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Du bon usage des parents.

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Joseph Rouzel

mardi 26 août 2008

A une mère de famille qui lui demande que faire pour bien élever ses enfants, Freud répond : faites ce que vous voulez, ça sera toujours insuffisant. En cela il ne fait que développer sur l’éducation des enfants, les conséquences logiques de ce que dans la préface à l’ouvrage d’August Aïchhorn, Jeunes en souffrance 1 , il désigne comme une tache impossible. Il ajoute dans la série des actions impossibles soigner et gouverner. Lorsqu’en 1937 dans un grand article clinique Analyse finie et analyse infinie , il revient sur ce concept-phare d’impossible, c’est pour en préciser la portée : éduquer est impossible parce que quoi qu’on fasse on peut être sûr d’obtenir un succès insuffisant. Autrement dit éduquer est source d’insatisfaction : ça ne marche jamais comme on le voudrait. Parce qu’il s’agit d’une action où la question de la relation est centrale, entre parents et enfants par exemple, toute tentative d’application d’un quelconque programme d’éducation est mise en échec. Chez l’être humain il y a quelque chose qui n’est pas conforme, qui ne marche pas au pas, qui résiste à l’emprise, et ce dès le plus jeune âge. Ce quelque chose appelons le : le sujet et repérons le comme production singulière et unique de la parole. Un sujet ça l’ouvre ! C’est bien ce qui dérange tous les beaux projets d’éducation. La parentalité consiste sans doute à apprendre à faire avec cet impossible à modeler l’autre à notre image. Etre de parole, le sujet est et demeure une énigme vivante.

J’en étais là de mes réflexions préambulatoires sur la question de la parentalité, lorsque l’ordinateur m’avertit par un sous-lignage en rouge du plus bel effet que le terme de « parentalité » est sujet à caution. Je vérifie dans le dictionnaire intégré et en effet, la machine me propose une correction qui lui semble s ’imposer : « parent alité » et fait interprétation. Ainsi en serait-il aujourd’hui des parents : malades et au lit. Certes pour devenir parents il y fallut bien le temps d’une scène primitive où le désir les joignit, au lit ; mais ici s’ouvre une perspective de parents qui n’auraient plus les capacités de produire, debout, la tache qui leur est dévolue : à savoir fabriquer un être humain. Parents alités, malades, fourbus, ne sachant plus y faire avec leur progéniture, parents usagés jusqu’à la corde en passe de se faire usagers de l’action sociale. Comment en est-on arrivé là ? Le discours cassant de la science n’a cessé depuis plus d’un siècle de prôner des modèles d’éducation plus idéalistes les uns que les autres : c’est à qui fondera scientifiquement les bases rationnelles de l’éducation parfaite de l’enfant merveilleux. On peut ainsi voir fleurir depuis des décennies à l’étal des libraires des « Elevez votre enfant en dix leçons » ou « Les bases scientifiques de l’éducation » et autres sornettes. Devant l’impossible enchâssé dans tout acte d’éducation, comme le souligne Freud, il y a des parents qui tentent de s’en délester en enfourchant ce discours du maître : eux, les savants, pédagogues, philosophes, psychologues, ils ont étudié la question, ils savent que faire. L’œuvre de Françoise Dolto - mais sa responsabilité y fut engagée - a souvent été interprétée dans ce sens d’un savoir élaboré par un savant psychanalyste au fait du bien éduquer et dont il s’agirait d’appliquer à la lettre les principes et préceptes. C’est ce que j’ai pu dénoncer en son temps comme « Doltoïte aïgue ». Et les services sociaux (un lapsus d’ordinateur, me fait taper « les sévices » !), forts de nombreux décrets de loi sur l’incurie de certains parents et les dangers qu’encourent les enfants, comme par hasard dans les familles les plus en difficulté sur le plan économique, prennent le relais de cette pente orthopédique. L’éducation serait un affaire trop sérieuse pour la laisser dans les mains de parents jugés incompétents. La boucle est bouclée : nous avons ainsi promu toute une génération de parents non seulement que l’on stigmatise dans leur difficulté à élever leurs enfants (qui n’en a pas ?), mais de plus qui, aliénés dans cette toute puissance de l’Autre du social, le croient et baissent les bras. Là où l’on pourrait attendre des travailleurs sociaux un soutien actif et bienveillant dans l’action parentale, «…en cette fin de siècle, nous dit Philippe Lacadée, la voie scientifique s’oriente au contraire vers une pédagogisation du comportement, vers une psychologie cognitive du développement, où se met en place une morale ou un idéal universalisant, indiquant comment apprendre à être un enfant, à vivre dans sa famille, mais aussi à être parent; comment effacer sa propre division en la masquant par des identifications «prêt-à-porter» valant pour tous. » 2 C’est ce prêt-à-porter idéologique qui produit la catégorie des parents-usagers, autrement dit des mauvais parents qu’il s’agit de mettre au pas. Effet de ségrégation s’il en est.

C’est ainsi que toute une génération s’est délestée d’une responsabilité éthique qui exige en matière d’éducation de faire… ce qu’on peut. C’est ce que j’ai appris tout au long de mon analyse. Un jour où je me plaignais – finalement comme tout un chacun – de n’avoir pas eu des parents à la hauteur de mes exigences, l’interprétation de l’analyste est venue trancher dans mes prétentions imaginaires : les parents, ils font ce qu’ils peuvent ! Parole libératrice s’il en est. Cela m’a permis d’occuper une place de père à partir d’une place de fils enfin retrouvée. C’est proprement ce qu’on appelle la filiation.

Mais qu’est ce que des parents ? Qu’est-ce que la psychanalyse nous en dit, sans tomber dans le promotion de modèles universels?

Pète et mère : des fonctions symboliques.

Même les parents ont commencé petits. Ils ont d’abord été des filles et des fils, puis des femmes et des hommes, et enfin pour certains des mères et des pères. Voilà trois positions très différentes. C’est à partir d’une place de fille ou de fils, qu’ils ont été confrontés à des modèles de femme et d’homme, mais aussi de père et de mère, à partir de ce que Freud nomme des imagos parentaux. Cette confrontation leur a permis de se déterminer. Il faut bien voir qu’il y plusieurs passages à franchir avant de devenir père ou mère. De fille à femme et de femme à mère ; de fils à homme et d’homme à père. Ces passages qui mènent à être parent, cette traversée vers les fonctions maternelles et paternelles, sont opérées par des sujets tels qu’ils se sont constitués. Si mère et père sont de pures fonctions symboliques, il faut bien des êtres de chair et de sang pour les faire fonctionner. Ça ne marche pas tout seul. C’est à partir des ces passages structurants d’un sujet de la filiation à la sexuation et à la génération que l’histoire continue, que l’engendrement d’êtres nouveaux se poursuit.

Voici un petit tableau pour schématiser ces passages :

Filiation

Sexuation

Génération (Parentalité)

Fille/fils

Femme/homme

Mère/père

Ce qu’on à fait de nous

Ce que nous faisons de ce qu’on a fait de nous

Ce que nous faisons à d’autres de ce qu’on a fait de nous

C’est donc à partir des passages successifs –et parfois le vécu en fait une mauvais passe- que s’élabore la place du sujet dans la fonction parentale. Si la mère est le socle vivant biologique de l’enfant, c’est aussi dans un renoncement à l’ordre biologique et dans l’avènement d’un autre ordre, qu’on peut dire symbolique, liée à la loi du langage, qu’elle ouvre une voie d’humanité à son enfant. Pour ce faire elle ne peut s’en débrouiller seule. Il lui faut prendre appui sur un ailleurs, c’est de cet ailleurs que le père se fait gardien et le représentant de ce que Lacan nomme Nom-du-Père. « N’appelez personne votre père, car vous n’en avez qu’un seul : le Père céleste » (Mat. 23,9) disait déjà l’Evangile. Cet ailleurs du désir l’inscrit comme femme dans un rapport dialectisé à l’Autre, où puissance maternelle et pouvoir paternel trouvent leur point d’équilibre dans la tension des opposés. A travers les soins où elle modèle son corps en l’appareillant au langage, la mère introduit l’enfant au désir en l’initiant à en rabattre sur sa jouissance pour l’inscrire dans l’ordre des échanges langagiers inter-humains. La loi de ces échanges est représentée par le père. Voilà résumé très schématiquement ce que la psychanalyse nous enseigne concernant les fonctions parentales. 3 Evidemment ces deux fonctions symboliques qui entrent dans un rapport dialectique pour assurer la fabrication d’un sujet sont sous-tendues par les représentations sociales actuelles qui les habillent.

Etre parents finalement à quoi ça sert ?

A fonder une famille, comme on dit. Malgré les recompositions actuelles de la structure familiale, elle demeure une structure commune à l’espèce humaine. C’est le lieu d’advenue des êtres parlants. Si l’on prend appui sur les travaux d’une anthropologue comme Françoise Héritier, on constate que la famille remplit des fonctions. C’est une unité économique de production et de consommation ; le lieu privilégié de l’exercice de la sexualité entre partenaires ; le lieu de la reproduction biologique ; et surtout le lieu de la transmission symbolique et de l’inscription des enfants dans le langage et la communauté humaine. Donc le lieu où les enfants grandissent et commencent à se socialiser. On peut dire enfin que la famille (pourquoi parle-t-on de cellule ?) est le lieu de répartition des places entre les sexes, où se transmettent les modèles d’identification et les repérages de la sexuation. La famille obéit aussi à des lois : elle est structurée par l’existence d’un statut matrimonial légal, reconnu par l’ensemble de la communauté qui régule l’exercice de la sexualité entre les membres de la famille ; au-delà il existe dans toute société une prohibition de l’inceste : les partenaires autorisé ne sont jamais consanguins.

J’aborderai un dernier point à propos de la famille en ce qui concerne les représentations de l’enfant. Lacan signalait dès 1936, dans Les complexes familiaux, le déclin du père, ce qui n’implique pas le déclin de la fonction. Autrement dit c’est plus les fonctionnaires et les représentations sociales associées au père que la fonction comme transmission du symbolique qui sont touchés, d’où l’énoncé de Lacan : « le père on peut s’en passer, à condition de s’en servir. » Il semble que le déclin du père ait entraîné des conséquences sociales sur deux plans : une survalorisation de la place des mères qui souvent les laisse seules en prise avec leur enfant ; une représentation très idéalisée de l’enfant. Notre siècle est vraiment devenu celui de l’enfant-roi. Cette mise en scène de l’enfant par notre culture, fait écho à ce que Freud repère comme l’essence du narcissisme. Freud nous avait averti de ce que la source de l’amour des parents pour les enfants c’était « leur narcissisme qui vient de renaître ». Autrement dit Freud nous dit de nous méfier des images que nous nous faisons de nos enfants et qui nous poussent à les voir comme des « semblables », des clones de nous-mêmes. Il nous servent à présenter une bonne image de nous-mêmes : il sont nos porte-enseignes ! Dans Pour introduire le narcissisme , il parle de « His majesty the baby comme on l’imaginait jadis. Il accomplira les rêves de désir que les parents n’ont pas mis à exécution : il sera un grand homme, un héros à la place de son père, elle épousera un prince, dédommagement tardif pour la mère. Le point le plus épineux du système narcissique, cette immortalité du moi que la réalité bat en brèche, a retrouvé un lieu sûr en se réfugiant dans l’enfant. ».

Dans un beau petit livre, le psychanalyste Serge Leclaire nous indique une issue face à cet enfermement narcissique. « L’enfant merveilleux est une représentation inconsciente primordiale où se nouent, plus dense que tout autre, les vœux, les nostalgies, les espoirs de chacun. Dans la transparente réalité de l’enfant, elle donne à voir, presque sans voile, le réel de tous nos désirs. Elle nous fascine et nous ne pouvons nous en détourner ni la saisir. » Cette projection narcissique sur l’enfant qui naît Leclaire la repère comme force de mort : elle fige l’enfant comme objet de la jouissance parentale. Elle exige pour rompre le charme qui enferme l’enfant, un acte sur soi-même qui consiste « à tuer l’enfant merveilleux (ou terrifiant) qui de génération en génération, témoigne des rêves et désirs des parents ; il n’est de vie qu’au prix du meurtre de l’image première, étrange, dans laquelle s’inscrit la naissance de chacun. » Et il précise : « Meurtre irréalisable, mais nécessaire, car il n’est point de vie possible, vie de désir, de création, si on cesse de tuer « l’enfant merveilleux » toujours renaissant ». ( On tue un enfant )

Les parents sont les premiers agents de ce meurtre permanent que la psychanalyse nous apprend à désigner comme castration. Les chamboulements sociologiques de la famille et des images parentales ne changent donc pas fondamentalement l’affaire : il faudra toujours une mère et un père pour fabriquer un être humain. L’un propulsant la charge de la pulsion, l’autre faisant barrage à cette pulsion pour la faire advenir comme désir, c’est à dire comme impossible réalisation. La transmission de l’impossible, l’appareillage du vivant du petit d’homme à la culture, son inscription dans des places symboliques reste et restera un tache éternelle. Que les enfants soient produits par le corps des femmes ou dans des éprouvettes, n’oblitère en rien la structure qui préside à l’avènement d’un sujet. L’être humain , même enfant, ne saurait être enfermé dans une image : il est sujet de la parole et à ce titre demeure une énigme vivante. C’est dans ce contexte de grand chamboulement des représentations sociales qui soutiennent les fonctions parentales que l’idée de « parents-usagers » de l’action sociale fait son apparition, sur un mode, nous allons le voir, assez problématique, puisqu’il est d’abord alimenté par une certaine disqualification de la fonction.

Du coté des travailleurs sociaux, qu’en est-il ?

Pour illustrer la difficulté des relations entre travailleurs sociaux et parents dits « usagers » de l’aide sociale, je vais prendre l’exemple des affaires de maltraitances d’origine parentale, où bien souvent la fonction parentale est mise à mal. La difficulté c’est qu’on a à faire dans ces histoires malheureuses à des sujets qui se sont structurés autour de cette maltraitance fondamentale qu’ils vont rejouer dans toute relation. Et très souvent les travailleurs sociaux qui ont à venir en aide à des personnes maltraitées, enfants, adolescents ou adultes, se laissent prendre dans ces effets de répétition. Leur propre jouissance entre en jeu. Ils projettent un peu trop rapidement leur propre angoisse de la violence en s’en débarrassant sur les protagonistes de l’histoire. Le plus souvent ils s’identifient à l’enfant maltraité et veulent le faire payer au parent maltraitant, comme si c’étaient eux-mêmes qui avaient été atteints dans leur chair. Le maltraité est la victime ; le maltraitant est le bourreau. Les choses semblent claires et pourtant, indirectement, cela ne fait que redoubler la maltraitance. Faire peser sur un sujet la chape de plomb de la victime ou du bourreau, l’enfermer dans cette représentation aliénante, c’est en faire un objet, le faire disparaître comme sujet , et gommer la place qu’il occupe comme parent où enfant dans l’ordre de la génération. Au bout du compte c’est lui confisquer sa responsabilité. Cela produit une ségrégation où le sujet sur le plan social n’apparaît qu’accolé à son qualificatif (victime, bourreau). Et sur le plan psychique le ravage est patent : le sujet, comme être de parole, est passé à la trappe : un meurtre d’âme, comme disait Schréber. Là où il s’agit d’accueillir chacun avec un minimum de respect et d’invitation à une parole pour rassurer chacun, enfant et parent dans la place qu’il occupe, on cherche le coupable et on plaint la victime, entérinant d’une certaine façon ce mode de relation. A partir de là très souvent les travailleurs sociaux se lancent dans la chasse à la culpabilité et à son traitement. Le parent désigné comme coupable doit se plier ou se démettre. S’il accepte de collaborer, de faire tout ce qu’on lui dit : se rendre chez le juge quand il faut, accepter sans rechigner les placements, se contenter du droit de visite qu’on lui, impose, subir un thérapie dont bien souvent il ne comprend pas le sens, améliorer son logement, se mettre au régime, cesser de boire ou de se droguer… - j’en passe et des meilleures - alors c’est un parent qui est sur la bonne voie. S’il se soumet , c’est un bon parent. S’il se récrie, veut donner son avis, conteste les mesures, réclame son enfant, et fait valoir ses droits, il est mauvais : soit on le rejette, soit il faut le dresser. En fait pour travailler un peu plus sereinement et efficacement dans ces espaces de médiation entre maltraitants et maltraités, il faut aux travailleurs sociaux faire la part des choses. Ils n’ont pas à juger du degré de culpabilité du maltraitant, ni du degré du mal fait au maltraité. Cela relève d’un autre espace, celui de la justice. Malheureusement on assiste trop souvent là aussi à des confusions entre l’exercice de la justice et le travail social. Certains juges en viennent à n’entendre que les injonctions à la protection des enfants, surtout quand les parents se montrent récalcitrants à leur projets, sans faire un minimum confiance à ce que parents et enfants maltraités pourraient en dire. Les travailleurs sociaux agissent alors comme experts en norme familiale. Cette collusion entre justice et travail social, notamment dans les services de l’ASE est néfaste. Elle déloge le juge de sa fonction : s’il est perçu comme aux ordres des travailleurs sociaux, comment ceux qui se présentent devant lui peuvent-ils entendre la justice, si ce n’est comme le bras armé des bonnes mœurs ? D’autre part une fois de plus elle dépossède les différents protagonistes d’une parole qui leur appartient. Le juge a à tenir sa position comme représentant de la loi. Dans cet exercice délicat il tire sa légitimité de la loi, rien que la loi, mais toute la loi à laquelle il s’adosse. Pour l’exercer il prend appui sur les paroles que peuvent lui apporter les différents témoins d’une affaire. La justice est aussi et avant tout une affaire de paroles échangées. Parmi ces parleurs dans les affaires de maltraitance doivent être entendus au même titre et sur un pied d’égalité, les maltraités, comme les maltraitants, et ceux dont la fonction sociale est de s’interposer, les médiateurs que sont les travailleurs sociaux, pas plus pas moins. Ensuite au juge de juger, comme on dit, au nom de la loi, et en son âme et conscience.

Que faire face aux parents-usagers ?

De cet exemple on peut tirer quelques leçons quant à l’accompagnement et au soutien des parents que l’on pourrait étendre à l’ensemble des pratiques sociales. Deux espaces s’ouvrent à l’exercice des travailleurs sociaux face à la maltraitance. Première ouverture : d’abord il s’agit de faire un peu le ménage dans leurs propres affects et représentations. Chacun sait comment c’est difficile. Quelle assistante sociale, quel éducateur, face à la souffrance d’un enfant maltraité n’a pas dit : si on faisait ça à ma fille ou à mon fils, je tuerai le salaud qui l’a fait ? Les rencontres autour de la maltraitance, comme toute relation engagée dans une intervention sociale, opèrent sous transfert. Il y a donc à travailler dans des espaces de parole ce qui travaille au corps les praticiens sociaux dans ces rencontres difficiles. Ce premier point est indispensable. Le travail social est un métier à risque où, si l’on se laisse embarquer par ce que l’autre produit en nous, nous n’avons plus l’espace pour assumer notre fonction. Je fais ici appel à ces entreprise de salubrité publique que sont les lieux institutionnels de supervision ou de régulation d’équipe. Deuxième ouverture : plutôt que de basculer dans des agissements douteux, pitié souvent dégoulinante vis à vis du maltraité, jugement et rejet à l’égard du parent maltraitant, comme s’ils n’étaient plus situés l’un comme l’autre que dans ce passage à l’acte, comment restaurer des espaces de dialogues entre ceux qui se sont unis dans ce qu’on pourrait nommer un « amour vache », ou « je t’aime » se conjugue sur le mode de « je te haime ». Seule la parole vient faire obstacle à la jouissance et modifier les modes de jouissance d’un sujet. A la lumière de la pratique et de la théorie analytiques il faut entendre la jouissance comme ce fond increvable de l’être humain qui se manifeste comme un creux, comme un manque : c’est proprement ce qui manque en permanence à l’être humain pour jouir de son corps. La jouissance est non seulement interdite par l’interdit de l’inceste, faisant porter à la mère tout le poids de l’objet du désir, mais elle est impossible. Du fait d’être inscrit à l’enseigne du langage, le « parlêtre » comme le nomme Lacan, est condamné à l’exil de l’objet du désir, et à se contenter des objets désirés dans la parole. C’est pourquoi la parole, si l’on écoute un peu ce que nous dit l’origine de ce mot, issu du para-bolos grec : ce qui est lancé à coté, témoigne d’un ratage permanent. Parler, c’est rater l’objet et se donner à entendre à autrui comme manquant. La parole produisant le manque en permanence produit dans le même temps le désir et son insatisfaction. Plus on parle et plus on manque. Ce déplacement de la jouissance, ce plaisir qui reste dans l’acte de parler, ce reste de jouissance, Lacan le nomme jouissance phallique, autrement dit soumise aux lois du langage dont l’opérateur est le phallus. Là où l’homme veut jouir des sens , il lui reste à jouir du sens, voire du non-sens. Des mots à la place des choses tel est le deal que propose l’entrée dans la culture. C’est pourquoi la parole se présente comme seule mode de traitement de la jouissance pour un sujet. On ne fait pas assez attention à ce que la parole emporte d’intimité du sujet, à ce qu’elle donne à entendre de ce qu’il a de plus profond, non seulement dans l’énoncé de ce qu’il dit, mais aussi dans l’énonciation, l ’intonation, la vocalité, le grain de la voix : le corps parle … J’insiste ici sur la parole, parole pleine disait Lacan un moment, pour la distinguer de la parlotte, des blabla, des bavasseries qui sont autant de façons de parler pour ne rien dire. Il ne suffit pas d’ouvrir la bouche pour parler, il faut courir un certain risque de dévoilement, y compris pour soi-même. Parler, c’est s’exposer, dans toute l’équivoque du terme.

Le travail dévolu aux travailleurs sociaux participe de la médiation. Malheureusement ces espaces de confrontation ouverts, accueillants, où parents et enfants, parfois des années plus tard, pourraient reprendre ce qui s’est passé pour chacun, et retrouver leur place, en présence bienveillante d’un travailleur social, n’existent pratiquement pas. Pourtant la pratique analytique est très précise sur ce point. Ce qui ressort de 100 ans de travail clinique avec la souffrance des hommes, c’est que ce qui n’est pas apprivoisé dans le symbolique, c’est à dire dans la parole, passe dans le réel et fait traumatisme. « Les actes qui se répètent de génération en génération, nous dit Caroline Eliacheff, dans son livre Vies Privées. De l’enfant roi à l’enfant victime, c’est le cas pour la maltraitance, sont essentiellement ceux qui n’ont pas été reconnus en paroles au moment où il se sont produits ».

Dans les représentations sociales, on a trop souvent basculé face à la maltraitance entre deux extrêmes. Soit le déni systématique : comment un parent pourrait-il faire subir cela à son enfant ? On s’imagine toujours avec les ritournelles de l’amour maternel et paternel que les parents ne peuvent être que naturellement bons. Or les parents, font comme ils peuvent, ils font avec ce qu’on a fait d’eux, ce qui n’évacue pas leur responsabilité mais la situe au plus juste. Soit pour une autre extrême, le soupçon généralisé : tous les parents sont maltraitants, et s’ils ne sont pas encore passé à l’acte, ça ne saurait tarder. Alors dans cet ère (et cet air !) du soupçon se développe une véritable police des familles. Il s’agit de les avoir à l’œil en permanence tous ces maltraitants réels ou en puissance : il faut sans doute voir ici l’origine de cette dénomination de « parents-usagers ». Les études épidémiologiques , statistiques, étayées sur une sociologie de bazar se multiplient. On détermine des populations à risque, comme par hasard, les plus pauvres et les plus démunis de nos contemporains; on cible des quartiers ; on stigmatise des comportements ; dés la petit école, on repère, on classe, on produit de la ségrégation etc… On voit ainsi se multiplier une recherche sur le corps des enfants des signes de la maltraitance, voire d’une mauvaise éducation. Je ne dis pas qu’il ne faut pas le faire, mais que la façon dont ça se développe m’apparaît problématique. Cela se fait trop souvent dans le dos des enfants et des parents. Le travailleur social se transforme en traqueur de fautes au service d’un contrôle social qui s’avance sous le masque bienveillant de la prévention, mais dont les effets produits signent de fait une négation des sujets comme responsables de leurs actes Ce qu’on veut trouver sur le corps de l’enfant, c’est le signe de la maltraitance ; mais qu’il soit un sujet de parole cela le plus souvent est laissé de coté. Idem pour le parent maltraitant. A force de chercher des sorcières, les inquisiteurs finissent toujours par en trouver et on sait autour de quels sinistres bûchers ça finit. De plus ce qu’on ne voit pas c’est qu’à mettre en avant ainsi, de façon spectaculaire, - quel journal n’a pas publié les signes prétendument repérables de la maltraitance ? - on en arrive à inciter à la maltraitance. En effet l’interdit à ceci de particulier chez les humains, qu’il désigne en même temps l’objet interdit comme objet de la jouissance. Il suffit de lire les dix commandements. Ne sont interdits finalement que les actes qu’on aurait le plus envie de commettre. Autrement dit dans les campagnes préventives, sans le vouloir, on magnifie ce mode de jouissance. Alors que ce sont des questions qu’il faudrait pourvoir traiter sans bruit, à l’ombre protégée d’ un bureau ou d’un cabinet, sans en rajouter. Bref soit on refuse de voir la maltraitance quand elle a lieu ; soit on la voit partout. Entre ces deux extrêmes il y a peut-être un passage, certes étroit, mais plus vivable sur le plan social. D’abord la loi est assez bien faite. Elle détermine les modes de dépistage et de signalement, sans en rajouter, elle régule les modes de placement, d’interdiction ou de limitation des visites, et incite aux médiations. C’est une voie du milieu – la voie qu’offre la psychanalyse, d’ailleurs : à propos des méthodes éducatives Freud disait qu’entre le Charybde du laisser-aller et le Scylla de la répression, il faut trouver une voie médiane. Ici entre le Charybde du déni de la maltraitance et le Scylla de la traquer partout, il y a une voie médiane. C’est la voie de la médiation. Elle en appelle, en amont des actes de maltraitance, au seul traitement qui puisse faire prévention. Si, comme je l’ai dit, seule la parole constitue un mode de traitement de la jouissance, il faut alors se demander concrètement quels sont les lieux où on se parle, quels sont dans nos sociétés post-modernes les lieux de bientraitance? Pas uniquement où on se parle de maltraitance. Mais quels sont les lieux où parents et enfants se parlent, dans la famille, l’école etc… Quel sont les lieux de parole aujourd’hui ? On a un peu oublié que dans un temps pas si ancien, ce qui faisait un minimum prévention dans un village, c’est qu‘on parlait de ce qui se passait, même si tout évidemment n’était pas parlé, qu’il demeurait de zones obscures et qu’on ne pouvait pas prévenir tout passage à l’acte. Le regard de la communauté, les prises dans des réseaux de socialité , bistrot, église, lieux de travail, veillées, fêtes et actes rituels , fonctionnaient comme autant de barrage à la jouissance. Qu’en est-il aujourd’hui, dans cette civilisation post-moderne qui est la notre, des lieux de parole où l’on peut apprivoiser l’autre dans son altérité et soi–même, qu’en est-il des lieux de socialisation de la jouissance de chacun ? Où est-ce qu’on se parle, de tout de rien, des joies et des peines de chaque jour, des espoirs et des désespérances, du plaisir et du malheur ? Où est-ce qu’on peut faire advenir comme désir vivant de communiquer ce qui se présente d’abord comme violence de jouir ? Toute notre société est excitée par un pousse-à-jouir permanent. Les seules valeurs dominantes, c’est le fric et la consommation. Les biens produits par le marché, mais aussi les être humains ont été transformés peu à peu en produits consommables. Le monde et les hommes sont devenus des marchandises. C’est bien ce que dénoncent José Bové et ses amis de la Confédération Paysanne en appelant à une prise de conscience pour que ça s’arrête, en criant haut et fort, y compris par des moyens que la justice réprouve, que le monde n’est pas une marchandise. Tout s’achète et tout se vend. Que ce soit un objet de consommation ou un morceau de corps humain. Cet appel permanent à la consommation est orchestré par la mise en spectacle dans les médias. Non seulement le monde est une marchandise, mais on peut jouir quotidiennement sur nos petits écrans – bien nommé puisqu’ils font écran à ce qu’on ne veut pas voir – du spectacle de cette marchandisation généralisée. Dans un contexte mondial d’incitation à la jouissance on peut comprendre que ce qui y fait obstacle, les lois, les interdits, et finalement la parole, soient balayés. On peut comprendre aussi malheureusement que les appels à considérer le corps d’autrui comme un simple objet dont on peut jouir sans vergogne soient entendus par certains. Finalement la mondialisation produit un déferlement de la jouissance là où les civilisations qui nous ont précédé ont tenté difficilement de l’endiguer.

Parents-usagers : une idéologie scientiste.

Ce détour par la maltraitance permet de mettre en avant les failles d’une civilisation gouvernée en sous-main par l’idéologie scientiste. Gageons que malheureusement dans les années qui suivent les fonctions parentales vont être d’autant plus mises en cause. Les arrêtés de l’été 2001 visant l’interpellation des mineurs circulant sur la voie publique après 10 heures du soir et leur reconduite au domicile familial, avec admonestation des parents à la clé, n’est qu’un des nombreux avatars de cette dérive policière. Je me souviens des soirs d’été au Camp des Nomades où je suis né, après guerre. Des longues errances et chahuts de maison en maison. Le soleil était tombé depuis belle lurette. Nous nous abritions pour la nuit dans une cabane que nous avions bricolée, au fond du Champ des Anglais, dans le haut d’un vieux chêne, de bric et de broc, à partir de planches chapardées chez l’un ou l’autre. Est-ce à dire que les parents ne faisaient pas leur travail en ce temps-là? Comme ils n’étaient pas pris par l’idéal de ce qu’il fallait faire, qu’ils n’avaient pas lu de livres savants, ils faisaient… ce qu’ils pouvaient, notamment en laissant ouverte finalement une zone de liberté et d’exploration qui échappait à leur regard et dans laquelle nous avons grandi. Parfois mon père venait jusqu’au chêne : « Faudrait peut-être venir voir ce qui se passe à la maison. » Je descendais. Jusqu’à la prochaine nuit. Sans arrêté sur des mineurs en errance. Nous faisions l’apprentissage de la vie, et sans le savoir, nos parents nous y aidaient avec une confiance et une bienveillance qui ont fait le terreau où ont poussé nos moissons futures. Certes, comme dit Jules Renard « tout le monde n’a pas la chance d’être orphelin », mais c’en est quand même vraiment une, de chance, que d’avoir des parents. C’était dans un temps ancien où les parents n’étaient ni usagés, ni alités ! Ils étaient là, présence vivante, parfois dans l’ombre, socle d’arrimage pour des sujets en devenir. Finalement Hannah Arent a tort d’affirmer que « qui refuse la responsabilité du monde qui est le sien ne devrait ni avoir d’enfant, ni avoir le droit de prendre part à leur éducation ». On courrait alors tout droit à une sorte d’eugénisme parental. Au contraire ce dont il s’agit c’est de rendre aux parents, comme aux enfants cette responsabilité que trop souvent la science et ses avatars, tel le travail dit social, leur confisque. Les parents : responsables, pas coupables !

1 L’ouvrage d’August Aïchhorn publié en 1973 chez Privat était devenu introuvable. J’en ai publié une nouvelle traduction due à Marc Géraud aux éditions du Champ Social en 1999.

2 Philippe Lacadée, Lieu d'adresse pour la souffrance, La Lettre mensuelle de l'Ecole de la Cause Freudienne, N° 183, déc. 1999, p. 18-22.

3 Il s’agit là d’une point de vue très schématique. Pour de plus amples développements, voir dans mes ouvrages « Le triangle des familles » in Parole d’éduc , érès, 1995 et « Qu’est-ce qu’un père ? » in L’acte éducatif , érès, 1998.

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