mardi 03 mai 2011
MARS 2011
DU SERIEUX ET DE L'HUMOUR DANS LA PRISE EN CHARGE DES ADOLESCENTS
Docteur Robert Brès
« Je ne suis pas là pour vous distraire... »
« Je ne suis pas là pour vous distraire mais pour instruire ! Cela dit, s'il y en a que ça intéresse, je peux instruire en dix treize ans, treize ans et demi maximum après quoi je prendrai ma retraite! » (Bobby Lapointe, la leçon de guitare sommaire).
Il s'agit d'instruire ici la question du sérieux, de la mettre en examen à partir bien sûr de mon expérience de psychiatre mais aussi et, c'est plus récent, d'usager de soins. Ce que je vais vous dire relève bien sûr de la fable, au sens de dire du faux pour parler du vrai.
Il était donc une fois un mec qui depuis longtemps déjà voulait être psychiatre, pourquoi me diriez vous, l'histoire ne le dit pas, il voulait être psychiatre c'est tout; on lui avait dit qu'un psychiatre était quelqu'un qui ne s'en laissait pas conter, un type sérieux (on y vient!) qui savait ce qu'il fait, ce qu'il dit, quelqu'un d'imposant, un homme de poids; il se voyait bien volumineux et pesant, le sérieux pour lui renvoyait à quelque chose de gras, il se rêvait gros et s'était alors abondamment nourri de textes de Freud, s'était inscrit à des séminaires de psychanalyse, n'avait compris quelque chose à Lacan qu'en s'imaginant qu'il s'agissait d'un texte de Desproges (le sérieux du texte ne faisait sens que s'il pensait que ce discours n'était que du semblant) et bien sûr il avait été psychanalysé (une analyse didactique assurait-il sans y croire, insistant sur la fonctionnalité professionnelle d'une telle aventure) et il gardait un souvenir ému de cet analyste dont l'attention lui avait été si chère. Il avait aussi été voir ailleurs pour mieux comprendre et s'était risqué en ethnologie ou en linguistique; il avait ainsi Lacan dans sa tête et Saussure à son pied!.
En bref, c'était un type qui voulait écouter au risque de finir par entendre.
Alors ce mec un jour fut psychiatre, difficilement d'accord, mais psychiatre tout de même et il eut très vite des patients, tout un tas de gens aux tableaux cliniques divers et déroutants, dessinant des symptomatologies incomplètes, parfois approximatives, des résistants à l'ordre sémiologique qu'il avait, difficilement je l'ai dit, ingurgité. Il commença gravement à tenter d'en faire des séries de gens, des séries de signes (la série, c'est ce qui fait sérieux) et se crispa sur l'obligation à être sérieux, modelant son écoute sur les techniques apprises...au point qu'il s'écoutait plus qu'il n'écoutait l'autre ou du moins qu'il n'écoutait pas l'autre dans ce qu'il disait.
Un jour de l'année dernière, vous le savez peut-être, j'ai prêté l'oreille à un chirurgien ORL qui en a fait don à la science et a débuté alors pour moi un long voyage dans la jungle ordonnée de la cancérologie; un monde à part où j'ai appris à être patient, un monde que j'ai refusé de reconnaître comme étant désormais le mien, me vivant comme un Mowgli égaré et n'ayant de cesse à chercher à résister, à me faire entendre; j'ai compris le désarroi de ces patients à qui on refuse d'être dans ce qu'ils disent; j'étais face à des vérités statistiques, des protocoles consensuels, des techniques rodées, des interrogatoires formels où ce qui importait était bien mes réponses mais jamais moi dans mes réponses. J'ai expérimenté là ce que c'est qu'être absent, désubjectivé, voire déshumanisé; je n'étais plus qu'un cancer ambulant, même pas reconnu comme concerné par l'évolution de celui-ci. J'étais au mieux spectateur quasi muet des soins prodigués, avec talent je me dois de le reconnaître, et quand à la fin le cancer fut déclaré vaincu, j'aurais dû applaudir alors que je fis celui qui s'en battait l'oreille.
J'en reviens au mec de tout à l'heure, sérieux comme un pape, mais bien moins assuré que le cancérologue: son savoir était fait d'à-peu-près, de montages métaphoriques divers, de mythes et de fables, d'histoires qu'on se raconte à l'internat, d'analogies, et ce savoir se donnait l'apparence de scientificité à coups de protocoles, d'assertions, de travaux lors de conférences de consensus...la rigueur imposante des propos masquait mal l'approximation du dit; comme tous les psychiatres, le mec montrait qu'il connaissait bien la musique, sauf que les paroles étaient souvent nulles. Le complexe du psychiatre est de ne pas se soutenir d'une réelle scientificité; alors il parle et parle encore ou se retire en un silence entendu.
Le sérieux du mec qui s'y prenait (au sérieux) a vite volé en éclats d'autant qu'il avait lui-même du mal à croire à ce qu'il affichait; il jouait à faire le psychiatre en s'étonnant d'être encore psychiatre même quand il ne jouait plus; sa fonction n'était pas d'en le faire mais dans l'être psychiatre; c'est le privilège du psy: quand il ne l'est plus, il l'est encore avec le sérieux qui va avec; un psy est sérieux même s'il ne cherche pas à l'être et même quand ivre il tient une conférence sur le petit a t en Belgique, on le publie et l'étudie cherchant à connaître ce qui s'est dit tout de même; quand n'importe qui dit une blague, on le traite de comique et on n'y pense plus, quand un psychiatre dit des bêtises, ce qui en partie est mon cas ce soir, on dit qu'il est psychiatre et ça donne à penser; l'humour du psychiatre est toujours équivoque.
Comme il s'écoutait, il s'est entendu dire des mots, des phrases comme échappées de lui-même; il apprit plus tard que les mots disent de nous, ce que nous ignorons d'eux; il y a quelque chose qui échappe, quelque chose dont on ne sait même pas d'où ça vient:
- C'était un mercredi, à 14 heures, au deuxième étage d'une « Unité de soins normalisée »; Jesou était face à lui dans le bureau, comme tous les mercredi à 14 heures et délirait en toute quiétude, quand soudain il dit qu'il allait se suicider en sautant par la fenêtre, se leva et en saisit la poignée; le mec psychiatre ne bougea pas, il y avait dans ces unités un système de blocage, sauf que ce jour là, allez savoir pourquoi le système était déverrouillé et la fenêtre s'ouvrit en grand; Jésou l'enjambait quand du fauteuil derrière le bureau le psychiatre s'est entendu dire: « monsieur Jésou, l'entretien n'est pas terminé, votre place est sur votre chaise; c'était une voix off que le psychiatre reconnu comme étant la sienne, mais se demandait d'où elle avait bien pu venir; Jésou obtempéra, descendit de sa fenêtre, s'est assis sur sa chaise et reprit son discours délirant comme si de rien n'était; le psychiatre n'écoutait plus, psychiquement sidéré, les jambes tremblantes, il était encore sous le coup de son dit.
- La salle était comble de psychiatres et de psychologues, certains en formation, et il y avait José donné en « présentation de cas »; le médecin chef avait désigné d'un petit mouvement de tête l'interne chargé de mener l'entretien avec José, qui devint vite une conversation entre deux protagonistes affairés à se parler; José expliquait ses mésaventures scolaires par le peu de compétences de ses enseignants quand une question de l'interne vint: « pour vous qui aurait pu être l'enseignant idéal? » et la réponse arriva tout de go: « moi-même bien sûr! » et la conversation se poursuivit. Lors de la discussion clinique suivant l'entretien, le chef de service s’étonna de cette question, demandant à l'interne d'en répondre, de s'en expliquer; il n'en savait rien, elle lui était venue sans arrières pensées, s'était tout simplement glissée dans l'entre-deux, il n'avait là rien à redire, ce n'était qu'une intuition.
- Une intuition aussi qui fait demander à une jeune femme, inhibée, peu prolixe, mal à l'aise...au cours d'un début d'entretien destiné à un recueil de données standardisé (date de naissance, adresse, place dans la fratrie etc) si elle a un copain ou une copine, et le discours bascule pour cette patiente soulagée de pouvoir parler enfin de son homosexualité problématique. Pourquoi avoir ce jour là modifier une question standard en évoquant banalement une éventuelle homosexualité? Le psychiatre ne saurait y répondre, surpris par la tournure que prit l'entretien.
- et plein d'autres anecdotes encore, de propos intuitifs qui jalonnent la carrière de chaque psy!
L'intuition, ce qui fait dire comme à l'insu de notre plein gré, n'est pas logique, on a du mal a en répondre, à expliquer, à trouver une logique tout de même, même en tentant d'en faire une interprétation, en y cherchant un sens quitte à mobiliser notre inconscient avec l'idée que ça vient de nous, c'était « logiquement » en nous et que c'est sorti comme ça
ce quelque chose qui s'est dit ne vient peut-être pas de nous mais il surgit de la rencontre entre les protagonistes, comme un effet du discours (on reconnaît alors que sans l'autre, on n'aurait jamais dit tout ça!), un effet dialectique à l'instar du montage des films d'Eisenstein (comment la juxtaposition de deux images fait naître un sens étranger à chacune des images).
Et ce qui surgit parle à chacun:
- à l'autre bien sûr qui associe, réagit, parfois à notre insu; c'est une affordance, une saillie qui éclaire autrement le paysage: « ce que vous m'avez dit m'a sauvé la vie! »; « je me suis arrêté de boire et je pense encore à votre remarque »...on cherche encore ce qui a pu venir et faire un tel effet
- à soi: comme une révélation, un plaisir, un émoi, une ouverture, on se souvient encore longtemps de tel ou tel moment, on se la raconte et courons au réseau ville hôpital pour en parler encore
Ça parle et ça fait effets sur chacun, patient et thérapeute:
- effets de fermeture: rejet choqué « il me prend pour un con! » , absence: sidération (« il m'a bloqué » disent parfois les ados) et/ou ravissement (avec l'idée de se sentir emporté, ravi, dans une extase avec difficultés de redescendre de son petit nuage)
- effets d'ouverture à l'autre :surprise (étonnement, décalage et mobilisation) et séduction (changer de scène, jouer sur les apparences pour tirer de côté et approcher)
La nécessité de se démouler des pratiques usuelles et de trouver d'autres formes d'écoute s'est imposée quand le mec de tout à l'heure, cabossé, ébranlé, pantois, au savoir mis en pièce s'est occupé de toxicos, puis d'adolescents dit en difficultés, les « bâtards de la psychiatrie » selon Michel Ribstein ou « les nouvelles organisations psychiques » de Melman, ceux pour lesquels on ne trouve pas de filiation sémiologique, qui partagent de nombreuses particularités comme entre autre le rapport au langage;
- avec les alcooliques et les toxicomanes, ça ne rigole pas; entretien tendu, négociation serrée, gravité affichée et sérieux bien sûr...un discours minimaliste, sans ouverture, un témoignage et une attente; pas de demande, pas de rencontre, une attente plus ou moins patiente; avec un discours qui ne dit rien, des stéréotypes ânonnés comme une parole malade dans un corps malade; alors il a bien fallu les déloger, les bousculer, les surprendre comme par exemple ce toxicomane arrivant en centre de postcure, et livrant mécaniquement dés l'entretien d'entrée une histoire sordide, le témoignage sidérant de méfaits, maltraitances, ignominies subies et brusquement arrêté par le psychiatre lui opposant un « pourquoi me dis-tu tout cela alors qu'on ne se connait pas encore! Je suis un psychiatre, je ne suis pas une poubelle! Ce qui m’intéresse, c'est toi! »; s'il faut les déloger, c'est pour aller vers eux, pour tenter de les inscrire dans leur propre parole.
- Les adolescents sont aussi pour beaucoup invalides de la parole, dans une non-rencontre et une non-demande; je reprends là la fable dite de l'ânon de Mende
« Il y a en Lozère comme ailleurs des ânes qui n’en on rien à braire des demandes, des non demandes, des adolescents, adultes, non-dits et tutti quanti et il y a une espèce particulière d’âne adolescent désigné par le terme générique de l’ânon de Mende, allez savoir pourquoi, puisqu’il y en aurait aussi à Marseille ou à Montpellier.
L’ânon de Mende ne sait pas faire savoir ce qu’il souhaite obtenir de quelqu’un !
Et pourquoi donc me direz vous ?
- Parce que l’ânon de Mende ne parle pas comme nous !
Il n’a pas le même rapport au langage ; pour lui le mot est un signe (il renvoie à un sens univoque), ce n’est pas un signifiant (qui renvoie à des signifiés équivoques qu’il faut alors interpréter). Le langage est réduit à sa fonction phatique (d’interpellation comme un allo au téléphone : ça veut dire qu’il y a du monde qui cherche à vérifier qu’on est branché).
Quand l’ânon brait, parfois en verlan, parfois comme une caillera, parfois en étranger, c’est pour nous signifier qu’il est là et peut-être nous faire savoir qu’il est bien, mal, angoissé ou en rut, bref pour communiquer des impressions, pas pour dire ou demander quoique ce soit ; le braiment est un témoignage…qui peut devenir une parole dans la stricte mesure où il y a quelqu’un pour y croire et écouter de manière à ouvrir l’autre à la parole ; quelqu’un d’assez étonnant pour croire que l’ânon va parler…et qui attend, sans comprendre, mais en postulant que le braiment à du sens tout de même !
- Parce que l’ânon de Mende ne sait pas ce qu’il veut !
Il ressent des trucs bizarres comme des idées, pire !, parfois des pensées qui lui prennent la tête, mais qu’il a du mal à ressentir clairement, ça l’embrouille ; ne comprenant pas bien ce qui lui arrive, il brait mais ne dit rien, donc ne communique en rien ses besoins.
Il ne sait ce qu’il veut car vouloir, c’est aussi renoncer, et dire, c’est accepter de passer aussi sous silence ; il y a de la perte pure dans le fait de dire et dans toute demande. Si l’ânon de Mende demande, c’est qu’il accepte la perte.
- Parce que l’ânon se méfie de l’autre,
surtout si c’est un responsable, quelqu’un qui aurait à répondre ; il veut bien qu’on l’entende, mais il sait d’avance que la réponse sera frustrante, insuffisante et/ou différée dans le temps, inadaptée car mal captée.
Il se méfie du sens tordu qu’on va y trouver, du mésusage que l’on va faire de sa parole, des intentions qu’on va lui prêter ; alors, il préfère ne rien dire et laisser braire les ânes qui l’entourent ; alors, il préfère dire ce qu’il espère à un irresponsable (quelqu’un qui n’est pas là pour répondre et qui donc saura l’écouter en privilégiant son dit, sans se préoccuper d’une réponse à donner ; ou quelqu’un qui saura répondre en décalant ses propos par le détour de l’humour par exemple…quelqu’un qui joue à ne pas faire sérieux, mais qui est là quand même, sans réponse, mais avec du répondant)
- Parce que l’ânon pressent que toute demande ouvre sur la dépendance (pour lui la reconnaissance d’une soumission à l’autre, l’aveu d’une relation d’échange ratée, un déséquilibre dans la relation) et sur la dette : que va-t-il attendre de moi en échange, comment va-t-il me le faire payer?
Alors, il nous demande la lune pour nous mettre en échec ;
alors, il prend ce que pourtant on lui aurait donné, privilégiant le rapt au don ;
alors, il détruit sciemment ce qu’il obtient…ou déclare, impertinent que c’est nul, crachant dans l’assiette souvent après avoir pris soin de manger la soupe !
C’est autant de stratégies pour avoir sans demander, sans choisir, sans reconnaître l’autre dans une toute puissance, sans avoir à payer…
- Parce que la demande procède du désir,
et que le désir de l’ânon renvoie trop à l’interdit (ce qu’il n’a pas le droit de vouloir), à l’anticipation (de ce qu’il en ferait, à l’attente nécessaire pour obtenir…), à la frustration (ce qu’il obtient n’est que l’objet de sa demande, pas celui de son désir).
L’ânon fait comme s’il ne désirait pas, il énonce des besoins à satisfaire tout de suite et totalement s’il vous plait !
Ah non ! alors. »
Pour l'ado le mot est un signe pas un signifiant, ce qui oblige à des pratiques de contournements de la différence, une médiation...pourquoi pas par l'humour pour le débusquer de sa propre parole et être avec lui; ce pas de côté est souvent nécessaire.
L'humour dans la relation à l'adolescent donne du jeu (à écrire comme vous l'entendez) et lui signifie notre présence, notre écoute sans donner trop de poids au discours qui se tient, dans le but de solliciter sa présence, pour « aller le chercher » dans, sous, au delà de ce qu'il dit.
En fait, je ne sais pas ce qu'est l'humour: on m'a dit que c'était un don, mais un don de qui et pourquoi, ou un style, une posture, une inclination (avec l'idée de se pencher respectueusement vers l'autre), une humeur comme quelque chose que la nature fait couler en nous; On a de l'humour le plus souvent quand on est de bonne humeur.
Ce terme est apparu en 1760 en Angleterre, les champions de l'humour et se distinguait de l'esprit français: l'esprit est cinglant, acéré, agressif et s'exerce au seul détriment de l'autre; l'humour est un détachement de la réalité, une mise en cause, causerie, de soi et de l'autre, ça questionne et ça met au travail.
mais attention, l'humour c'est sérieux, il ne faut pas rigoler, je ne suis pas venu uniquement pour vous distraire .
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