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Pierre EYGUESIER

dimanche 07 mars 2010

DC de la formation 1

Pierre Eyguesier 2

I

Dans mon canevas, j’étais parti de la question du désir de l’éducateur, ayant à l’esprit des réminiscences psys (le désir du psychanalyste est-il un désir pur ?, etc.). Plus exactement, ma question de départ était : le désir de l’éducateur est-il un désir spécifique ? Y a-t-il quelque chose comme un « désir d’éduquer » ou la vocation des éducateurs repose-t-elle sur rien de particulier ? 3

Le désir de l’éducateur apparaîtrait dans ce dernier cas comme un désir d’éduquer pour ainsi dire intransitif, sans objet particulier qui puisse figurer à un programme, être atteint en respectant des procédures, et donc faire appel à des compétences .

Le mot était lâché, et c’est de là qu’est partie ma réflexion sur les nouveaux référentiels (de formation et de certification).

1. Cela fait vingt ans que je fréquente les éducateurs et je suis bien en peine de dire quelles sont leurs compétences. Je pense à Yves R., à Élisabeth W., que j’ai à la fois connus dans le cadre de l’école, lors de leur formation, et dans un cadre professionnel. Quelles sont leurs compétences, à ces deux-là ? Aucune, ou, du moins, ce n’est pas en ce terme que je parlerais d’eux. Yves, Élisabeth ont des idées, ils savent les défendre, ils n’ont pas leur langue dans leur poche, ils sont courageux, éveillés, ils font partie des gens qui ne vont pas au travail à reculons, etc. C’est tout cela, qui n’est pas spécifique, qui n’est pas à proprement parler une compétence au sens qu’on prête immédiatement à ce mot, qui fait qu’ils sont des éducateurs « sur qui l’on peut comp 1 ter ».

D’un agent d’assurances, d’un banquier, d’un ouvrier (d’un « opérateur » comme on le dit aujourd’hui), on dira au contraire volontiers qu’ils ont des compétences. Le premier peut avoir la compétence de se servir d’un logiciel de calcul des retraites, le second celle de faire des placements sur les marchés financiers internationaux, et le troisième de conduire une pelle mécanique. Dans ces trois « faires », ils disposent tous les trois d’un savoir-faire que d’autres n’ont pas. Ils sont capables de remplir une fonction dont d’autres sont incapables.

On voit bien que ces trois termes : compétences/fonction/ savoir-faire appartiennent au monde du travail et à celui de la technique. Je ne sais plus qui relevait (sans doute Günther Anders) que, dès l’instant où on parle de fonctions à propos du travail humain, on l’assimile au « travail mort », terme dont se sert Marx pour désigner le travail effectué par les machines.

Sauf ironiquement, on peut difficilement parler des compétences en cuisine d’une femme (ou d’un homme) : « Nous allons sûrement nous régaler ce soir, mon mari est très compétent dans le veau marengo » est une phrase ridicule. On ne commencera à en parler que si cet homme ou cette femme travaillent dans une cantine, dans un restaurant d’entreprise. La compétence apparaît alors pour ce qu’elle est : un titre à faire valoir dans la compétition appelée « marché du travail ». On ne parlera pas, du moins on ne parle pas encore spontanément, de la compétence d’un grand chef. On ne dira pas : « Paul Bocuse est compétent en cuisine », mais, plus volontiers : « C’est un artiste, c’est un très très grand chef… », etc.

On devine ici que la compétence est relative au faire, qu’elle est un savoir-faire qui se définit par sa mise en relation avec d’autres savoir-faire, dans un contexte qui est celui du travail productif et non pas celui de l’œuvre 4 .

2. Jusqu’à présent, un certain nombre de métiers ont échappé au monde du faire. Ce sont, justement, les métiers dont Freud disaient qu’ils étaient impossibles, au sens où ils comportent une part irréductible (du moins le pensait-on jusqu’à aujourd’hui) d’irrationnel et d’imprévisible – on sait que Max Weber définit à l’inverse le capitalisme comme le monde du rationnel et du prévisible.

Tout ce qui est « humain trop humain » : parler, aimer, désirer, manger, baiser, mourir, être handicapé, fou, timide, autoritaire, etc. n’est pas une compétence. C’est peut-être une qualité, un état ou un trait de caractère, mais certainement pas une compétence 5 .

Or, notons-le, c’est justement quand on sort du domaine de la production (de la machinerie de production qui met en compétition les hommes entre eux et donc ne s’intéresse qu’à des compétences), qu’on parle de spécialisation.

On en déduira que ceux qui n’ont pas de compétences sont « spéciaux ». On pourrait dire, en forçant un peu le trait, qu’ils sont spécialistes de l’incompétence. En tout cas, ils n’entrent pas dans la course, de plus en plus féroce, vers les quelques places enviables qu’accorde aux hommes l’économie productiviste globalisée.

Mais il n’est pas sûr que la situation ne soit pas en train de changer. On entrerait alors (on entre ?) dans un monde où même l’impossible, même ce qui relève de l’agir et non pas du faire, est en passe d’être nommé et évalué en termes de compétences.

Quand on retire les allocations familiales à des parents, n’est-ce pas suivant l’idée qu’ils sont incompétents en tant que parents ? Le jour n’est donc peut-être pas si loin où l’on parlera d’une mère compétente, d’un homme politique compétent, ou d’un psychanalyste compétent 6 . Ce jour-là, éduquer, gouverner et psychanalyser ne seront plus des métiers impossibles.

On voit bien que ce qui échappe à la compétence, c’est l’humanité elle-même. L’homme (et la femme) sont par définition incompétents dans tout ce qui a trait à leur humanité. Ils sont incompétents pour vivre, pour mourir, et pour élever des enfants. C’est même cette incompétence, cette absence de savoir-faire sur tout ce qui est humain, qui fonde la condition humaine. C’est parce que je n’ai pas de savoir-faire pour ce qui est de vivre, mourir, aimer, que je vais m’engager dans une action, que je vais agir pour réaliser en moi et avec d’autres la condition humaine.

Appelons cela le désir.

Terme qui, par conséquent, s’impose comme terme alternatif à celui de compétence. Là où il y a du désir, il n’y a pas de compétence (au sens d’un acte prévisible et rationnel), et vice versa.

3. Si la formation de l’éducateur ne peut se traduire par l’acquisition de compétences, en quoi consiste-t-elle ?

La réponse vient d’elle-même : en occasion de réaliser un peu plus avant (à un degré supérieur de perfection) la condition humaine. Non pas dans le faire (faire un devoir, faire ses stages, etc.), mais dans l’agir, au sens où l’agir implique le risque de se tromper – et de ne pas en mourir, de ne pas être exclu de l’espace politique pour autant 7 .

Agir, c’est prendre le risque de mal faire (naissance de ce qu’on appelle la responsabilité).

Agir, c’est aussi « se spécialiser dans l’incompétence » en s’adonnant à des œuvres, quelles qu’elles soient, dont la caractéristique commune est d’être hors compétition (c’est, remarquons-le, ce type d’œuvres qui fait l’objet de spéculations effrénées de la part d’hommes et de femmes qui avouent ainsi à quel point ils accordent peu de valeur à leurs propres productions).

Imaginons un dialogue entre deux éducateurs compétents

– Tu l’as inséré en combien de temps, le SDF de la rue de Ménilmontant ?

– Tu as appliqué quelle méthode pour apprendre à Jérémie à manger tout seul à table ?

Ici, c’est le monde de l’efficace et de l’éphémère, là, celui de l’inefficace et du durable…

Que les éducateurs se soient toujours inscrits en trompe-l'œil des savoirs officiels, et que ce soit au travers de leurs « tâtonnements » que l’éducation ait connu ses plus belles réussites, voilà ce que montrent les œuvres des plus grands pédagogues 8 .

Fin de mon canevas de cours. Il s’agissait d’une introduction à la présentation d’œuvres pédagogiques dont le trait commun est de monter la part d’aventure, d’imprévisible et d’irrationnel au cœur de ce j’ai peine à appeler une profession (même pas un métier…), ce qui fait que quand j’entends parler de « posture professionnelle », je me raidis, je me méfie…

Puis a eu lieu le débat intense du mercredi 27 septembre, lors de la réunion d’équipe. Le lendemain matin, j’ai repris cette cogitation de façon différente, un peu plus conceptuelle mais toujours dans le style d’une analyse la plus concrète possible des nouveaux référentiels.

II.

1. Il n’y a pas de savoir vivre. Nul savoir ne peut évacuer « Le mal de vivre et le trouble de penser » (Tocqueville). L’humanité face au gouffre (la banquise fond, le monde est saturé) ferme frénétiquement les portes et les fenêtres, elle s’imagine pouvoir tout contrôler. En vérité, elle se prépare à subir un siège d’un genre inédit, car l’ennemi est dans les murs d’un monde devenu plein.

Pour la première fois de son histoire, elle n’a plus de vide en face d’elle (ni au-dessus d’elle), plus de terres à conquérir. C’est pour elle inconcevable, car elle a toujours vécu en se persuadant que cela n’arriverait jamais.

La montée en puissance des savoirs réifiés 9 (des savoir-faire, donc des « faires » tout court) est corrélative de cette défaite de la pensée. Car la pensée est saut dans le vide. Elle ne prend son envol que si elle ne sait pas d’avance où elle va atterrir. D’où le ratage, l’erreur de pensée, le lapsus, etc.

Le savoir est l’illusion que ce vide peut être « suturé » (ainsi Descartes fait-il un saut dans le vide avec son cogito, mais c’est la science moderne qui lui répond en suturant/saturant ce vide).

Le savoir réifié est la tentative de reverser l’impossible au compte du possible. En fait, il est une tentative de liquidation de l’humanité.

2. À la lecture de la liste des savoir-faire exigibles de l’éducateur spécialisé, on est pris d’un étrange sentiment d’angoisse. Et la question surgit : « Suis-je moi-même capable de ceci ou de cela ? » « Ai-je moi-même cette compétence ? » Inquiétude du « sujet divisé » (qui ne sait pas exactement qui il est ni de quoi il est capable, qui a parfois le trac, qui se sait porté par ses pensées et par ses mots et donc incapable de savoir à l’avance ce qu’il va dire) face à l’indivisible des savoirs réifiés. « Saurais-je animer une réunion ? » (un jour oui, l’autre non), « Saurais-je tenir une position éthique ? » L’éthique étant le nom donné à l’art de vivre selon la division subjective, selon la limite, on voit immédiatement que cette formule : savoir tenir une position éthique, est, d’une certaine manière, folle. Elle est folle pour une raison qui n’apparaît pas tout de suite, ce qui explique qu’on puisse aisément se laisser prendre au piège de cette machine à savoir : elle est folle parce qu’elle fait de la vérité du sujet, toujours sujette à éclipses, filtrée par ses sensations, « philtrée » par ses amours et par sa langue elle-même, une propriété objective de son Moi .

Les nouveaux référentiels (de formation et de certification) ne sont ni plus ni moins que les premières jaculations de la novlangue des savoirs, d’une langue qui s’imagine qu’elle va pouvoir nommer la totalité de l’action humaine. D’une langue qui refoule le clivage entre vérité et savoir et prépare un monde de savoirs sans sujets, de savoirs sans corps aussi, comme ceux qu’on voit aujourd’hui s’afficher dans les « visuels » des colloques de psychiatrie. Elle prépare le terrain à la généralisation de la langue des robots : de la langue métallique ou de la métalangue, comme on voudra, bref, pour un lecteur lacanien, de la langue qui veut croire qu’il existe un Autre de l’Autre (mais qui évaluera les compétences des évaluateurs de compétences ?!)

3. Aucuns des éducateurs qui ont fondé ce métier n’avaient de compétences : ils se sont jetés dans la bataille avec les bagages qu’ils avaient amassés dans les jeux de leur enfance, sur les bancs de l’école républicaine, et, pour certains, dans l’exercice d’un métier manuel. Nul savoir d’éducateur, pour la bonne raison qu’il n’y en a pas, hormis celui qui est parfois libéré du « noyau secret recelé par les mots » (Deligny). Ils étaient des gens plutôt libres (où est la liberté dans les DC ?), qui allaient jusqu’au bout de leurs intentions, ne se résignant au départ que lorsque leur position devenait intenable (où est la responsabilité dans les DC ?) ; ils étaient plutôt autonomes, capable de ferrailler avec l’administration, de demander les autorisations nécessaires après coup, quand leurs tentatives avaient fait leurs preuves (où sont le courage, l’inventivité et la constance dans les DC ?).

Aujourd’hui, comme jamais avant, on voit au Cfpes des élèves qui ont intégré la domestication. Qui ne songent qu’à louvoyer, à s’en tirer avec le minimum de casse possible, dans une formation en vue d’un examen où « il vaut mieux ne pas porter de jugement car cela pourrait vous être reproché » (sic) ; dans un monde où la peur de pas trouver de travail anesthésie, paralyse l’esprit critique – en premier lieu à propos de la domination absolue du travail « mort vivant », celui qui se réduit à l’application de procédures (pour la traçabilité des aliments vendus dans les supermarchés, par exemple) du même type que celles qui sont égrenées dans les DC.

Sont en train de disparaître ces élèves éducateurs impertinents, (antinomie de la compétence et de l’impertinence) dont la position éducative découlait de la position critique à l’égard du monde et des savoirs vivants vers lesquels cette position les entraînait. Ces éducateurs, nous leur avons fermé la porte sans même verser une larme, acceptant que des centaines d’entre eux soient privés d’une formation dont nous avons reconnu, ipso facto , qu’ils pouvaient fort bien se passer, ce qui est faire bien peu de cas de notre œuvre.

Nous avons accepté que leur expérience soit évaluée suivant un référentiel de compétences qui nous revient aujourd’hui sur le coin de la figure, alors que nous savions de source sûre que cette expérience, parfois longue, était tout au plus « une lanterne qu’ils portaient dans leur dos » : aux épreuves de sélection, nous « testions » leur parcours de vie, leur désir d’entrer en formation et le degré de présence au sein d’un groupe. Pas plus.

Bref, nous avons mis la vérité de notre œuvre commune à l’encan. Nous l’avons exposée sur le marché du savoir. Pas du « savoir inconscient », qui est le savoir porté par les mots lorsqu’ils se poétisent, se « drôlatisent », se « savantisent » de façon inattendue, inédite, mais du savoir à la noix, du savoir dit objectif, du savoir mort, du savoir mis en place de maître de nos existences.

Début de la sagesse, marque de la division : « Je sais que je ne sais pas. »

Début de la cure selon Freud : « Dites ce que vous ne savez pas » (à la différence du prêtre qui demande au pénitent de « dire ce qu’il sait » 10 .)

Début du monde totalitaire : « Dites-moi votre secret où je vous fais griller les pieds ». Ou : « Prouvez que vous avez respecté les procédures. » ou : « Prouvez-moi que vous avez les compétences requises. »

Il y a un secret dans les mots, un recel de sens et de non-sens. Il est, ce secret, au cœur de l’éducation, son ressort, sa cause matérielle et efficiente. Tout dire, écraser ce secret, c’est franchir une étape dans le chemin qui mène vers ce que le philosophe Peter Sloterdijk appelle « Le parc humain » 11 , c’est un petit crime contre l’humanité qui prépare la voie à de plus grands crimes.

Alors que le noyau secret des mots est écrasé dans la parole des parents de débiles mentaux, rejeté dans celle des parents de psychotiques, léché ou mordu dans celle des parents de cas sociaux, on veut que les éducateurs chargés de ramener tous ceux-là à la vie subissent le même sort.

C’est pour toutes ces raisons que je ne peux imaginer collaborer à un centre de formation acceptant, même formellement, un tel DC de la formation.

1 Texte paru dans J. Rouzel (sous la dir), Travail social et psychanalyse, 2 e congrès, Malaises dans le travail social : actes cliniques, institutionnels, politiques , Champ Social, 2008.

2 Responsable d'enseignement

3 . Les sociographies des promos relèvent bien quelques récurrences dans les histoires familiales et personnelles des élèves éducateurs, comme l’engagement des parents ou des grands-parents dans des mouvements d’éducation populaire, mais la vocation d’éducateur, qui existe bel et bien car ce n’est pas un métier qu’on choisit pour y faire carrière et fortune, est sans objet spécifique.

4 . Je reprends ici à grands traits les analyses du travail proposées par Hannah Arendt dans La Condition de l’homme moderne .

5 . Un titre de livre me trouble : La justice comme compétence, de Luc Boltanski. Il faut que je voie ce qu’il signifie.

6 . Une plaque professionnelle aperçue à Blois m’a toujours intrigué : « Gynécologue compétent ». Cette précision a certainement un sens précis, que j’ignore. Mais ma réaction spontanée a été, je m’en souviens très bien quoiqu’elle remonte à une trentaine d’années : ce n’est pas un « vrai » gynécologue… Comme si à l’idée de compétence se rattachait inéluctablement celle de fraude, de simulacre.

7 . Idées que j’emprunte à H. Arendt ( La Condition de l’homme moderne ), pour qui l’espace politique, lieu de la plus haute réalisation humaine possible, est simultanément celui du plus haut risque possible, celui de se tromper dans les grandes largeurs. Idée d’une importance extrême à mes yeux, car je crois que c’est par peur d’affronter le gouffre où nous conduisent ses décisions passées, que la civilisation occidentale, s’imaginant capable de tout maîtriser, se réfugie aujourd’hui dans l'« objectivité illusoire » des compétences.

8 . Faut-il souligner ce qu'une telle proposition peut avoir de déplacé dans le cadre du nouveau référentiel ?

9 . C’est toute l’affaire : le petit écart qui angoisse, qui donne à penser que c’est la fin des haricots, c’est celui qui fait passer le savoir au rang d’une chose, d’une « objectivité illusoire » (définition que donne Lukacs de la réification) ou encore d’une « chose sensible suprasensible », d’une « fantasmagorie » : la valeur en tant que fétiche selon Marx.

10 . C’est dans La question de l’analyse profane.

11 . Cf. Règles pour le parc humain, pamphlet dans lequel P. Solterdijk annonce un monde où l’éducation du troupeau humain se fera par sélection génétique des individus utiles.

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