous les temps sont au «présent» ainsi déclinés, le «présent du passé»( praesens de praeterito ), le «présent du présent» ( praesens de praesentibus ) et le «présent du futur» ( praesens de futuris ). Le temps pour Saint-augustin est une extension de l'âme.
Dans la continuité de la pensée aristotélicienne, Saint-Augustin a interrogé l'existence du temps confronté à la question de l'espace, en effet Aristote, à la suite de son étude sur l'espace vient confronter sa pensée à la dimension du temps ( Livre IV de La physique) en se questionnant de la sorte « est-il du nombre des choses qui sont, ou de celle qui ne sont pas? ». Aristote s'inspire des pensées exotériques pour tenter une mise en question du temps, où il semblerait que le temps n'est pas de corps réel et ne saurait exister sans être éprouver. Aristote définit deux caractères au temps, le «passé» et «l'avenir». Mais comme le souligne plus tard Saint-Augustin, Aristote constate l'inexistence réelle de ces deux temps dans la mesure où l'un n'est plus et l'autre n'est pas encore. Alors comment ces deux entités peuvent-elles être sans exister ?
Se pose ici, la question du présent en tant que instants qui se succèdent et limite du passé et du futur, il ne saurait être une division du temps tels que le passé et le futur, il n'est que l'instant, instant présent. Ce qui nous conduit à admettre que l'instant ne peut être une mesure temporelle et l'histoire une succession d'instants car il nous faudrait admettre l'absurde reconduction de l'instantané.
En ce lieu même de la réflexion aristotélicienne, se pose une nouvelle question, celle de la continuité du temps à partir de l'instantanéité. Si l'on admet que la continuité est celle du passé et de l'avenir, qui eux-mêmes n'ont aucune réalité et que seul alors le présent serait réel par l'instant vécu mais ne saurait être succession, qu'advient-il alors du temps, existe-t-il? Aporie à laquelle nous voici confrontés... L'être du temps est-il? Voici le problème subsumé par Aristote, le caractère ontologique du temps. La question métaphysique n'est pas résolue mais elle est posée. Si selon Aristote on ne sait situer le temps par rapport à l'« être » ou au « non être », il se pose alors la question de ce qu'il est. En référence au Timée de Platon, Aristote convient que le temps est lié au mouvement de l'univers, et non comme partie de l'univers tel que l'a défendu Pythagore. Le temps serait alors rapporté aux révolutions célestes, de sorte que le jour serait associé aux étoiles fixes, le mois à la lune et l'année à la révolution du soleil. La théorie de Platon n'a pas pour but de définir la nature du temps mais il note que chaque mouvement céleste est lié à un temps. Si Aristote rejoint en partie l'approche platonicienne du mouvement temporel de l'univers, et ce en réaction à la théorie de Pythagore, il ne peut admettre que ces mouvements puissent être assimilés à la notion de périodicité (durée que met une planète pour faire une révolution). En effet, ce serait admettre le caractère unique de l'univers et l'universalité du temps alors que chaque corps céleste n'effectue pas sa révolution de manière (uni)temporelle, or il est essentiel à Aristote de souligner la multiplicité des temps.
Le temps décliné en temps aussi multiples que divers. C'est ici que nous allons quitter l'approche philosophique du temps. Ce détour par quelques penseurs antiques et médiévaux nous a fait prendre conscience du caractère aussi insaisissable que complexe du temps mais également de sa dimension institutionnelle en ce qu'il permet de fixer l'histoire humaine, de formuler la mémoire des hommes mais surtout de réguler leurs relations sociales, politiques, culturelles,... et d'en saisir une reconstruction temporelle.
Du temps linéaire au temps éprouvé
Ce que nous pouvons retenir de ces discussions philosophiques autour de la question du temps tient en ce que celui-ci recoupe deux dimensions. L'une volumétrique et quantitative, issue d'une recherche menée par les hommes pour lesquels il aura fallu des siècles et des siècles pour forger des instruments en permettant la mesure.
L'autre, abstraite, en ce que le temps renvoie à la manière dont chacun l'éprouve, « Les jours sont peut-être égaux pour une horloge mais pas pour un homme », nous dit Marcel Proust. Plotin nous parle du temps de l'âme en dégageant deux définitions, chronos , temps homogène où aucun sentiment, aucune émotion ne s'exprime et tempus, temps hétérogène, qualitatif et concret, éprouvé par chacun d'entre nous.
Si le temps est mesurable, il est également et surtout, temps psychique où prennent place les affects, les attentes, les regrets.
Dans une autre mesure l'idée que le temps ne saurait se limiter qu'au temps homogène de l'horloge mais serait incorporé comme signifiant social et donc collectivement admis est défendue par Maurice Halbwachs, pour qui, il y aurait non pas un temps mais des temps qui «[...] ont en effet une signification collective définie. Ce sont autant de points de repères dans une durée dont toutes les parties diffèrent, dans la pensée commune, et ne peuvent être substituées l'une à l'autre .». Si cette acceptation collective de la division temporelle se trouve contrariée par un changement de repère, exemple, repris également par Halbwachs, le changement d'heure, de l'hiver à l'été, alors les pratiques sociales vont se réadapter à la temporalité mécanique, « tant il est vrai que le temps social n'est pas indifférent aux divisions qu'on y introduit». Et même, précise Halbwachs, si le temps venait à se rapprocher du temps éprouvé, il ne saurait constituer la nature même du temps social, tant ces deux dimensions demeurent éloignées.
En effet, intéressons-nous à l'histoire, dont M. Halbwachs nous dit qu'elle « introduit des discontinuités abstraites.». La restitutions des événements du passé est linéaire au sens où il s'agit avant tout de diviser le temps en périodes et de regrouper des faits historiques qui ne peuvent que donner une explication très relative de ce qui a été éprouvé par les groupes sociaux de l'époque. La question du chronos nous renvoie ici à une organisation temporelle de l'histoire qui ne peut s'élaborer que dans un « après-coup ». D'où la distinction qu'il fait avec la mémoire collective.
Ce qu'il nous faut retenir de cette mémoire c'est le mouvement continu qui l'anime en ce qu'elle retient du passé, nous dit Halbwachs, que ce qui est encore vivant dans la mémoire des hommes et trouve du sens à la survie même de ce qui est transmis. Ce serait le tempus qui anime la société des hommes et la mémoire de leur propre histoire permettant dans un même mouvement une transmission «inter-génération».
En d'autres termes, ici, l'histoire ne s'écrit pas elle se fait. A travers les pratiques culturelles, les rituels, les sociétés humaines participent à leur socialisation en incorporant le temps à leur propre existence collective. Ici, l'histoire n'est pas le temps chronologique mais le temps éprouvé et institutionnel, le temps intégrateur.
A cet endroit se pose alors la question de ce en quoi le temps, en tant que institution, participe à la perpétuation du groupe?
Le temps, de sa dimension sociale institutionnelle et collective à sa dimension de l'instant
Dans Les formes élémentaires de la vie religieuse , paru en 1912, Durkheim s'attache à rappeler la dimension collective du temps. Il rappelle qu'un temps qui ne serait pas organisé selon des découpages périodiques admis collectivement, ne saurait être défini, ni du point de vue fonctionnel, ni du point de vue organique. Ce qui signifie donc que le temps ne peut se concevoir qu'à condition de pouvoir y dédceler des moments différents, admis par le plus grand nombre. Nous pouvons de manière individuelle ressentir le temps, l'éprouver mais la subjectivité ne saurait totaliser l'expérience singulière du temps, le temps en tant que concept et catégorie ne peut être que collectif dans son acceptation institutionnelle et universelle, à l'échelle d'une société donnée, « La durée concrète que je sens s'écouler en moi et avec moi ne saurait me donner l'idée d'un temps total» 2 . C'est donc ici une approche sociomorphique du temps en ce qu'il est admis, agi et défini comme l'émergence de caractéristiques communes de pratiques sociales temporelles, constitutives d'un collectif, organisées et façonnées, tel que le calendrier en objective la périodicité. De la même manière qu'il y a autant de temps que de groupes sociaux, tel que le rappelle Halbwachs, « autant il y a de groupes, autant il y a d'origines des temps différents. Il n'y en a aucun qui s'impose à tous les groupes » 3 , le temps excède les consciences individuelles, en ce qu'il structure les interactions sociales et permet l'émergence de repères communs pour une société donnée.
Convenons donc ici avec l'école « durkheimienne », que les premiers fondements pour l'émergence d'une sociologie du temps sont posés, et permettent une conceptualisation de la dimension temporelle. Cette conceptualisation étant également le socle fondateur d'observations sociologiques de pratiques culturelles, professionnelles, institutionnelles permettant de saisir le sens heuristique d'un collectif donné.
Au-delà, il faut en admettre la production collective. Le temps social ne s'imposant pas comme une entité, mais comme l'élaboration de pratiques sociales issues de la collectivité et de son rapport au passé.
Le temps en tant qu'organisateur de la mémoire collective, du collectif, producteur de pratiques culturelles, de rituels est admis par l'ensemble des sociologues qui se sont intéressés au temps et l'école « durkheimienne » en fût un des éléments prodromiques.
Cependant, qu'en est-il de cette dimension sociale du temps lorsque la société connait des métamorphoses structurelles et fonctionnelles ayant des répercussions sur les liens organiques du collectif? En effet, de la question du temps nous sommes passés à la question des temporalités, et de fait à la pluralité des sphères et mondes sociaux.
Nous nous attarderons ici, autour de la question du travail à titre d'illustration. En effet, cette question vient bouleverser les temporalités, dans une époque contemporaine de la flexibilité du temps de travail et de l'individuation.
A l'instar du temps, le travail constitue un levier d'intégration très influent pour les individus. Il se situe à l'endroit même des transformations sociales du rapport qu'une société peut entretenir avec lui, nous pouvons, ici, penser à la question du salariat, modèle dominant du rapport au travail 4 , depuis les années soixante et transformant le rapport entre les individus et le rapport des individus au temps. En effet le temps est un facteur de socialisation fondamental quant aux rapports que les individus vont entretenir avec leur outil de travail. Du côté patronal, le temps va constituer un indicateur permettant l'évaluation de chaque ouvrier quant à la réalisation de la tâche mais il va également encadrer l'emprise que l'entrepreneur possède sur ses subordonnés. En effet, s'agissant de la dimension collective (les ouvriers) le temps rythme les heures d'embauche, de débauche, de pauses, et de fait, produit du lien social et de la solidarité professionnelle, au sein de l'espace travail. Au-delà de la fonction « intégratrice » du temps telle que nous venons de l'évoquer ci-dessus, il s'agit aussi d'en évoquer la dimension synchronique. Nous entendons ici, la concordance des temps sociaux, tel que le propose Michel Lallement 5 . Le temps éminemment social, inscrit l'individu dans des relations institutionnelles. Ainsi circonscrit entre la temporalité du travail et le temps libéré par la contrainte salariale, l'individu inscrit son existence dans d'autres domaines de la vie sociale, tels que la famille, les rapports avec le milieu scolaire, les loisirs, les administrations... Il entretient, par l'organisation temporelle de son existence d'autres formes de relations solidaires que l'on peut, au sens de Durkheim, qualifier d'organiques et du côté du rythme que l'on peut qualifier d'eurythmique.
Cependant qu'en est-il de cette question de solidarité organique du temps, en ce que la mutation de la question du travail s'est muée davantage en question économique plutôt que sociale, sous l'influence d'une mondialisation économique et d'une idéologie libérale du travail, illustrée par la flexibilité?
« Vivre au jour la journée », nous dit Robert Castel 6 , voici donc une affirmation qui conjuguée au passé dans le propos du sociologue pour évoquer la situation des journaliers qui ne bénéficiaient pas de leur force de travail pour leur propre compte, avant l'avènement du salariat en tant que modèle dominant jusqu'à une époque qui nous est plus contemporaine et que nous situerons aux alentours des années 85/90, cette affirmation quasi péremptoire, convoque la situation de nombre de travailleurs, depuis une vingtaine d'années, soit celle d'une incertitude face l'avenir.
En effet, Le contexte économique exceptionnel des « trente glorieuses » est celui d'une forte croissance économique où le chômage n'atteignait pas 3% de la population active.
Contexte économique d'autant favorable qu'il a favorisé l'émergence d'une variable forte celle de la consommation.
Elle connaît son acmé des années 50 à 70 et concerne plus particulièrement les classes populaires et les ouvriers atteignant le même niveau de vie que les cadres supérieurs, voire deux fois supérieur à celui-ci. Cette dimension consumériste renvoie à la notion de propriété comme condition de liberté et de sécurité. Etre propriétaire et avoir la capacité à être consommateur a représenté pour la classe ouvrière des années
de pleine croissance, une mobilité sociale ascendante en terme de capital patrimonial, à défaut de connaître une mobilité sociale, référencée dans le cadre de la nomenclature des catégories socioprofessionnelles, ce que Jacques Rigaudiat signale sous l'expression « une mobilité sociale imaginaire » 7 , mais surtout, s'agissant du propos qui nous concerne ici, un possible futur... futur vécu au présent, « praesens futuris », L'époque présente était une prolongation de soi vers des lendemains, l'« extension de l'âme » pour reprendre le propos de Saint-Augustin. La consommation, possible par la situation et la rétribution salariale, rendait plausible une projection de la génération à venir, à laquelle on lèguerait à la fois des capitaux sociaux, culturels et patrimoniaux.
Or, qu'en est-il du temps éprouvé par une masse d'individus que la société salariale exclut au titre d'une économie libérale dédiée aux seules préoccupations de l'actionnariat?
Du temps « praesens futuris» au temps «praesens de praesentibus», des pratiques sociales anomiques
Le temps en tant que facteur de socialisation ne connait plus la dimension holiste de jadis, dans la société française, en ce qu'il emprunte aujourd'hui différentes temporalités, résultantes d'une nouvelle division sociale du travail. Depuis les années 80, l'introduction des contrats aidés, tels que les TUC 8 et SIVP 9 mais également le CES 10 et CEC 11 , divise la question du temps au travail et la question du temps de travail.
Le temps au travail est réduit et circonscrit dans sa durée en ce que ces contrats ne permettent pas d'accéder à la temporalité, c'est-à-dire pour l'individu une inscription dans les processus de socialisation propres à la société française. Car, en effet, si ces contrats aidés ont pour vocation d'accompagner au retour à l'emploi selon le législateur et si ils sont aujourd'hui banalisés dans le cadre du travail, il n'en demeure pas moins que le modèle dominant du contrat à durée indéterminée et du salariat impose encore des schèmes invitant à des dispositions sociales, « Le travail est devenu ainsi un outil de socialisation et d'intégration difficilement remplaçable. C'est ce travail là dont il est le plus souvent question aujourd'hui, celui-là même qui a acquis un statut de dignité sociale grâce à la puissance du salariat. » 12 . Comme nous l'avons évoqué plus haut en prenant appui sur l'article de Jacques Rigaudiat, la question de la consommation, inscrite dans une époque du plein emploi, convoquait des pratiques sociales (travail, loisirs, culture, vacances...) et disposait une grande partie de la population française à se constituer du patrimoine (propriétaire de sa maison notamment), aujourd'hui ce n'est plus le cas. Le travail en tant que pratique sociale incertaine liée à une circonscription temporelle, prive nombre d'individus de pratiques sociales « intégratives ». En effet, une présence à temps partiel (non choisi) au sein d'une entreprise peut effectivement être vécu comme excluante, « je pense en particulier à certain(e)s salarié(e)s à temps partiel […] ils passent leur journée en situation d'attente, pour ne pas dire de désespoir » 13 . Difficile pour une personne embauchée sous contrat aidé de s'inscrire dans des liens de solidarité,d'entrevoir de possibles échéances se profiler quant à une promotion professionnelle et sociale, ne pas avoir accès aux informations essentielles dans l'entreprise, ne pas participer à des décisions, accéder à des partages de tâches inaugurant de nouvelles compétences à acquérir... Difficile finalement de se projeter, même à court terme dans un devenir et un « à venir », Que sera demain, aux prises avec une telle « désaffiliation » (Castel, 1995), sociale et temporelle?
Ce temps incertain, lié à la situation de travail ou de non travail, enferme l'individu dans des « trajectoires à la Sisyphe » (Castel, 1995), éternel retour à la situation d'hier ( praesens de praeterito ), le présent du passé. En effet, l'expérience des contrats aidés montre que ceux-ci n'ouvrent qu'à de très rares exceptions, au CDI et que pour le travailleur, il s'agit de retrouver la situation sociale antérieure, un actif sans travail, qui devra faire valoir ses droits aux ASSEDIC et accéder aux droits liés au RSA, si l'emploi venait à toujours manquer!
Le « praesens de praesentibus » n'est-il pas le renvoi de soi à soi? Une forme d'anomie qui ne permet pas d'intégrer les normes dominantes de la société, parce que le travail lui-même ne serait plus ce puissant levier intégrateur et que l'individu se trouverait convoquer en lieu et en temps à sa seule condition sociale, celle de son exclusion des schémas d'intégration dominants, soit un individu sujet des politiques d'insertion et non plus des politiques d'intégration, et sujet du caractère erratique du temps.
Alors que nombre de personnes se trouvent ainsi privées d'une émancipation et pour rejoindre la proposition de Durkheim, d'une possible subjectivation parce que le travail est à la fois aliénation et émancipation, alors que ces mêmes personnes n'ont d'autre accès possible au travail qu'à la condition du temps partiel et se trouvent enfermées dans l'attente, d'autres se trouvent soumis à des rythmes où le temps se confond et se fond dans l'instantanéité.
Nous voyons apparaître ici dans notre propos, un autre concept inscrit dans la sémantique temporelle, les rythmes. Les rythmes en tant que fréquences, c'est-à-dire une succession d'instants plus ou moins similaires à intervalles réguliers que nous pouvons illustrer par les rythmes circadiens, les lunaisons... nous conviendrons ici, que les rythmes en tant que scansion du temps traversent la totalité du vivant.
Cependant, l'évolution technologique en pleine expansion depuis le XVIème siècle, avec l'imprimerie, les échanges marchands et son accélération depuis le XIXème siècle, avec l'industrialisation massive, l'automatisation et la mécanisation des tâches, Le XXème siècle ayant poursuivi le mouvement et l'ayant accéléré, la question des rythmes quant à l'activité humaine se pose en termes de temps éprouvé et de pratiques sociales individualisées.
De la polyrythmie à l'accélération sociale, le temps est-il une question d'anomie?
Si jadis, l'individu connaissait une temporalité rythmée, inscrit dans une historicité qui lui permettait de s'inscrire dans une possible ascension sociale, une socialisation scandée par les âges de la vie et ritualisée par des passages, notamment on pense ici aux jeunes hommes et leur entrée dans la vie active, souvent héritier de la position sociale des parents, il en est tout autrement depuis la seconde moitié du XXème siècle.
En effet, les progrès technologiques ont connu une telle fulgurance que les rapports sociaux en ont été changés, mais pas seulement, ce sont aussi les régimes politiques démocratiques qui s'en sont trouvés altérés et les projets de société non partagés. Tel Chronos qui dévora ses enfants, le temps nous a anéantis en tant que collectifs, et dans la même dynamique il a réduit l'espace. L'ère de l'internet en est une des illustrations la plus visible. En effet si la sociologie du temps a pu démontrer que son objet n'était pas la question d'un découpage méthodologique du temps mais davantage de saisir la perception du temps chez les individus et dans les sociétés, il s'agit aujourd'hui de réfléchir sur le lien social et son devenir dans une époque où tout doit aller vite et pour rejoindre les préoccupations de Hartmut Rosa, les accélérations des rythmes sociaux 14 . « L'expérience majeure de la modernité est celle de l'accélération », nous dit Hartmut Rosa, ce qui semble nous signifier que l'on ne saurait échapper à ce rythme effréné auquel nous sommes aujourd'hui contraints sous l'égide de l'éthique libérale.
Alors s’agit-il d’entendre sous la question de l’accélération temporelle le délitement des rapports sociaux que l’on apparenterait à la question de l’anomie 15 telle que Durkheim l’a définie ?
De la crainte de l’anomie analysée par Durkheim résultant de mutations sociales trop rapides, jusqu’à la formule de Marx et Engels selon laquelle le capitalisme aurait une tendance inhérente à « volatiliser » tout ce qui était solide et bien établi » on peut reconstruire tous les diagnostics de la modernité formulés par la sociologie classique comme des « diagnostics d’une accélération » .
En effet, l’anomie en tant que dérèglement social, de confusion, de dérégulation est, selon Durkheim à l’origine de la régression de la solidarité que l’on peut observer dans les sociétés modernes et industrialisées du XIXème siècle de par la division sociale des tâches et par l’absence de règles dans un groupe, produisant ainsi du désordre social et tel que le souligne également Harmut Rosa s'agissant de nos sociétés contemporaines aux prises avec la pression accélératrice des temps, « La (dé)différenciation postmoderne qui en résulte (l'accélération des rythmes)ne mènera pourtant vraisemblablement pas, en dépit de toutes les tentatives de relations temporaires à une réintégration […] il semble évident que la dissolution progressive des milieux sociaux stables, que certains qualifient d' « individualisation des conditions de vie », l'instabilité des appartenances sociales et la volatilité des préférences politiques accroissent constamment la difficulté à articuler et à organiser les intérêts collectifs [...] » 16 . On constate ici que la question des rythmes a des effets quant à la nature des liens sociaux et à leur caractère éphémère. En effet, si nous prenons pour exemple la question des décisions politiques dont la profusion de débats et la vitesse de leur communication, qu'en est-il alors aujourd'hui de la nature du débat démocratique? Se pose clairement ici le problème de la délibération qui exige que l'on prenne du temps avant d'arrêter une décision.
Or, la profusion médiatique que l'on connait aujourd'hui, participe à l'accélération des rythmes de communication et a pour conséquence de devoir prendre des décisions instantanées. De ce point de vue, il est clair qu'il semble difficile d'allier la dimension sociale à la dimension temporelle dans la visée d'un progrès « humain » tel que l'affirme N. Luhmann cité par H. Rosa, « d e mobiliser la dimension du temps pour soulager la dimension sociale » 17 .
Or, à l'exemple de ce que nous venons d'évoquer, nous pouvons également associer à ce phénomène, la question de l'insertion sociale. Je m'appuierai ici sur l'exemple de la gestion du RMI dans le département de la Somme suite à la troisième réforme de cette politique sociale. La loi n°2003 1199 du 18 décembre 2003 a eu pour conséquence, sur le département de la Somme de réduire le temps d'accompagnement des allocataires et de diminuer davantage le temps de retour vers l'emploi. En clair, les associations, oeuvrant dans le cadre de l'insertion, se sont vu imposer un délai de dix-huit mois pour que tout ce qui pouvait constituer un frein au retour à l'emploi soit levé (addictions, difficultés familiales, problèmes de santé, difficultés à pouvoir se déplacer,...).
Nous voyons ici une juxtaposition des temps, voire même un paradoxe temporel ou pour le dire autrement une véritable désynchronisation. Ceci a pour effet de laisser place à de réelles dérives en ce que le dépositaire de la commande sociale se trouve tirailler entre deux dimensions temporelles, celle de l'urgence politique à apporter une réponse aux phénomènes sociaux et celui du temps propre à chaque catégories sociales, ce que Didier Martin résume en ces termes, « Dans le face à face avec l'autre peut toujours surgir de l'urgence, à ceci près que l'urgence de l'autre ne correspond pas forcément à l'urgence institutionnelle, sociale ou politique. » 18
Pour ce faire, se pose ici le problème de la rentabilité du temps et le gain en terme de capitaux ici, symboliques en ce qu'ils sont au service d'une cause plus politicienne que politique. Nous pouvons dès lors faire le constat que la question de l'intérêt politique disparaît au profit d'individus qui font de la politique une question plus individualiste que collective. C'est donc aujourd'hui, une nouvelle comptabilité du temps à laquelle nos sociétés ont à répondre afin de satisfaire autant le bien-être social que la rentabilité industrielle, financière et économique.Il s'agirait alors selon les propos de W. Grossin de raisonner en terme d'équation temporelle, Les variables de cette équation pourraient se présenter de sorte qu'elles « s e rapportent à des dispositions, à des aptitudes de la personne. Elles apparaissent dans des attitudes, des comportements, des états, des sentiments 19 ». Il s'agirait alors de permettre l'objectivation du ressenti temporel, en faisant appel à plusieurs critères, le sens de l'orientation (la capacité à se repérer dans le temps), l'horizon (la capacité à se rattacher au passé, au présent et au futur en terme de projection), la disponibilité (ouverture du temps de l'un vers l'autre, lien social), la gestion (capacité à structurer le temps) et la création (repli sur un univers propre à chacun).
Sans doute serait-il essentiel, en rejoignant les propos de W. Grossin, de s'interroger sur la fonction du temps en tant que projet politique, au sein de sociétés telles que les sociétés occidentales, qui promettent sous le joug de la technologie et des progrès scientifiques, des citoyens centenaires mais dont le temps leur aura été compté et décompté au profit d'un individualisme sans borne inscrit dans une dynamique de rentabilité avec l'exigence de résultats chiffrés. Une société qui ne fait plus société...
Prenons le temps de conclure pour ouvrir le propos sur d'autres temps
Le temps, difficile question comme nous l'avons affirmé au début de notre propos. Au-delà d'un difficile dilemme philosophique, nous avons pu entrevoir que le temps du point de vue de la sociologie ne saurait accepter une approche simpliste non plus. Le temps en tant qu'institution avec ses horloges, ses saisons, en tant qu'espace de socialisation, de rites sociaux a perdu de son sens avec la modernité. La nécessité de le repenser s'est avéré essentiel pour saisir les mouvements sociaux, politiques, économiques. Si la pensée de nombre de sociologues a pu le conceptualiser, il demeure néanmoins que la question se trouve (ré)activée lorsque la société connait des temps de crise économiques et sociales. Ce qui produit quelques dissonances temporelles entre ce que collectif produit et ce que l'individu ressent du temps. Entre une société qui produit des rythmes de rénovation technologique de plus en plus rapides mais également des dynamiques politiques où la décision est prise dans l'instantanéité ne laissant pas le temps au débat et des classes sociales qui vivent des situations de « désaffiliation » qui les inscrivent dans des processus d'arythmie, la question du temps demeure problématique en ce qu'elle bipolarise le collectif.
Dans une société où l'avènement de l'individu se substitue à l'intérêt général, il est remarquable que l'on ne porte pas plus d'attention aux dispositions sociales, économiques des individus s'agissant de leur appropriation du temps, comment est-il ressenti? Comment est-il occupé? Qu'est-ce que le temps vient objectiver de leurs relations sociales et de leurs relations à la société?
Si effectivement la sociologie du temps est venue éclairer les rapports sociaux, les transformations sociétales et l'évolution historique des sociétés, qu'en est-il aujourd'hui au temps de l'accélération des rythmes de la question de l'individu au cœur du projet politique de ces mêmes sociétés?
Laurence Lutton, cadre pédagogique et éducatrice spécialisée
1 Joseph Moreau, Le temps selon Aristote , revue philosophique de Louvain, volume 46, n°9, 1948, pp.54-87
2 Emile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse , éd. PUF, 1912, p. 731-732
3 Maurice Halwachs, La mémoire collective et le temps , Les cahiers internationaux de sociologie, vol. 101, 1996, p.49
4 Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, une chronique du salariat , éd. Fayard, Paris, 1995
5 Temps, travail, sujet: enjeux et perspectives des transformations contemporaines , contribution à la journée d'études « Tiempos, actividades, sujetos, un mirada desde la perspectiva de género », février 2005
6 Robert Castel, Op. Cit.
7 Jacques Rigaudiat, A propos d'un fait social majeur, la montée des précarités et des insécurités , Revue Droit Social,3 mars 2005, internet, site de MichelHusson, HUSSONET
8 Travaux d'utilité publique, créés en 1984 par le gouvernement Fabius
9 Stage d'insertion à la vie professionnelle, mis en place par le gouvernement Mauroy en 1983, contrat précaire d'une durée limitée à 6 mois.
10 Contrat emploi solidarité, créé en 1990 n'excédant pas 20h par semaine et renouvelable une fois après 6 mois.
11 Contrat emploi consolidé, créé en 1992 n'excédant pas 30h par semaine et succédant au CES et renouvelable deux fois après 6 mois
12 Michel Lallement, Op. Cit.
13 Michel Lallement, Op. Cit.
14 Hartmut Rosa, Accélération, une critique sociale du temps , éd. La découverte, 2010, p. 364
15 Emile Durkheim, De la division du travail social , 1883, Ed. PUF, 11 e édition, 1986
16 Hartmunt Rosa, Accélération, une critique sociale du temps, éd. La Découverte, Paris, 2010, p.324
17 Hartmut Rosa, Op. Cit. p. 325
18 Débat sur l'urgence dans le travail social , in Droits sociaux, Mai 2005
19 William Grossin, Pour une science des temps. Introduction à l'écologie temporelle , éd. Octarès, Paris, 1996, p. 145
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mardi 26 juin 2012