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De l’usage du "Non" dans la relation éducative avec un enfant qui a une tendance antisociale

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Claude Deliot

mardi 19 décembre 2006

SOMMAIRE

Introduction (p.5)

1) Présentation de la situation (p.5)

1.1 Présentation de Joseph (p.5)

1.2 Présentation de la situation (p.7)

2) Analyse de la situation (p.10)

2.1 Présentation et analyse du contexte de la situation (p.10)

2.2 De l’usage du "Non" dans la relation éducative avec un enfant qui a une tendance antisociale (p.18)

2.3 Un cadre au service de l’éducateur (p.22)

2.4 Ce qui mérite d’être introduit dans la relation éducative avec un enfant qui a une tendance antisociale (p.25)

2.41 Le support éducatif (p.28)

2.42 La prévention (p.31)

2.5 Un paradoxe ? (p.33)

Conclusion (p.34)

Bibliographie (p.37)

INTRODUCTION

L’établissement au sein duquel j’ai suivi mon stage de découverte N° 2 est un Institut Thérapeutique Educatif et Pédagogique ou I.T.E.P. (anciennement Institut de Rééducation). Il accueille des enfants, adolescents et jeunes adultes (filles et garçons) qui présentent des troubles du caractère et du comportement. Il s’agit d’une structure médico-sociale qui comporte un internat, un externat, quatre classes spécialisées et un S.E.S.S.A.D. (Service Education Spéciale et de Soins A Domicile).

J’ai rejoint une équipe de travail composée d’un éducateur spécialisé et de 2 moniteurs- éducateurs (2 hommes et une femme). Cette équipe assure quotidiennement la prise en charge éducative d’un groupe composé de 8 jeunes (5 filles et 3 garçons âgés de 11 à 14 ans). Cette dernière repose journellement sur 4 "temps forts" : le lever (7h30-9h), le déjeuner (12h-14h), la soirée (16h30-22h) et le temps libre du mercredi (7h30-22h). Mon emploi du temps a été élaboré en fonction de ces 4 "temps forts".

Il m’a semblé indispensable d’orienter mon travail d’analyse sur la question des troubles du caractère et du comportement. À ce titre, je me suis interrogé sur l’origine et sur les caractéristiques de cette pathologie et je me suis risqué à mener une réflexion sur les enjeux cliniques qui semblent s’y rattacher. Ce travail m’a ainsi permis d’aborder et de traiter la question de l’usage du "Non" dans la relation éducative avec un enfant qui a des troubles du caractère et du comportement. En outre, il m’a semblé intéressant de réfléchir sur la question de la pratique éducative et j’ai tenté de mettre en lumière quelques-unes des composantes qui méritent, selon moi, d’être introduites dans la relation avec un enfant qui a des troubles du caractère et du comportement.

1. PRESENTATION DE LA SITUATION

1.1 Présentation de Joseph 1

Les éléments à venir proviennent du dossier personnel du jeune en question. Ils sont strictement confidentiels.

Joseph est né le 15 juillet 1994, il est âgé de 11 ans ½. Il est le second d’une fratrie de quatre enfants (une sœur de 13 ans ½, un frère de 7 ans ½ et une sœur de 3 ans). Ses parents (non mariés) habitent à une quinzaine de kilomètres de l’I.T.E.P. Le papa de Joseph est chauffeur routier, il part en déplacement du lundi au vendredi. Sa maman est sans emploi.

Joseph est décrit depuis son plus jeune âge comme un enfant agité, instable, refusant toute règle et toute autorité. Il est signalé dès le premier trimestre de scolarité en maternelle de l’école du village où il réside. Il est rapidement exclu de cette école. Du fait du déménagement de ses parents, Joseph est scolarisé dans une autre école maternelle mais il est de nouveau signalé. Le 1er août 2000, Joseph, qui est âgé de 6 ans, 1 mois et 14 jours, est orienté dans un Centre de Diagnostic, de Traitement et de Réadaptation Social (C.D.T.R.S.) 2 avec une double prise en charge en semi-internat et en famille d’accueil spécialisée du service de placement proposé par cette institution. Cette prise en charge durera quatre ans. C’est au cours de la dernière année que les retours en famille sont plus fréquents avec un projet de retour en famille.

En mai 2003, Joseph, âgé de 8 ans ½, refuse de rentrer en famille d’accueil et il est hospitalisé à la suite d’une crise très violente dans un service de "Psychiatrie infanto-juvénile". Le C.D.T.R.S. signale, dans un courrier en date du 30 mai 2003, la situation au Juge des Enfants. Ce signalement est accompagné d’un courrier de son papa demandant de l’aide et exprimant ses craintes face à sa propre violence à l’égard de son fils. Le 13 septembre 2003, le Juge des Enfants prononce un non-lieu et il conseille à la famille de demander de l’aide au service social du secteur, situant plus les difficultés de Joseph à un niveau médical.

Au cours de ce même mois, une prise en charge en complément (C.D.T.R.S. / C.P.S.I. 3 ) se met en place en vue de rapprocher Joseph de sa famille qui, entre temps, a déménagé. Dès la fin du mois de septembre de l’année 2003, Joseph, âgé de 9 ans et 2 mois, est accueilli au C.P.S.I. d’abord à mi-temps en semi-internat puis à temps complet. Il sera rapidement accueilli en internat, sur le groupe des plus jeunes, au retour d’un séjour d’un mois dans un service dans un hôpital spécialisé consécutif à une crise importante survenu dans le cadre familial.

Depuis la rentrée de septembre 2004, Joseph est accueilli, du lundi matin au vendredi soir, sur le groupe des « moyens » (11- 14 ans). Il passe la journée du jeudi et une partie du week-end (du vendredi soir au samedi à 17 heures et du dimanche à 16 heures au lundi matin) dans un hôpital spécialisé et l’autre partie chez ses parents (du samedi à 17 heures au dimanche à 16 heures). Depuis le mois de décembre 2005, Joseph ne passe plus la journée du jeudi à l’hôpital mais il la passe à l’I.T.E.P. car, de l’avis de tous (ses parents, l’équipe éducative, l’équipe soignante, son instituteur et l’hôpital), son comportement s’est modifié dans le sens positif.

Dans le cadre de sa prise en charge scolaire, Joseph est scolarisé en intra dans la classe B dite « de réconciliation ». Il bénéficie (en intra) de soins psychologiques et de soins en psychomotricité. D’autre part, il est "sous le coup" d’un traitement médical qui a pour but de l’apaiser. Chaque jour, matin, midi et soir, il prend plusieurs comprimés. En outre, il est, depuis la rentrée de septembre 2005, inscrit dans un club de football d’un village proche de l’I.T.E.P. Il participe donc à des entraînements tous les mardis et tous les jeudis de 17h30 à 19h.

Pour récapituler, Joseph manifeste ses difficultés depuis sa petite enfance (dès 3 ans). Il est âgé de 6 ans, 1 mois et quatorze jours lorsqu’il est orienté vers le milieu spécialisé. Il passe quatre années au C.D.T.R.S. avant d’intégrer, en septembre 2003, un C.P.S.I. Depuis la rentrée de septembre 2004, Joseph est accueilli, du lundi matin au vendredi soir, sur le groupe des « moyens ». Il passe une partie de ses week-ends au sein d’un hôpital spécialisé et l’autre partie chez ses parents. De ce fait, il ne passe que de courts moments chez ses parents. Lorsque mon stage débute, Joseph est âgé de 11 ans et 2 mois.

Pour conclure, Joseph est passionné de football et il est inscrit dans un club d’un village qui se situe à quelques kilomètres de l’I.T.E.P.

1.2 Présentation de la situation

C’est ma quatrième semaine de stage. Il est 19 heures. Le groupe est en train de se réunir dans la salle à manger car il est l’heure de dîner. Je suis en train de discuter avec une jeune fille du groupe. Le téléphone sonne dans le bureau des éducateurs qui se trouve dans une pièce située à quelques mètres de la salle à manger. L’éducatrice part répondre. Au même moment, Joseph commence à se disputer avec Victor (prénom d’emprunt), 13 ans. En quelques secondes, le ton monte et il règne soudainement beaucoup de tensions entre l’un et l’autre. En fait, Victor a prêté un CD à Joseph mais ce dernier refuse de lui rendre prétextant que Victor lui a donné. À cet instant, je me trouve toujours à côté de la jeune fille avec qui j’étais en train de parler. De ce fait, je me rapproche instinctivement d’eux. Au même moment, Joseph se jette sur Victor et des coups sont échangés de part et d’autre. Spontanément, j’interviens pour les séparer : je me place entre Joseph et Victor. Mon intervention irrite Joseph au plus haut point et il se met à m’insulter. Je lui demande de se calmer en lui précisant qu’il n’est pas nécessaire qu’il se mette dans tous ses états. Il n’a que faire de mon intervention et il s’en prend de nouveau à Victor. Les insultes fusent. Voyant qu’il s’oppose fermement et que je n’arrive pas à désamorcer la situation, je lui propose d’aller se calmer dans sa chambre. Il m’apparaît important, à cet instant d’écarter momentanément Joseph du groupe. L’éducatrice arrive au même moment. Joseph part en direction de sa chambre qui, par ailleurs, se trouve juste à côté de la salle à manger. Je regarde spontanément en direction de l’éducatrice et cette dernière comprend spontanément que je suis désireux de poursuivre mon action éducative. De ce fait, elle me laisse entendre par un petit signe de la tête que je peux aller voir Joseph. Au bout de quelques secondes, je suis derrière la porte de sa chambre. Soudain, nous entendons du bruit en provenance de sa chambre. Il semblerait qu’il soit en train de taper sur quelque chose. Victor s’écrie spontanément : « C’est sur mon poste qu’il tape ! ».

À ce moment, je rentre dans la chambre et Joseph est en train de donner des coups de pied dans un poste. Je m’interpose et Joseph, qui ne peut plus atteindre le poste s’en prend à moi : il essaie de me frapper et je suis obligé de lui maintenir les bras pour ne pas recevoir de coups. Parallèlement, je lui parle et je lui demande de se calmer. J’essaie de mettre des mots sur son attitude et je lui demande pourquoi il déploie une telle violence contre moi. Joseph refuse de m’écouter et il se met à hurler. Je décide de le lâcher tout en verbalisant ce que je fais et ce que je vais faire : « D’accord, je te lâche mais c’est pas pour autant que je te "lâche" ; je reste dans ta chambre car tu n’es pas bien et je ne veux pas te laisser comme ça ». Joseph me réponds spontanément : « J’m’en fou » et je lui réponds calmement : « Pas moi ». Joseph se précipite soudainement en direction de sa table de chevet. Il saisit sa lampe et il l’a lance dans ma direction. Je l’évite de justesse. Je lui dis qu’il n’est pas très malin car il aurait pu blesser. Il me réplique : « J’m’en fou » et je lui ripostes spontanément : « Pas moi ». Soudain, Joseph se précipite vers sa fenêtre. Il l’ouvre et il monte sur le rebord de celle-ci. Il me regarde droit dans les yeux et il me dit : « Je saute ».

Nous sommes au premier étage et Joseph est en danger, il peut glisser et tomber à tout moment. En quelques secondes, je réalise qu’il me faut veiller à ne pas laisser apparaître la peur qui vient de m’envahir car cela peut l’insécuriser et l’inciter à me provoquer davantage. Il se peut que cela le conduise à prendre un autre risque. Je réalise également qu’il me faut ne pas trop lui montrer que je n’ai pas peur, car, pour les mêmes raisons, je dois veiller à ne pas induire une nouvelle prise de risque qui pour le coup consisterait à dire : « Tu crois que je ne suis pas capable de le faire… ». De toutes évidences, je ne tiens pas à cautionner son attitude et il me faut donc agir avec délicatesse. Je réalise alors qu’il me faut le détourner littéralement de la situation. Tout en me dirigeant vers lui, je lui dis plutôt fermement : « Descend de cette fenêtre. Maintenant ça suffit, il est l’heure de dîner et nous devons passer à table ». Lorsque j’arrive au bout de ma phrase, je suis à côté de Joseph et il est en train de descendre du rebord de la fenêtre. Il est soudainement plus calme. Je referme la fenêtre en lui disant que si je ne le fais pas, il risque d’avoir froid durant la nuit. Joseph ne dit rien. Je ne lui dis rien de plus. Je sais à cet instant que je reprendrai avec lui cette situation à un autre moment, c’est-à-dire lorsque notre relation sera plus apaisée et de ce fait favorable à l’échange. Je me dirige spontanément vers la porte de sortie de sa chambre, je me retourne et je lui dis : « Si tu veux, tu peux prendre 5 minutes ». Puis, je quitte la chambre.

Lorsque j’arrive dans la salle à manger, le dîner vient de débuter. Je m’installe à table et je repense spontanément à ce qui vient de se passer. Je réalise que j’ai eu très peur pour Joseph au moment où il est monté sur le rebord de la fenêtre de sa chambre. Je me suis soudainement senti démuni, impuissant et je réalise que j’ai été momentanément et symboliquement dépossédé de la force physique et de la force mentale qui m’avaient jusque là permis de faire face à la situation.

Ma réflexion est interrompue par le retour de Joseph. Au même moment, je remarque qu’il y a trois places de disponibles à différents endroits autour de la table. Je constate ainsi qu’il y a une place de libre à côté de moi. Cela m’interpelle car je réalise que je n’avais pas vraiment prêté attention à l’endroit où je me suis installé. À cet instant, je m’aperçois que je suis totalement ailleurs et je réalise que cette situation m’a angoissé. Joseph vient s’asseoir à côté de moi. Il ne dit rien. Je ne dis rien non plus et je ne le regarde pas. Quelques secondes plus tard, Joseph m’appelle : « Michel 4 … ». Lorsque je tourne la tête dans sa direction, il est en train de sortir une bouteille de parfum de sa poche et en même temps, au moment où mon regard croise le sien, il me dit : « Michel, tu veux sentir mon parfum ? ». Après 4 à 5 secondes de réflexion, je lui réponds, en le regardant droit dans les yeux : « Non, je n’ai pas envie ».

2. ANALYSE DE LA SITUATION

2.1 Présentation et analyse du contexte de la situation

L’équipe éducative me fait part des difficultés qu’elle rencontre avec Joseph dès mon arrivée : « C’est un jeune difficile ». Dès mon deuxième jour de stage, j’assiste à une crise de Joseph. Son instituteur, qui vient de monter sur le groupe pour informer l’équipe des difficultés qu’il a rencontrées avec Joseph tout au long de la journée, est obligé de l’immobiliser physiquement au sol car Joseph essaie de le frapper. Je constate que Joseph est capable d’être violent dans ses propos et qu’il est capable de passer à l’acte. Mon attention se tourne donc plus particulièrement vers lui et je veille à la fois à être très attentif à ses moindres "faits et gestes" et à la manière dont ils sont appréhendés par les éducateurs.

Après quelques jours passés sur le groupe des moyens, je remarque que Joseph est plutôt distant avec moi, il ne me sollicite que très rarement. De ce fait, je décide d’aller à sa rencontre et je lui propose notamment de participer à divers jeux : console, football, baby-foot. En effet, il m’apparaît primordial d’introduire un tiers pour favoriser la relation. Il accepte à plusieurs reprises que l’on aille, avec ou sans d’autres jeunes, jouer au football. Il me confiera rapidement qu’il « adore » pratiquer ce sport. Pour moi, il se dessine alors un support à la relation que je vais, tout au long de mon stage, utiliser pour favoriser à la fois l’échange et son suivi de Joseph.

Au bout de quinze jours de stage, j’ai assisté à de nombreuses situations (dans la cour de récréation de l’I.T.E.P., sur le groupe et à l’extérieur de l’institution) et je suis en mesure de me faire une petite idée sur les difficultés que rencontrent à la fois Joseph et l’équipe éducative chargée d’assurer sa prise en charge.

Ce temps d’observation me permet, notamment, de constater que Joseph est énormément dans la provocation, et cela sans raisons apparentes, avec les jeunes accueillis sur le même groupe que lui et les jeunes des autres groupes qu’il voit notamment pendant les temps de récréation. J’observe qu’il est très souvent à l’origine des conflits et je constate qu’il peut devenir très vulgaire, agressif et menaçant avec ses camarades, surtout lorsqu’il s’agit d’une fille. Je remarque que Joseph est capable de se contrôler mais je remarque également qu’il est capable de frapper un(e) camarade. D’autre part, je constate à la fois que Joseph dit beaucoup de mensonges et qu’il est capable de voler des objets qui se trouvent dans la chambre d’un de ses camarades ou dans le bureau des éducateurs.

D’une façon générale, le comportement de Joseph agit directement sur l’environnement extérieur (humain ou matériel) et cela nous indique que celui-ci a un rôle prépondérant à jouer dans la prise en charge de ce jeune garçon. En effet, les adultes doivent intervenir très fréquemment pour contenir ses débordements d’agressivité. Cela suppose qu’ils doivent faire preuve, à certains moments, d’une certaine forme de fermeté dans la manière d’"être avec" lui. En effet, ce dernier refuse toute forme d’autorité et cela complique énormément sa prise en charge. Lorsqu’un éducateur intervient, notamment pour lui rappeler la règle, Joseph s’oppose systématiquement. Son opposition, qui se traduit la plupart du temps par de l’agressivité verbale (injures) et parfois par de l’agressivité physique (coups) lorsqu’il est en situation de crise, peut rapidement s’estomper ou facilement s’exacerber. Elle peut être minime ou massive. Elle peut conduire à la confrontation physique ou à un échange verbal constructif. Globalement, elle semble varier en fonction de son humeur, de son interlocuteur et de la nature de la situation.

Il m’apparaît intéressant, avant de poursuivre cette description, de mettre en lien les différents éléments que je viens d’évoquer avec une réflexion que Winnicott 5 a mené au sujet de la conduite antisociale. En effet, il y a dans le comportement de Hyacinth des signes qui renvoient à ce que Winnicott a développé à ce sujet. De ce fait, mon travail de conceptualisation s’est principalement inspiré de ce qu’il a tenté de mettre en relief au sujet de la conduite antisociale.

Winnicott décrit « les deux principaux aspects du comportement antisocial, c’est-à-dire le vol et le mensonge d’une part et les actes destructeurs d’autre part » 6 . Pour lui, « il est essentiel et vital, de comprendre que l’acte antisocial exprime un espoir » 7 . Nous pouvons donc considérer que le comportement de Joseph peut être mis en lien avec la réflexion de Winnicott.

Comme je l’ai évoqué précédemment, Joseph impose aux adultes le devoir de s’occuper de lui. Pour Winnicott, l’enfant à tendance antisociale a besoin d’être contrôlé de l’extérieur et c’est pour cette raison qu’il « oblige quelqu’un, par des pulsions inconscientes, à le prendre en main » 8 . Avant de poursuivre ce travail d’analyse, il convient de s’interroger sur l’origine de la conduite antisociale afin de comprendre les enjeux qui peuvent se cacher derrière les caractéristiques de cette pathologie.

Pour Winnicott, « il y a toujours une déprivation à la racine de la tendance antisociale. Il y a toujours un noyau sain et ensuite une interruption, après laquelle les choses n’ont plus jamais été les mêmes » 9 . Winnicott nous explique qu’il y a eu « une perte de quelque chose de bon, qui a été positif dans l’expérience de l’enfant jusqu’à une certaine date, et qui lui a été retiré.» 10 . Les spécialistes dans ce domaine le savent et reconnaissent également qu’il y a « une relation entre la tendance antisociale et la déprivation affective à la fin de la première année et au cours de la deuxième année » 11 de la vie de l’enfant.

Si l’on se réfère à cette réflexion, nous pouvons considérer que Hyacinth a vécu une déprivation et cette possibilité mérite d’être mise en lien avec les troubles du caractère et du comportement qu’il développe. De ce fait, nous pouvons envisager que quelque chose (de bon) lui a été retiré, à un moment donné, et que cela a profondément perturbé son développement. De quoi a-t-il été dépossédé ? D’attention ? De soins affectifs ? De la part de sa mère ? De son père ?

Si je me réfère à ce que Winnicott développe, je peux envisager dans un premier temps que sa maman a cessé, à un moment donné, de lui apporter les soins et la sécurité affective nécessaire à son développement. Cette hypothèse mérite d’être liée avec ce que j’ai recueilli dans le dossier personnel de Joseph. En effet, il est écrit notamment, dans un rapport psychologique rédigé en février 2003, que son développement psychoaffectif est perturbé depuis longtemps. Il est également écrit, dans un rapport d’entretien, que Joseph, alors âgé de 9 ans et deux mois, n’appelle plus sa maman Maman depuis fort longtemps. (Nous reviendrons sur cette question.)

Dans un second temps, nous pouvons envisager que Joseph souffre d’une altération des représentations paternelles dans le sens où il ne s’est peut-être pas suffisamment confronté à la figure paternelle. Pour l’entendre et le comprendre, la situation professionnelle de son papa mérite d’être introduite. En effet, ce dernier ne semble pas avoir été très présent dans la vie de Joseph et cela en raison de son travail (absent du lundi au vendredi). De ce fait, nous pouvons supposer qu’il n’a peut-être pas permis à son fils de résoudre son complexe d’Œdipe. Nous savons que le complexe d’Œdipe est une structure constituante du sujet. Sa résolution passe par le renoncement au parent du sexe opposé en tant qu’objet d’amour et par une identification au parent du même sexe. Le père est, pour le petit garçon, un "rival à éliminer". Paradoxalement, le père est un objet d’admiration car il incarne la puissance. Par sa présence, le père lie inséparablement le désir à la Loi et incarne l’interdiction fondamentale du tabou de l’inceste. Par l’autorité paternelle, par le "Non" de son père, l’enfant apprend qu’il porte un nom, qu’il est un "sujet" et le désir incestueux qu’il ressent à l’égard de sa mère est symboliquement anéantit. L’enfant prend alors conscience des autres et il s’ouvre en sujet à la sociabilité.

Cette étape fondamentale dans le développement n’a vraisemblablement pas été résolue chez Joseph. Pour cette raison, nous pouvons envisager, d’un point de vue plus générale, que la frustration, qui est d’une importance capitale en ce qui concerne l’intégration de la Loi, n’a pas suffisamment été éprouvée par Hyacinth.

Si l’on prend en compte ces différents éléments, nous pouvons supposer que Joseph n’a toujours pas renoncé à sa maman en tant qu’objet d’amour. À défaut d’obtenir la satisfaction recherchée, nous pouvons présumer qu’il a, à un moment donné, plutôt ressenti de la frustration face au refus/rejet que lui a renvoyé l’objet d’amour - sa mère - et, nous pouvons donc considérer que Joseph a ressenti de la colère contre sa mère. De là, nous pouvons ainsi envisager que Joseph est angoissé depuis fort longtemps à l’idée de vouloir inconsciemment détruire l’objet d’amour dans le sens où il l’aime au moins tout autant et, nous pouvons donc considérer qu’il éprouve un sentiment de culpabilité qui l’oblige, inconsciemment, à s’assurer qu’il ne pourra pas y parvenir.

Avant de poursuivre cette réflexion, il m’apparaît judicieux de revenir sur un point. Pourquoi Joseph n’appelle plus sa maman Maman ? Parce qu’il ne la perçoit pas comme telle ? Est-elle toujours l’objet d’amour auquel il n’a pas encore, inconsciemment, renoncé ? Si l’on envisage la problématique de Joseph sous cet angle, nous pouvons supposer que Joseph n’est pas en mesure de percevoir sa maman comme une Maman car cela suppose la destruction de l’objet d’amour qu’elle représente. Cette hypothèse mérite d’être mise en lien avec ce que j’ai pu lire dans son dossier personnel. J’ai en effet découvert que Joseph a été décrit, à un moment donné, comme hyper violent avec son petit frère et sa petite sœur. Il me semble que cela mérite d’être mis en lien avec ce que j’essaie de développer ici. En effet, il semblerait que ces derniers n’ont pas été "perçus" comme de nouveaux membres de la famille mais comme des rivaux potentiels dans le sens où ils ont monopolisé l’attention de la maman et cela au détriment de Joseph. Angoissé, terrifié à l’idée de perdre l’objet d’amour, et dans l’idée de dépasser ce sentiment, Joseph a mis tout en œuvre pour "barrer" cette possibilité et cela s’est concrétisé par la volonté inconsciente de les détruire. (Joseph a notamment essayé d’étrangler sa petite sœur.)

Si nous supposons que Joseph vit avec le désir inconscient de détruire l’objet d’amour car ce dernier ne satisfait pas ses désirs amoureux, nous pouvons peut-être penser qu’il a inconsciemment besoin de s’assurer qu’il n’y parviendra pas. Partagé entre amour et haine, il est totalement angoissé, insécurisé et, cela indique peut-être qu’il a besoin d’une figure paternelle qui, symboliquement, viendra l’empêcher de tuer sa mère. Pour s’en assurer et pour être sûr que cela n’arrivera jamais, il oblige l’environnement à devoir en permanence veiller sur lui. D’après Winnicott, l’enfant antisocial a besoin de vivre « dans un cercle d’amour et de fermeté afin de ne pas trop craindre ses propres pensées et son imagination, ce qui entraverait son développement affectif » 12 . À cette occasion, nous pouvons penser que Joseph ressent à la fois et en permanence le besoin de revendiquer sa colère et le besoin d’être contrôlé car à priori, il est incapable de le faire seul et cela semble énormément l’angoisser. Il semblerait que Joseph n’ait pas eu la chance d’élaborer un "bon environnement intérieur" et c’est sans doute la raison pour laquelle il a absolument besoin, comme le précise Winnicott, « d’être contrôlé de l’extérieur pour devenir heureux et pour être capable de travailler ou de jouer » 13 . C’est peut-être pour cette raison qu’il agit autant sur l’environnement extérieur ; ne pouvant pas contrôler ses débordements d’agressivité, il ressent en permanence le besoin de savoir qu’il y a quelqu’un, pas loin, qui l’empêchera, au moment voulu, de tout détruire. Pour Winnicott, « l’enfant antisocial cherche d’une façon ou d’une autre, violemment ou avec douceur, à faire reconnaître la dette que le monde a envers lui, ou à essayer de faire que le monde lui réédifie le cadre qui a été brisé » 14 .

L’environnement au sein duquel évolue Joseph doit donc être en mesure de lui fournir la possibilité « de redécouvrir des soins infantiles qu’il pourra mettre à l’épreuve et au sein desquels il pourra revivre les pulsions instinctuelles. D’après Winnicott, c’est cette stabilité nouvelle fournie par l’environnement qui a une valeur thérapeutique. » 15 . Cela m’amène à penser que Joseph a besoin d’une "enveloppe", d’un cadre à la fois ferme et juste qui le contienne et lui permette de libérer son agressivité afin qu’il puisse en quelque sorte réparer dans la vie réelle ce qui a été endommagé dans sa vie passée. De ce fait, il semblerait que Joseph ait besoin de décharger sa colère autant qu’il a besoin de « quelqu’un qui le frustre et supporte sa haine » 16 . Précisément, Joseph a peut-être besoin de trouver sur son chemin une figure paternel qui, symboliquement, le frustrera et lui permettra, notamment, de passer du principe de plaisir (satisfaction des désirs pulsionnels) au principe de réalité (acceptation de la réalité).

Pouvons-nous supposer qu’il existe un lien entre la pathologie de Joseph et la carence de la représentation paternelle ? Dans l’affirmative, nous pouvons imaginer que la maman de Joseph a dû affronter, seule, le désir incestueux de son fils et que cela l’a peu à peu conduit à ne plus lui apporter les soins affectifs nécessaires à son développement. Cette hypothèse ne doit pas être négligée tout comme elle ne doit pas non plus être réductrice. La suite et la fin de ce chapitre vont peut-être nous éclairer.

Après plusieurs jours d’observation, je suis interpellé par le mode de prise en charge éducatif de Joseph. Je perçois en effet une certaine forme d’incohérence dans le travail éducatif qui est mené quotidiennement auprès de lui. Je constate peu à peu que les éducateurs ont parfois tendance à fermer les yeux sur son comportement et, de ce fait, ils ne le reprennent pas toujours lorsqu’il sort du cadre. Joseph bénéficie par conséquent d’un traitement de faveur de la part de l’équipe éducative. Il dispose de beaucoup plus de liberté que tous les autres jeunes du groupe. Ces derniers disent de lui qu’il est le « chouchou » et que les éducateurs le laissent tout faire. En fait, Joseph porte la figure de "l’enfant difficile" et cela semble jouer sur le mode de prise en charge. Il me semble nécessaire d’apporter certaines précisions pour que puisse être compris ce que je tends à développer ici.

Je remarque assez rapidement qu’un éducateur se fait quotidiennement et copieusement insulté par Joseph. Parfois il le reprend sur son comportement et cela peut aller jusqu’à la sanction ; parfois il ne lui dit rien. Il semble y avoir une contradiction dans son attitude éducative. Par conséquent, Joseph ne sait pas exactement comment il doit agir : tantôt il a le droit d’insulter, tantôt il n’a pas le droit. De ce fait, Joseph ne trouve pas le cadre dont il semble avoir besoin et nous pouvons ainsi envisager qu’il met tout en œuvre pour obliger cet éducateur à le prendre en main et cela en raison de son incapacité à pouvoir le faire seul. Ainsi, ses troubles du caractère et du comportement sont totalement redoublées lorsqu’il est sous la responsabilité de cet éducateur. D’autre part, et bien que l’usage de ce terme soit délicat, j’ai le sentiment que Joseph ressent une certaine forme de "jouissance" face à l’incohérence dans la manière d’être de cet éducateur. Il m’apparaît judicieux de me référer à une situation à laquelle j’ai assisté pour que puissent être mis en avant les enjeux qui semblent se cacher derrière le comportement de Joseph à l’égard de cet éducateur.

Nous sommes en train de partager une partie de football (sur le terrain qui se trouve dans l’enceinte de l’I.T.E.P.) sur un temps d’activité. Joseph s’amuse à jeter des boulettes de terre sur l’éducateur en question. Ce dernier le rappelle à l’ordre mais Joseph n’en tient pas du tout compte, il se moque de lui et il finit même par devenir insolent. Au bout de quelques minutes, l’éducateur préfère se détourner de la situation : plutôt que de reprendre fermement Joseph sur son attitude, il s’éloigne de lui et il se met à une distance suffisante pour que les boules de terre ne puissent plus l’atteindre. Joseph s’arrête au bout de quelques minutes car les boules de terre n’atteignent plus leur objectif. Je ne voudrais surtout pas laisser à penser que j’émets un avis négatif sur l’attitude de l’éducateur en question. La mise en avant de cette situation a pour but de permettre de bien comprendre ce que je tends à développer ici.

Il eût été préférable que ce ne soit pas moi, mais l’éducateur en question, qui reprenne Joseph sur son comportement. Cela dit, j’ai pris Joseph un peu à part pour lui signifier plutôt fermement (sans l’exclure) que sa conduite était irrespectueuse, déplacée et inacceptable et je l’ai fortement incité à ne plus se comporter ainsi. Joseph m’a envoyé balader - « Va te faire foutre, je t’emmerde » - mais j’ai maintenu ma position qui, davantage tournée vers l’explication de mon action éducative, s’est avérée efficace puisque je suis parvenu à obtenir de lui qu’il aille présenter des excuses à cet éducateur.

Au regard de ces différents éléments, j’émets l’hypothèse que Joseph fait tout ce qu’il peut pour que cet éducateur le "prenne en main" avec fermeté. D’une certaine manière, il semblerait qu’il n’accepte pas l’attitude éducative de cet éducateur et cela nous indique peut-être qu’il est, comme je l’ai évoqué précédemment, totalement insécurisé à l’idée de devoir affronter, seul, ses pulsions instinctuelles. À cette occasion, il met donc tout en œuvre pour que ce sentiment disparaisse.

Pour compléter ce chapitre, il convient d’indiquer que mon action éducative se tourne donc dans un premier temps vers le rappel à l’ordre de l’existence d’un cadre. De ce fait, je décide d’intervenir à chaque fois que c’est nécessaire, c’est-à-dire à chaque fois que Joseph sort du cadre. Mon approche est progressive ; je commence par lui parler de sa conduite sans vraiment insister et puis j’enchaîne en lui expliquant davantage pourquoi j’interviens. Petit à petit, je me rapproche de lui et c’est à partir de là que je me mets à l’"entourer" symboliquement. Dès qu’il sort du cadre, je suis "derrière lui" pour le lui signifier calmement et sans l’exclure. Lorsque j’interviens, j’essaie tout d’abord de comprendre pourquoi il a commis tel ou tel acte et cela passe par une question simple : « Pourquoi tu as fais ça ? ». Ensuite, j’essaie de lui faire comprendre qu’il est capable de se comporter différemment et j’essaie de lui proposer une autre façon d’agir qui pourrait lui permettre de ne pas être repris à l’ordre. En quelque sorte, j’essaie de lui expliquer avec des mots ce qu’il exprime avec des actes. En outre, il me semble important d’intervenir davantage non pas parce qu’une faute a été commise, mais pour qu’elle ne soit plus commise.

Lorsque j’interviens, Joseph s’oppose systématiquement et cela se traduit très fréquemment par des injures. Mais je ne cède pas dans le sens où je maintiens ma position. Par ailleurs, je me montre ferme et juste : « Je te respecte, tu me respectes ». Il convient d’indiquer qu’il me faut faire preuve, à certains moments, d’autorité. Celle-ci n’est pas synonyme de rigidité mais elle est une "fermeté" qui n’interdit pas le dialogue entre Joseph et moi, mais au contraire qui l’instaure dans un cadre précis. L’autorité est ainsi une pédagogie fondée sur la liberté et la responsabilité du jeune. Elle doit donc être balisée par l’interdit. Elle cherche à comprendre la transgression pour y apporter des réponses (la loi). Ainsi, l’autorité est une interaction qui n’existe que dans un échange où deux individus essaient mutuellement de se comprendre.

Lorsque l’opposition de Joseph persiste, je lui signifie que je vais finir par le sanctionner. Lorsqu’une telle situation se présente, je fais tout d’abord part à Joseph, puis aux membres de l’équipe éducative, des raisons qui m’amènent à vouloir le sanctionner. En effet, il me semble tout d’abord que la sanction éducative doit être clairement signifiée pour pouvoir être comprise et acceptée par "l’éduqué". Ensuite, le fait de me référer à l’équipe me permet d’introduire un tiers dans la relation éducative avec Joseph. Ce dernier me permet de soutenir la relation éducative d’une part et il me permet d’autre part de recueillir un avis sur l’action que je suis en train de mener. La prise en compte du regard de chaque éducateur me donne en effet la possibilité d’ajuster mes prises de position, notamment en ce qui concerne le type de la sanction à privilégier.

Si son opposition est trop importante et que je ne parviens pas à résoudre la difficulté rencontrée, je laisse le problème en suspens et je le reprends lorsque Joseph est plus disposé à entendre ce que j’ai à lui dire ; c’est-à-dire lorsqu’il n’est pas en situation d’opposition mais en situation d’échange. Le fait de lui montrer que je ne me laisse pas impressionner par ses diverses provocations et qu’il n’a donc pas le dessus sur moi me permet de prendre petit à petit une place importante dans la relation.

Pour conclure, je remarque que Joseph me donne presque toujours la même réponse (« C’est bon !!!! ») lorsque j’interviens pour lui rappeler l’existence du cadre. Pour ma part, je lui réponds inéluctablement : « Non ce n’est pas bon !!!! ». De là, nous pouvons aborder le chapitre suivant consacré à l’usage du "Non" dans la relation éducative avec un enfant qui a une tendance antisociale.

2.2 De l’usage du non dans la relation éducative avec un enfant qui a une tendance antisociale

Dire "Non" à un enfant renvoie à différents contenus selon les circonstances. Le "Non" comporte différentes valeurs dont celle du "Je ne peux pas" et celle du "Je ne veux pas". En effet, dire "Non" à un enfant parce que l’on ne peut pas répondre favorablement, faute de moyens, à sa demande ne porte pas le même caractère que de dire "Non" parce que l’on n’a pas envie de dire "Oui". L’un renvoie à l’incapacité momentanée (ou non) de dire "Oui" tandis que l’autre renvoie au désir de ne pas vouloir dire "Oui". Dans le cadre de cette analyse, ma réflexion traite d’un "Non" en réponse à une situation précise c’est-à-dire celle que j’ai au préalable présentée. Il convient également de préciser que j’ai agi davantage par intuition que par réflexion. Ce qui me vient tout d’abord en tête, au moment où Joseph me demande de sentir son parfum, c’est que je ne dois pas lui dire "Oui". Pourquoi ? Parce que Joseph doit comprendre qu’il ne peut pas se comporter ainsi, même lorsqu’il est en colère.

De nombreuses pistes de réflexion me viennent ensuite en tête. Il m’apparaît alors comme primordial de lui signifier que, si j’ai été et que si je suis capable de supporter sa haine et sa violence verbale, cela ne signifie pas que je la tolère. De ce fait, il m’apparaît primordial de le frustrer au moment où il me demande de sentir son parfum. En effet, lorsque nous étions dans sa chambre, je ne me suis pas détourné de son mal-être, je l’ai affronté et j’ai tenté de le mettre en mots. D’autre part, je ne lui ai pas reproché son attitude mais je l’ai verbalisée. En me référent à Winnicott, il semblerait que j’aies permis à Joseph de « mettre en scène certains éléments mauvais et d’en jouir sans danger » 17 . Au moment où Joseph me demande de sentir son parfum, il est évident que je suis en mesure de dire "Oui" ou de dire "Non". La réponse que je lui donne renvoie donc à ma volonté de dire "Non" et non à mon incapacité de dire "Oui". L’analyse de cette situation m’a donc amené à interroger à la fois la demande de Joseph et ma prise de position.

La demande de Joseph était peut-être une attitude de complaisance ; une sorte d’objet fétiche qu’il m’offre pour que j’oublie ce qui vient de se passer. Ceci dit, en disant "Non", j’ai tranché et ainsi "barrer" à la fois la "réparation facile" (la banalisation) et la demande symbolique que je représente dans et par ma fonction éducative en tant que pris dans le transfert. La demande de Joseph indique d’une certaine manière que je suis en possession de ce qu’il a besoin. Or, c’est faux et il convient de préciser que cette à partir de cette demande insensée que, d’un point de vue plus général, les enfants se font " objets de la demande de l’éducateur". Il est donc nécessaire pour l’éducateur de donner un autre sens au cycle de la demande et cela implique de devoir "barrer le transfert de l’éduqué". En disant "Non" à Joseph, j’ai "barré la toute puissance de l’éducateur" qui consiste à dire que le mode d’instruction de Joseph ne correspond pas à un savoir que je posséderais dans l’exercice de ma fonction éducative. En effet, il n’y a pas d’un côté quelqu’un qui aurait des besoins et de l’autre quelqu’un qui aurait un savoir qui correspond à ces besoins. Le maniement du transfert vise au contraire à faire céder cette illusion qui ferait croire à l’éducateur qu’il a le bon objet, la bonne réponse. Ainsi, en disant "Non", j’ai transformé ce savoir en discours. Ce discours lui a offert la possibilité de réfléchir et de prendre conscience de ses actes, de leurs portées et par conséquent de ses difficultés. La mentalisation lui a d’une part permis de mettre des mots sur ses actes et, d’autre part, elle lui a offert la possibilité de pouvoir commencer à mettre des mots là où il a l’habitude de poser des actes. Son comportement, nous le verrons au fil de cette analyse, s’est modifié dans le sens positif dès lors que cette situation s’est déroulée.

D’autre part, ma prise de position lui a symboliquement rappelé l’existence d’un cadre qu’il n’a en aucun cas "brisé" et qui, de ce fait, ne l’a pas abandonné. Si je me réfère à ce que j’ai tenté de développer dans le chapitre précédent, je peux considérer que ce "Non" ne lui a pas imposé un sentiment de culpabilité ; au contraire, il lui a permis de se l’imposer lui-même par la reconnaissance de ses actes. En d’autres termes, il n’a pas éprouvé un sentiment de culpabilité parce que je l’ai symboliquement abandonné à lui-même en raison de son attitude mais parce qu’il s’est comporté de manière inadaptée avec moi.

Le "Non" de l’éducateur, c’est le côté non destructible de l’éducateur. En disant "Non" à Joseph, je lui dis en fait que ce n’est pas parce qu’il a exercé toute la pression possible sur moi qu’il m’a "détruit" (symboliquement). Ceci voudrait alors dire, à ses yeux, qu’il a perdu, à cause de son attitude, la figure paternelle à laquelle il semble avoir besoin de se confronter pour pouvoir se développer. En fait, je lui ai montré que j’étais encore là, toujours là et bien vivant pour lui indiquer à la fois qu’il ne me maîtrise pas et que je garde à cette occasion le pouvoir de dire "Non" et par conséquent le pouvoir de dire "Oui". J’ai le sentiment aujourd’hui que Joseph a voulu vérifier s’il ne m’avait pas symboliquement "détruit" afin de s’assurer, inconsciemment, que je n’avais pas cessé de "l’aimer" et que le cadre, représenté et tenu par moi-même depuis mon arrivée, ne l’avait pas abandonné mais qu’il était toujours présent. Joseph s’est donc aperçu que son attitude ne m’avait pas éloigné de lui et que j’allais donc continuer à "être avec" lui. En disant "Non", je lui ai signifié symboliquement que j’étais à la fois capable de recevoir sa haine et que j’étais également capable de le frustrer.

L’apprentissage de la frustration permet de passer du principe de plaisir au principe de réalité. Joseph a donc pris conscience des limites qu’il avait franchies et il a pu sortir de sa toute-puissance. Ainsi, il a pu ressentir une certaine forme de "culpabilité justifiée" à l’égard de ce qu’il m’avait témoigné précédemment. À cette occasion, il a accédé au statut de sujet et il a commencé à prendre conscience de certaines de ses difficultés. En disant "Non", j’ai offert à Joseph la possibilité de réaliser à la fois qu’il avait déplacé son agressivité sur ma personne alors que j’étais totalement étranger à l’origine de son agressivité et que je ne l’avais pas pour autant rejeté - "abandonné" -.

Si l’on se réfère à la réflexion de Winnicott sur ce sujet, nous pouvons envisager que mon attitude a permis à Joseph de ressentir de la sollicitude. Winnicott utilise le terme "sollicitude" « pour décrire d’une façon positive un phénomène qui négativement se traduirait par culpabilité » 18 . En d’autres termes, la sollicitude renvoie à la responsabilité de l’individu. Pour Winnicott, elle « exprime le fait que l’individu se sent concerné, impliqué et que, tout à la fois, il éprouve et accepte une culpabilité » 19 . Pour Winnicott, seul l’environnement humain peut reconnaître et favoriser « la tendance innée de l’enfant à la sollicitude » 20 . L’enfant qui a une tendance antisociale a besoin d’exprimer, en toute sécurité, son agressivité pour pouvoir ensuite éprouver un sentiment de sollicitude, non pas parce qu’il a, pour le coup, "détruit" l’éducateur mais parce qu’il a tenté de le détruire. Ce sentiment lui a ensuite permis de ressentir le désir de réparer : « L’idée de détruire l’objet surgit, le sentiment de culpabilité apparaît, et il en résulte un travail constructif » 21 . Ceci dit, il convient d’indiquer, en regard de Winnicott, que « lorsque cette simple séquence commence à avoir un sens, à devenir une réalité ou à prendre de l’importance, c’est que l’individu a atteint un certain niveau de développement affectif » 22 .

En regard de ce qui s’est joué pour Joseph à partir du moment où cette situation s’est passée, je ne peux qu’observer une attitude éducative qui s’est avérée bénéfique pour lui. De l’avis de tous (l’hôpital, le milieu scolaire, l’équipe éducative, ses parents), son comportement et sa façon d’"être avec" les autres se sont modifiés, progressivement, dans le sens positif. Cette prise de conscience collective a été officiellement signifiée environ un mois après cette situation. Globalement, la prise en charge de Joseph, si elle a été au préalable difficile et délicate, est devenue davantage une question de prévention, de rigueur, de patience, d’humour parfois, de soutien et d’encouragement. La prise en compte de ces différents éléments m’amène à penser qu’il y avait dans sa démarche une demande inconsciente d’un "Non".

Il convient d’ajouter que le comportement de Joseph s’est totalement métamorphosé dans le sens positif dès le premier jour qui a suivi cette situation, c’est-à-dire dès le lendemain. En effet, il est passé de la fuite à la recherche de ma présence et cela s’est concrétisé par de nombreuses demandes pour que je partage avec lui différents "temps de vie" : être assis à côté de lui aux moments des repas, lui raconter une histoire au moment du couché, le déposer à son club de foot, lui apprendre les premiers gestes du nageur, lui apprendre à se coiffer, l’aider à faire son lit, l’aider à faire ses devoirs 23 , aller partager une partie de football (dans le gymnase ou à l’extérieur dans l’enceinte de l’institution)…Bien que je n’aie aucune connaissance théorique à ce sujet, j’ai le sentiment d’avoir représenté, symboliquement, la fonction du Père.

Nous verrons bientôt que ces différents accompagnements m’ont permis d’appréhender en amont les difficultés de Hyacinth et nous verrons comment je suis parvenu à "nourrir" la relation éducative tout en introduisant, parfois avec humour, le devoir de modifier certaines de ses attitudes. Avant cela, je vais tout d’abord traiter le chapitre suivant et tenté de mettre en avant les enjeux qui se cachent derrière l’élaboration d’un cadre qui se veut davantage et en premier lieu au service de l’éducateur. Cette partie de l’analyse devrait, dans un premier temps, nous permettre de comprendre un peu mieux l’attitude de Hyacinth. Dans un second temps, elle devrait nous permettre de mesurer la fonction soignante que le cadre est en mesure de fournir.

2.3 Un cadre au service de l’éducateur

Pour traiter cette question, il m’a semblé judicieux de m’appuyer tout d’abord sur ce que j’ai observé et tenté de développer au sujet de l’attitude éducative d’un éducateur (pages 15 et 16). Comme je l’ai supposé, cette dernière peut être qualifiée d’incohérente car elle se traduit par une contradiction : tantôt elle autorise, tantôt elle réprimande et cela en référence à une situation similaire. De ce fait et en regard des enjeux cliniques qui se cachent derrière la tendance antisociale, Joseph ne semble pas pouvoir se référer au cadre que lui propose cet éducateur car il n’est pas suffisamment fiable - sécurisant - pour lui. En réalité, cet éducateur lui propose deux cadres indiquant respectivement deux manières d’être. Le premier pose des limites et par conséquent des points de repère tandis que le second n’en pose aucune. Lorsque Joseph se trouve sous la responsabilité de cet éducateur, il est complètement insécurisé à l’idée de pouvoir se retrouver seul, à un moment donné, pour affronter ses poussées instinctuelles. À cette occasion, et nous l’avons vu, Joseph met tout en œuvre pour obliger cet éducateur à le prendre en main et cela semble pouvoir s’expliquer par le fait qu’il n’est pas, actuellement, en mesure de le faire seul. C’est peut-être pour cette raison qu’il s’attaque, non pas tant à la personne que peut représenter cet éducateur, mais au cadre que ce dernier lui propose.

Il me semble que cette réflexion mérite d’être mise en lien avec celle de Winnicott au sujet de l’agressivité engendrée par la peur.

Pour lui, l’individu « cherche à ce qu’on exerce sur lui un contrôle efficace » 24 . En précisant que la pratique d’une autorité sûre « empêche les débordements d’agressivité d’une part et qu’elle permet à l’enfant de mettre en scène certains éléments mauvais et d’en jouir sans danger » 25 d’autre part, Winnicott met en lumière l’angoisse que peut ressentir l’enfant antisocial lorsqu’il n’est pas suffisamment "enveloppé" par le cadre. Cette angoisse agit directement sur lui et ses différents troubles sont redoublés. Il semblerait que cette réflexion soit en mesure de se juxtaposer à ce qui se joue pour Joseph lorsqu’il se trouve en présence de cet éducateur. Cette possibilité - qui ne peut être entendue par la reconnaissance de l’inconscient - me laisse envisager, au même titre que Winnicott, que l’enfant à tendance antisocial a besoin de "crier sa colère" autant qu’il a besoin de quelqu’un qui le « frustre et supporte sa haine » 26 .

Pour que cette séquence puisse se dérouler, l’éducateur doit pouvoir témoigner d’un cadre qui se veut à la fois "ferme et fidèle" pour qu’il puisse offrir la fonction soignante qu’il est en mesure d’offrir. Pour répondre favorablement à cette volonté, l’éducateur doit, avec ses collègues de groupe, élaborer un cadre auquel il pourra, en permanence, se référer. En d’autres termes, les éducateurs doivent fonder leur action éducative sur un consensus pédagogique qui aura été au préalable élaboré. Il m’apparaît judicieux d’introduire une réflexion que Racamier a mené au sujet du cadre. Pour lui, « Ce qui fonde le cadre, c’est un espace, un rituel, des repères temporels, des règles et des limites » 27 .

Ce qui compte davantage dans le cadre, c’est qu’il a la possibilité de donner de la valeur à la parole de l’éducateur. En "produisant" quotidiennement et à chaque instant une pratique et une parole qui témoignent, de par leur constance, d’une certaine fiabilité, l’éducateur offre à l’enfant à tendance antisocial le cadre sécurisant dont il a besoin pour commencer à « réparer dans la vie réelle ce qui a été endommagé dans ses fantasmes » 28 . C’est en prenant conscience de ce cadre que l’enfant à tendance antisocial pourra réfléchir sur ses actes et sur leurs portées. À partir de là, il accède au statut de "sujet" et il peut commencer à apprendre à mentaliser ses conflits internes ; ce qui lui permettra progressivement de "barrer" le passage à l’acte.

La dimension de la parole de l’éducateur joue par conséquent un rôle fondamental dans l’"être avec" l’enfant asocial. Elle témoigne d’un cadre portant la Loi, l’interdit et le droit auquel l’éducateur se réfère pour soutenir la relation éducative et, de ce fait, elle témoigne d’un cadre auquel l’enfant qui a une tendance antisociale peut se référer pour identifier puis modifier ce qui chez lui pose problème. Par sa cohérence, le cadre offre des repères et des modèles identificatoires. Ce rôle aurait normalement dû être tenu par les parents mais l’enfant n’a pas pu trouver une identification positive au sein de sa famille. À cette occasion, la confiance en l’adulte est faussée et c’est pour cette raison que l’éducateur doit être cohérent dans sa pratique éducative.

En lui parlant, l’éducateur aide l’enfant qui a une tendance antisociale à mettre des mots sur ses craintes et sur ses angoisses. En outre, il l’aide, en tant que Surmoi, à prendre conscience de l’existence d’un Ça un peu trop dominateur qui, de surcroît, ne semble pas offrir la satisfaction recherchée. Pour lier cette remarque à ce que j’ai observé de la tendance antisociale, il convient d’indiquer que l’enfant asocial ne se satisfait jamais de ce qu’il vient d’acquérir. Il persiste à vouloir encore autre chose puis de nouveau autre chose et cela sans fin. Il me semble que l’enfant qui a une tendance antisociale, séparé de son père et de sa mère - de ses frères et sœurs éventuellement - cherche quelque chose (de bon) qui lui a été retiré et qui, à ses yeux, lui revient de droit : un cadre, à la fois ferme et aimant, qui soit en mesure de lui offrir les soins dont il n’a pas bénéficié et dont il a besoin pour se développer. En suivant Winnicott, nous pouvons considérer que l’espoir est au cœur de la conduite antisociale. En obligeant quelqu’un à le prendre en main, l’enfant qui a une tendance antisociale espère, inconsciemment, quelque chose. Ce quelque chose, c’est un cadre, et c’est auprès de l’éducateur qu’il le revendique.

Si l’on prend en compte cette possibilité, nous pouvons considérer que la cohérence entre les différents membres d’une équipe est primordiale. Peu importe comment elle s’organise chez chaque éducateur, ce qui compte, c’est que la parole de chacun puisse circuler et qu’elle soit porteuse du consensus pédagogique qui a été construit au préalable.

En élaborant un cadre éducatif qui est en lien avec les difficultés rencontrées, l’équipe éducative se donne un support à la relation ; une identité professionnelle à laquelle chaque éducateur peut se référer pour soutenir sa parole et son discours éducatif. La cohérence qui se dégage de cette pratique offre à chaque jeune la possibilité de se référer à la parole de l’éducateur, à la parole de l’équipe toute entière. De là, nous pouvons envisager que le cadre est tout d’abord au service de l’éducateur et nous pouvons supposer que la fonction soignante qu’il est en mesure d’offrir dépend de sa mise en application et plus particulièrement de sa cohérence dans son utilisation. Il convient de préciser que le cadre n’est pas un outil de répression ; il est un point de repère qui offre à chaque éducateur puis à chaque enfant la possibilité de se situer.

Cela me renvoie vers les nombreuses situations que j’ai vécues avec Joseph. Toutes ont été précieuses pour que je puisse à la fois repérer ses difficultés et pour que je puisse lui présenter le cadre auquel il allait devoir se confronter à chaque fois qu’il "croiserait mon chemin". Ainsi, je lui ai offert, de par ma cohérence et ma persistance, la possibilité de mentaliser ses conduites et la possibilité de se situer un peu mieux par rapport à lui-même et par rapport aux autres. Le cadre auquel je me suis en permanence référé pour soutenir la relation éducative m’a permis de témoigner d’une certaine forme de fidélité dans ma "manière d’être" et dans ma manière d’appréhender chaque situation. J’ai pu en mesurer les bienfaits tout au long de ce stage. Ainsi, le cadre ne tend pas à brimer les attitudes mais il tend à leurs donner une valeur et un sens.

Intervenir auprès d’enfants que l’on dits antisociaux n’est pas une tâche facile. Les injures, les actes destructeurs, les coups parfois, font partie du quotidien et l’éducateur doit savoir se détacher de l’agressivité qu’il reçoit pour pouvoir la percevoir comme un moyen de démarquage pour que, en définitive, l’enfant qui a des troubles du caractère et du comportement s’affirme en tant que sujet. Le cadre offre à l’éducateur la possibilité de témoigner d’une attitude cohérente à laquelle l’enfant peut se référer pour agir, de lui-même, sur son comportement. Dans la relation qui le lie à l’enfant qui a une tendance antisociale, l’éducateur doit donc veiller à accompagner le jeune vers un autre mode de communication : celui de la parole. Cette dernière est à la fois porteuse du cadre et elle met en mots ce qui se traduit par des actes. Ainsi, elle est la valeur constituante de la relation éducative avec un enfant qui a une tendance antisociale.

2.4 Ce qui mérite d’être introduit dans la relation éducative avec un enfant qui a une tendance antisociale

Il m’a semblé important de consacrer un chapitre à la relation éducative avec un enfant qui a une tendance antisociale.

La relation éducative tient en une rencontre humaine, singulière et complexe. Elle renvoie à la rencontre de subjectivités, d’histoires, de blessures…Elle renferme une relation transférentielle entre l’éduqué et l’éducateur. De ce fait, l’éducateur doit perpétuellement interroger sa pratique éducative. Cela passe par une analyse des diverses actions qu’il produit quotidiennement et par une analyse des diverses situations qu’il vit avec chaque enfant. L’éducation doit être conçue comme une collaboration avec le jeune et l’éducateur doit veiller à ne pas imposer la relation mais il doit au contraire l’encourager par la parole et la manière d’"être avec". Ce dernier doit donc connaître l’histoire familiale et les principales difficultés de chaque enfant pour être en mesure d’affiner sa pratique éducative. Comme le précise M. Lescure 29 , l’éducateur « ne peut aider l’enfant à franchir les divers stades de son développement s’il ne le connaît pas, et cette connaissance implique la perception de l’autre comme un "sujet" c’est-à-dire quelqu’un qui tend à la plénitude de sa personne, libre et créatrice » 30 . « L’enfant arrive au monde avec un bagage héréditaire dont nous connaissons de jour en jour davantage la complexité et l’importance. Ce n’est pas seulement une statue que nous allons tels des Pygmalions inspirés, modeler à notre gré. Si nous y arrivons parfois à force d’adresse, cela n’est pas toujours sans dommage. Car l’enfant a une individualité psychologique, qui lui est aussi propre que son individualité biologique. Il nous faut la respecter et n’intervenir qu’avec prudence et sagesse, en ayant une vue précise des objectifs éducatifs à atteindre en fonction du rythme de développement de l’enfant » 31 .

Un éducateur qui reconnaît l’enfant sera en retour considéré par l’enfant. Ainsi, il convient pour lui de se mettre à la portée de l’enfant, de l’écouter, de l’encourager à s’exprimer, à agir. Il doit établir un climat favorable « à la prise de conscience, par l’enfant, de sa qualité unique d’être humain, en voie d’évolution. Mais l’enfant est une personne qui ne peut prendre conscience de cette qualité que si d’autres la lui reconnaissent. Lui-même doit accéder grâce à ce processus de relations interpersonnelles à la reconnaissance de l’autre comme une personne, dont il respecte la liberté et la dignité » 32 .

L’éducateur doit avoir conscience que ses responsabilités sont grandes et que son métier est complexe. Son action éducative doit être perpétuellement remise en question et cela dans un seul but, celui de mener à bien la mission éducative qui lui est confiée.

Chaque enfant a besoin d’une attention particulière mais il y a plus d’enfants que d’éducateurs pour s’en occuper. Il est donc primordial pour l’éducateur de se rendre régulièrement disponible pour organiser, à un moment donné, un moment privilégié avec un enfant (jeu de société, console, sport, activités manuelles, discussions…).

Ce temps, propice à l’échange, lui permet de répondre favorablement au suivi individualisé. C’est un moyen qui offre la possibilité d’être en relation avec l’enfant et, de ce fait, il favorise la reconnaissance, l’écoute et la compréhension. Par ailleurs, il permet à l’éducateur autant qu’à l’enfant de sortir de la pression quotidienne et il favorise ainsi l’émergence d’une autre forme de relation beaucoup plus apaisée qui se caractérise davantage par l’échange verbal que par la confrontation. C’est une occasion donnée à l’un comme à l’autre pour apprendre à mieux se connaître.

Il convient également d’indiquer que tous les moments passés avec un enfant (relation duelle) qui a une tendance antisociale sont précieux pour l’éducateur. En effet, il m’est arrivé à de nombreuses reprises de devoir accompagner, seul, un(e) jeune à l’extérieur de l’I.T.E.P. Ces moments ont toujours encouragé l’échange et, de ce fait, ils m’ont permis d’apprendre à connaître chaque jeune. D’une façon générale, ils m’ont à la fois permis d’aborder les difficultés, les attentes et les craintes de chacun(e) et ils m’ont permis de signifier symboliquement le cadre, c’est-à-dire la place et le rôle, que je me proposais de jouer dans la relation : « Si un jour tu ne te sens pas bien, je veux bien être là pour essayer de t’aider à surmonter ce qui t’angoisse. Je n’ai pas de remède miracle mais je sais combien il est important de dire avec des mots (et non avec des actes) ce qui nous tracasse. Je ne t’impose rien, je te dis juste que si tu ressens un jour le désir de parler avec moi, n’hésites pas à me le faire savoir ». Il m’apparaît important de préciser que je lui signifiais systématiquement qu’il (elle) avait la possibilité de choisir son interlocuteur et qu’à cette égard, (il) elle devait solliciter la personne avec laquelle il (elle) se sentait le plus en confiance, tout en sachant que cette dernière, dans un souci de cohérence, ferait part du contenu de l’échange à ses collègues.

Cette pratique m’a permis de tisser de nombreux liens avec chaque enfant et je me suis progressivement rendu compte qu’ils me sollicitaient fréquemment pour que je leur donne un avis, un conseil, ou encore pour que je partage un jeu, ou pour que je me mettes à leur écoute pour qu’ils (elles) puissent me faire part d’une difficulté (« Je n’arrive pas à faire mes devoirs, tu peux m’aider. »), d’un problème (« Quelqu’un m’a volé mon CD. ») ou d’un tracas (« Mes parents se sont disputés ce week-end, ils veulent divorcer. »). Je me suis toujours, dans la mesure du possible, rendu disponible pour répondre favorablement à ces diverses demandes. Par ailleurs, je me suis systématiquement référé à l’équipe pour m’assurer que je pouvais répondre favorablement à la demande d’un enfant. Dans un souci de cohérence d’une part et pour me permettre d’autre part d’analyser, au moins un minimum, le contre-transfert, c’est-à-dire sur ce qui m’a affecté, touché ou bousculé au cours d’un moment passé avec un(e) enfant, j’ai toujours fait part du contenu de l’échange tel que je l’ai perçu : les dires de l’enfant et mes diverses prises de position.

Cette pratique m’a ainsi permis de garder un certain recul sur les diverses situations que j’ai rencontrées tout au long de mon stage. La relation éducative avec chaque jeune a été singulièrement balisée, cadrée et très ouverte sur l’échange. Cela m’a permis d’être sensible à l’angoisse de chaque enfant et j’ai pu appréhender la nature de leurs difficultés, notamment en ce qui concerne le rapport aux règles et à l’autorité.

Il me semble avoir énormément encouragé l’échange, l’interaction avec chaque enfant et cela m’a permis d’entretenir des relations avec chacun d’entre eux.

Le travail éducatif repose tout d’abord sur une relation. Sans elle, il n’y a pas de travail éducatif. Le support éducatif est ainsi le moyen qui peut induit facilement l’échange et, par conséquent, la relation éducative. De ce fait, nous pouvons considérer qu’il est un outil indispensable dans l’"être avec" un(e) enfant qui a une tendance antisociale.

2.41 Le support éducatif

Pour traiter cette question, je vais m’appuyer sur une situation vécue avec Joseph et la manière dont je l’ai appréhendée. Comme je l’ai souligné dans le chapitre consacré à la présentation et l’analyse du contexte de la situation (page 10), je remarque après plusieurs jours de stage que Joseph est plutôt distant avec moi. Je décide alors de lui proposer de participer à diverses activités : console, football, baby-foot. Je n’ai qu’un seul objectif, celui d’"être avec" lui. Il accepte à plusieurs reprises que l’on aille jouer au football. Il me confie rapidement qu’il « adore» ce sport et je réalise que c’est pour lui une vraie passion. Pour moi, il se dessine alors un support à la relation que je vais, tout au long de mon stage, utiliser pour favoriser à la fois le dialogue et son suivi éducatif. Il convient de préciser que j’ai pratiqué le football en club durant une quinzaine d’années et, il m’a donc été facile de le captiver.

Progressivement, Joseph se met à me demander très fréquemment de partager avec lui une partie de football. Je réponds par l’affirmative à chaque fois que c’est possible et je constate aujourd’hui que nous avons passé de nombreuses heures à shooter dans un ballon. À chaque fois que nous allons jouer au foot, je lui propose de participer à de nombreux jeux de ballon avec des règles bien précises (shooter chacun notre tour dans le ballon, effectuer un geste précis…). Bien sûr, Joseph les enfreints unes à unes mais je le laisse faire pour pouvoir ensuite intervenir en toute légitimité et dans un seul but : l’aider à réfléchir sur les causes et les conséquences de ses actes. Progressivement, il s’est mis à respecter les règles de jeu que je lui fixais et je me suis chargé d’effectuer des liens entre sa capacité à pouvoir respecter les règles du Football avec sa capacité à respecter, d’une façon plus générale, la Loi.

Je me souviens d’une situation où Joseph avait tendance à monopoliser la balle alors que nous devions shooter chacun notre tour. Je suis parti m’asseoir et je l’ai regardé, sans rien dire. Joseph m’a demandé très rapidement pourquoi je ne jouais plus. Lorsque je lui ai répondu qu’il avait tendance à monopoliser la balle parce qu’il n’avait peut-être pas envie de partager ce moment avec moi, il m’a répondu : « Je m’excuse mais j’ai toujours envie de shooter dans la balle ». Lorsque je lui ai expliqué qu’il allait sans doute avoir de nombreuses années devant lui pour satisfaire son désir de shooter dans le ballon, il a spontanément adopté une autre attitude et il s’est mis à respecter ce qu’il avait au préalable transgressé.

Les nombreux moments passés avec Joseph m’ont permis de me rapprocher de lui. Nous sommes devenus, dans le cadre de ces paries de football, très complices et cela m’a permis d’aborder avec lui quelques unes de ses difficultés. Tout en témoignant une attitude "exemplaire" quant au respect des règles du jeu (de la Loi) et au respect de certaines valeurs (le respect de l’autre, le respect du matériel et le respect de soi), j’ai veillé à lui signifier toutes les attitudes positives et toutes les attitudes négatives qui pouvaient survenir durant le temps de jeu tout en lui proposant de réfléchir ensemble aux bienfaits et aux méfaits de celles-ci. De là, nous avons eu de nombreuses discussions sur la pratique du football, sur le professionnalisme et, il m’a été plutôt facile de lui expliquer, dans le sens où je m’adressais à un passionné, que tout footballeur a besoin de ses coéquipiers pour pouvoir participer à un match de foot. Il m’a été également facile de lui faire comprendre qu’il devait prendre soin du ballon et de l’air de jeu s’il voulait pouvoir jouer de nouveau et il m’a été facile de lui faire entendre que le footballeur devait veiller à entretenir sa forme physique en ayant notamment une bonne hygiène alimentaire et une bonne "hygiène de vie" (ne pas consommer d’alcool, ne pas consommer de cigarettes, ne pas consommer de drogue). En dernier lieu, il m’a été facile de lui faire comprendre que la présence des règles et de l’arbitre était nécessaire.

En d’autres termes, ces moments ont été précieux pour que j’aborde avec lui la question de la vulgarité, sa manière de s’alimenter, sa consommation de cigarettes, son manque de respect à l’égard de ses camarades, son insolence à l’égard des adultes. Je me suis mis à lui parler, à énormément lui parler, calmement, pour lui expliquer pourquoi et dans quelle mesure son comportement n’était pas toujours adapté. Sans le juger et sans le bousculer, je me suis mis à lui proposer de se comporter différemment et d’essayer, après coup, de mesurer la portée de ses attitudes. La dimension de la parole a donc été d’une importance capitale. Elle m’a permis de "barrer", momentanément, l’emprise du réel et elle m’a donc permis d’introduire à la fois du symbolique mais également de l’imaginaire. La situation réelle de Hyacinth (ses troubles du comportement, sa situation familiale, l’internat) est très lourde à porter. Il vit avec chaque jour et, il doit, de surcroît, l’affronter quotidiennement dans et par l’idée que l’institution dans laquelle il évolue la lui rappelle à chaque instant. C’est pour cette raison qu’il m’est arrivé à de nombreuses reprises de m’appuyer, avec humour, sur les multiples exploits de Zidane pour éveiller l’imaginaire de Joseph afin qu’il sorte, temporairement, de sa situation réelle. J’ai remarqué des effets positifs dans son comportement : peu à peu, il s’est mis à prendre conscience de ses difficultés et des efforts qu’il pouvait réaliser pour les surmonter.

En définitive, Joseph s’est mis à appliquer certains de mes conseils et son comportement (les injures, la consommation de cigarettes, l’opposition aux tâches liées à la vie en collectivité, l’insolence, la tenue à table notamment) s’est modifié dans le sens positif. J’ai donc veillé à mettre systématiquement en valeur ses efforts et les bienfaits de ces derniers ; je l’ai beaucoup encouragé et soutenu lorsqu’il s’énervait ou lorsqu’il perdait patience. Le football a été un tiers précieux ; il m’a donné la possibilité d’"être avec" Joseph et, de ce fait, il a énormément "nourri" la relation éducative.

D’un point de vue analytique, le Moi de Joseph a fait la connaissance de mon Moi par rapport à quelque chose que l’on a en commun et qui, à cette occasion, nous lie. Son Moi s’est identifié à un Moi idéal que je peux représenter à travers le "savoir jouer au foot". Au fil du temps, j’ai remarqué que Joseph s’employait à essayer de reproduire les mêmes gestes que moi et qu’il me demandait très souvent de lui apprendre un nouveau geste. Ainsi, il a fait une introjection. Il m’a pris pour un objet idéal et il s’est symboliquement identifié à moi.

Le support éducatif est un outil de travail précieux : il encourage la relation éducative. Ce temps privilégié favorise l’échange et il donne à l’éducateur l’occasion d’aborder et de mentaliser avec l’enfant les difficultés, les craintes et les angoisses que l’enfant peut éprouver. D’autre part, le support éducatif donne à l’éducateur et à l’éduqué la possibilité de pouvoir montrer un autre visage d’eux-mêmes. Le premier est plus serein, plus apaisé et plus à l’écoute car il n’est pas en prise avec le poids du collectif et le second n’a pas besoin d’agir contre l’environnement pour attirer l’attention sur lui car il sait qu’il bénéficie, à ce moment là, de toute l’attention de l’éducateur.

D’une façon plus générale, partager des moments "privilégiés" (accompagnement dans un club de sport, jeux, aide aux devoirs, pratique d’un sport…) avec un enfant qui a une tendance antisociale est capital pour que l’éducateur réponde favorablement au suivi de chaque jeune. En définitive, ces temps contribuent à l’émergence du sujet : c’est en parlant avec l’enfant que l’éducateur lui donne la possibilité de s’exprimer et c’est en s’exprimant que l’enfant devient un sujet. À partir de là, l’éducateur peut repérer la ou les angoisses de l’enfant et, c’est à partir de ce repérage qu’il est en mesure de comprendre les enjeux qui peuvent se cacher derrière telle ou telle conduite et il est donc en mesure d’ajuster ses interventions. Par conséquent, les temps "privilégiés" sont primordiaux pour que l’éducateur puisse anticiper et ainsi prévenir la conduite antisociale. Cela m’amène à aborder la partie suivante consacrée à la prévention.

2.42 La prévention

La démarche de Joseph tend à exclure les autres jeunes. En effet, il me demande presque tous les jours si je veux aller jouer au football avec lui. Il m’apparaît nécessaire de "barrer" la relation exclusive qu’il essaie (inconsciemment ?) de tisser avec moi. En effet, je ne peux pas lui consacrer tout mon temps. Il me faut donc lui restituer la place des autres jeunes et le rôle qu’il me faut également jouer auprès d’eux. Pour cela, il me semble nécessaire de le "préparer" au sentiment de frustration qu’il pourra peut-être éprouver lorsque je lui dirai que je ne peux pas répondre favorablement à une de ses demandes. De ce que j’ai observé tout au long de mon stage, le sentiment de frustration éprouvé par l’enfant qui a une tendance antisociale se traduit généralement par de l’agressivité. Pour Winnicott, l’agressivité « est d’abord une réaction directe ou indirecte à la frustration » 33 . Je me suis régulièrement confronté à l’agressivité verbale d’un enfant en réponse à un "Non" à une demande quelconque (« Tu peux m’emmener à Besançon ? ») ou en réponse à un simple rappel à l’ordre (« Tu peux surveiller ton langage. »). La prise en compte de ces éléments m’a amené à introduire de la prévention dans ma pratique éducative.

En somme, il s’agit d’introduire symboliquement le "Non" avant que l’enfant qui a une tendance antisociale n’ait à le vivre réellement. Lorsque ce "Non" arrivera, il aura les "outils" nécessaires pour le comprendre et l’accepter car il l’aura au préalable envisagé. Ainsi, l’agressivité déclenchée par le sentiment de frustration s’amoindrit et le passage à l’acte laisse place aux mots. Globalement, il s’agit de restituer symboliquement le cadre qui fonde les droits et les devoirs de l’éducateur. Dans un premier temps, ce procédé offre à l’enfant qui a une tendance antisociale la possibilité d’intégrer le "Non" de l’éducateur avant qu’il n’ait à le vivre réellement et il favorise dans un second temps l’accès au principe de réalité. À ce stade de la réflexion, nous pouvons envisager que la prévention est en mesure de "barrer" à la fois la relation exclusive, le sentiment de frustration et le passage à l’acte. Par conséquent, elle joue un rôle capital dans la relation avec un enfant qui a une tendance antisociale. Elle lui permet d’apprendre à canaliser ses émotions par la mise en mots de celles-ci. Il me semble nécessaire d’illustrer mes propos avec la description très synthétique d’une situation pouvant mettre en lumière ce que je tends à développer ici.

Lorsque Joseph me demande pour la première fois de jouer au football avec lui, je lui réponds spontanément que je dois tout d’abord vérifier si c’est possible : il n’y a que trois éducateurs pour assurer la prise en charge de 8 jeunes. Je lui précise que si ce n’est pas possible, je veillerai à organiser un temps où nous pourrons, peut-être avec d’autres jeunes, participer à un match de football. Finalement c’est possible et je l’accompagne au gymnase. J’ai répondu favorablement à sa demande et j’ai introduit à la fois mon rôle, l’équipe et les autres jeunes.

La seconde fois que Joseph me sollicite pour jouer au football, je suis la même "procédure" et c’est de nouveau possible. Durant le temps de jeu, je lui signifie que je ne vais pas toujours pouvoir répondre favorablement à ses demandes. Joseph me répond : « Je sais ». Je lui répliques : « C’est juste que je ne voudrais pas que tu t’énerves un jour parce que je ne peux pas jouer au foot avec toi ». Je n’en dirai pas davantage.

La troisième fois, je suis la même "procédure" tout en sachant que ça ne va pas être possible car je dois accompagner une jeune fille au judo. Je lui annonce. Joseph accepte sans problème ma réponse et il me dit : « Tant pis, on ira peut-être plus tard ».

Cette situation montre tout d’abord combien il est indispensable de parler à un enfant qui a une tendance antisociale. Ensuite, elle nous indique que Joseph a pu apprendre à différer la satisfaction de ses désirs et nous pouvons supposer qu’il a accédé au principe de réalité. Globalement, cette situation renvoie à l’importance de la parole de l’éducateur dans la relation éducative. Cette dernière donne au jeune la possibilité de mettre des mots sur les difficultés qu’il rencontre et ce processus réduit le passage à l’acte. En effet, l’enfant qui a une tendance antisociale dispose d’un nouveau moyen pour entrer en relation avec le monde extérieur : la parole.

D’un point de vue plus général, la prévention se caractérise par la mise en mots du cadre auquel l’éducateur se rattache dans la relation. Cette mise en mots aide l’enfant qui a une tendance antisociale à reconnaître, en amont, ses difficultés. Il s’agit davantage de lui restituer symboliquement ce qui pose problème pour ne pas avoir à "en rajouter" lorsqu’il y aura justement un problème.

Pour conclure, j’ai pu observer que mes actions préventives été bénéfiques pour Joseph. Ce dernier a énormément progressé et cela en raison de sa capacité nouvelle à mentaliser ses difficultés. Globalement, des progrès ont été repérés dans de nombreux domaines (socialisation, respect, travail). Pour ma part, je ne peux que constater les bienfaits de la pratique éducative que j’ai quotidiennement et à chaque instant témoignée auprès de Joseph. À cette occasion, je peux défendre que les actions préventives permettent d’appréhender en amont les difficultés de l’enfant qui a une tendance antisociale et les effets de cette pratique sont plutôt positifs. Ainsi, la prévention joue un rôle prépondérant dans la prise en charge d’un enfant qui a des troubles du caractère et du comportement.

2.5 Un paradoxe

Mon attitude éducative n’a pas eu un effet bénéfique avec Victor, un autre jeune du groupe âgé de 13 ans. Au contraire, j’ai le sentiment de l’avoir fortement insupporté. À la différence de Joseph, je ne suis pas parvenu à me placer symboliquement dans l’"être avec lui".

Ce jeune, séparé de sa famille (parents, frères et sœurs) depuis qu’il a 2 ans, est qualifié « d’insupportable » depuis son plus jeune âge. À cet égard, il a connu plusieurs lieux d’accueil (pouponnière, 3 familles d’accueil, l’établissement qui le prend en charge dans le cadre de la mesure de placement administrée par le Juge des Enfants, l’I.T.E.P. dans le cadre de son orientation liée à son handicap) et, de ce fait, une multitude d’intervenants.

D’une certaine manière, Victor a été, de par son insupportabilité, une sorte d’objet réel que l’on a fait circuler. De ce fait, il ne parvient pas à accéder au statut de sujet et cela perturbe gravement son adaptabilité à l’environnement extérieur et, de toutes évidences, l’adaptabilité de l’environnement extérieur à la problématique qui le caractérise. D’une certaine manière, j’ai le sentiment de n’avoir représenté qu’une sorte d’objet réel venant de nouveau lui rappeler son insupportabilité ; je n’ai représenté pour lui qu’un témoin de défaillance de plus et, je suis donc tombé dans une impasse. Il me semble que ma place de stagiaire, c’est-à-dire "celui qui ne va pas rester" n’a pas favorisé l’émergence de liens entre Victor et moi. Elle peut peut-être expliquer l’attitude de Victor. En effet, j’émets l’hypothèse qu’il était impossible pour lui d’introjecter ma place et mon rôle. Pour pouvoir le faire, il aurait fallu qu’il accepte une contradiction : s’attacher et se détacher de moi. Il me semble que Victor s’est davantage protégé, inconsciemment, de cet attachement possible que du rôle que j’aurais pu jouer auprès de lui. Par conséquent, la rencontre n’a pas vraiment eu lieu et je dois admettre que je ne suis pas parvenu à créer les liens qui m’auraient sans doute permis de favoriser l’émergence d’un "sujet". Victor a pratiquement tout refusé de moi (mes demandes, mes rappels à l’ordre, mes propositions pour que l’on échange sur ses difficultés). Il m’est arrivé à de nombreuses reprises de lui proposer de partager un moment privilégié avec lui (aide aux devoirs, jeux, sport) mais Victor a très souvent refusé. De plus, je dois avouer que les rares moments que nous avons passés ensemble ont été pour lui une occasion de me montrer combien il pouvait être insupportable. Ma patience, ma tolérance, mon envie de l’accompagner, mes mots n’ont malheureusement pas suffit pour construire la relation.

CONCLUSION

Ce travail d’analyse m’a amené à réfléchir à quatre grandes thèmes : la tendance antisociale, le "Non" de l’éducateur, le cadre et la relation éducative. J’ai tenté de mettre en relief les enjeux qui se cachent derrière chaque thème. Je me suis appuyé à la fois sur des situations vécues durant le stage et sur différents auteurs pour appréhender la question des troubles du caractère et du comportement.

L’enfant qui a une tendance antisociale se confronte à la Loi (du Père ?). Par des pulsions inconscientes, il oblige quelqu’un à le prendre en main. Ainsi, nous pouvons supposer, au même titre que Winnicott, qu’il a donc besoin de quelqu’un qui le frustre et qui supporte sa haine. L’enfant qui a une tendance antisociale a ainsi besoin d’une "enveloppe", d’un cadre à la fois ferme et juste qui le contienne et lui permette de libérer son agressivité. La dimension de la parole de l’éducateur joue ainsi un rôle prépondérant. Elle témoigne d’un cadre portant la Loi, l’interdit et le droit auquel l’éducateur se réfère pour soutenir la relation éducative. Nous avons pu voir que le cadre est tout d’abord au service de l’éducateur et que la fonction soignante qu’il est en mesure d’offrir dépend de sa mise en application et plus particulièrement de sa cohérence dans son utilisation. De là, nous pouvons supposer qu’il y a, derrière l’acte antisocial, une demande inconsciente de "Non" (de Nom !). L’analyse de la situation à laquelle je me suis référé témoigne de cette possibilité. Elle soulève deux niveaux : la Loi (du Père ?) et le contre-transfert (l’éducateur n’a pas le bon objet, la bonne réponse). En d’autres termes : « Non, tu n’as pas le droit » et « Non, je ne possède pas ce que tu me demandes ». De là, nous pouvons affirmer que le "Non" de l’éducateur joue un rôle fondamental dans l’"être avec" un enfant qui a une tendance antisociale. Il donne des limites, des repères et il permet l’apprentissage de la frustration. De manière générale, il contribue à l’émergence du sujet.

Au terme de cette analyse, je réalise que l’éducateur doit avoir conscience que ses responsabilités sont grandes. Son action éducative doit être perpétuellement interrogée et cela dans un seul but, celui de mener à bien la mission éducative qui lui est confiée. La relation éducative dans laquelle il s’inscrit tient en une rencontre humaine, singulière et complexe. Elle renvoie à la rencontre de subjectivités, d’histoires, de blessures…Elle renferme une relation transférentielle entre l’éduqué et l’éducateur. Chaque enfant a besoin d’une attention particulière. Il est donc primordial pour l’éducateur de se rendre régulièrement disponible pour organiser, à un moment donné, un moment privilégié avec un enfant. Ce temps, propice à l’échange, lui permet de répondre favorablement au suivi individualisé. Il permet à l’éducateur d’appréhender, en amont, les difficultés, les craintes et les angoisses de l’enfant. L’éducateur est plus à l’écoute car il n’est pas en prise avec le poids du collectif et l’enfant n’a pas besoin d’agir contre l’environnement pour attirer l’attention sur lui car il sait qu’il bénéficie à ce moment là de toute l’attention de l’éducateur. Le support éducatif convoque l’éducateur et l’éduqué ; il encourage l’échange et, par conséquent, la relation éducative. De ce fait, c’est un outil indispensable.

D’un point de vue général, l’analyse de cette situation m’a permis d’enrichir et d’affiner ma conception du travail de l’éducateur en I.T.E.P. d’une part et ma pratique éducative d’autre part. J’aurais aimé approfondir davantage ce travail d’analyse en abordant notamment la question de la fonction paternelle car il me semble avoir symboliquement joué ce rôle auprès de Joseph. Je ne m’y suis pas aventuré étant donné que cet écrit dépasse déjà, en terme de longueur, ce qui est demandé. Ceci dit, c’est une question que je compte aborder et mon stage de troisième année me permettra peut-être de réfléchir sur la question du "Nom-du-père".

BIBLIOGRAPHIE

Paul Claude Racamier , L’esprit des soins, Le cadre , Les éditions du collège, 2001,124 pages.

Donald W. Winnicott , Agressivité, culpabilité et réparation , Petite bibliothèque Payot, 144 pages. (Ce texte est extrait de D. W. Winnicott, Déprivation et délinquance , Payot.)

Mireille Lescure , Les carences éducatives, Les troubles de la relation à l’autre pendant l’enfance et l’adolescence , Edouard Privat, 1978, 222 pages.

Richard Josefsberg , Internat et séparation , Editions Erès, 1997, 152 pages.

Vittorio Lingiardi , Les troubles de la personnalité, Flammarion, 1996, pour la traduction française, 127 pages.

Evelyne Caralp et Alain Gallo , Dictionnaire de la psychanalyse et de la psychologie , Editions Milan, 2004, page 125.

1 Prénom d’emprunt.

2 Le C.D.T.R.S. est devenu un I.T.E.P. avec la loi du 8 janvier 2005 .

3 Le C.P.S.I. est devenu un I.T.E.P. avec la loi du 8 janvier 2005 .

4 Prénom d’emprunt.

5 Pédiatre et psychanalyste britannique, Donald Woods Winnicott est né en 1896 et il est mort en 1971.

6 Donald W. Winnicott, “Agressivité, culpabilité et réparation”, Editions Payot & Rivages pour l’édition de poche, traduit de l’anglais par Madeleine Michelin et Lynn Rosaz, 2004, page 12.

7 Donald W. Winnicott, op. cit., page 86.

8 Donald W. Winnicott, op. cit., page 85.

9 Donald W. Winnicott, op. cit., page 137.

10 Donald W. Winnicott, op. cit., page 86, 87.

11 Donald W. Winnicott, op. cit., page 86.

12 Donald W. Winnicott, op. cit., page 70.

13 Donald W. Winnicott, op. cit., page 73.

14 Donald W. Winnicott, op. cit., pages 137, 138.

15 Donald W. Winnicott, op. cit., page 98.

16 Donald W. Winnicott, op. cit., page 20.

17 Donald W. Winnicott, op. cit., page 25.

18 Donald W. Winnicott, op. cit., pages 39, 40.

19 Donald W. Winnicott, op. cit., page 40.

20 Donald W. Winnicott, op. cit., page 10.

21 Donald W. Winnicott, op. cit., page 106.

22 Donald W. Winnicott, op. cit., page 106.

23 Ce n’est que durant ma dernière semaine de stage que Joseph m’a demandé de l’aider à faire ses devoirs. Il convient de préciser que cela n’était jusqu’à ce jour jamais arrivé et cela démontre que Joseph n’était pas suffisamment disposé, suffisamment "libéré" pour pouvoir accepter de travailler. Au contraire, de ce que j’ai observé, il avait jusque là démontré une forte opposition au travail scolaire.

24 Donald W. Winnicott, op. cit., page 25.

25 Donald W. Winnicott, op. cit., page 25.

26 Donald W. Winnicott, op. cit., page 20.

27 Paul- Claude Racamier, « L’esprit des soins. Le cadre ». Les Editions du collège, 2001, page 23.

28 Donald W. Winnicott, op. cit., page 22.

29 Enseignante et mère de famille, docteur en psychologie, Mireille Lescure a consacré l’ensemble de sa recherche aux carences affectives dans l’éducation.

30 Mireille Lescure, « Les carences éducatives », Edouard Privat, 1978, page 200.

31 Mireille Lescure, op. cit. , page 131.

32 Mireille Lescure, op. cit. , page 199.

33 Donald W. Winnicott, op. cit., page 28.

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