dimanche 18 décembre 2005
Intervention du 2 décembre 2005 aux Entretiens du Travail Social
Les fondations
J’ai bâti sur le sable
Et tout s’est écroulé.
J’ai bâti sur le roc
Et tout s’est écroulé.
Aujourd’hui pour bâtir, je commence
Par la fumée de la cheminée.
Léopold STAFF
Educateur spécialisé de formation et intervenant depuis quelques années auprès d’un public de “jeunes en errance” dans une structure de prévention et d’insertion, je suis amené à qualifier ma pratique éducative de “co-errante” afin, paradoxalement, de lui assurer une certaine cohérence.
En effet, au-delà du simple jeu de mots, pour prétendre accompagner ces personnes dans leurs égarements, leurs doutes, leurs prises de risques et les mouvements paradoxaux de leurs cheminements identitaires, il m’a bien fallu me décentrer et m’autoriser une certaine forme d’errance. Une forme qui puisse me permettre d’appréhender ce qui, a priori, ne semble pas avoir de sens. Je décidai donc, de m’y risquer en pensée afin d’éviter de m’y perdre en réalité.
Ainsi, laissant vagabonder ma pensée entre réel et imaginaire, je retrouve certaines figures mythiques, déjà croisées en d’autres temps, celui de mon adolescence, notamment, guère éloignées de ces “jeunes” auprès de qui j’interviens.
Caïn, condamné à l’errance comme punition divine pour le meurtre de son frère. Il est porteur d’une marque, d’un stigmate, afin que tous puissent le reconnaître et que personne ne le délivre de son sort.
Dionysos, le dieu vagabond, petit fils du fondateur de Thèbes, enfanté à la fois par sa mère humaine, qui décède en contemplant la puissance divine, et par son père, Zeus, qui le gardera dans sa cuisse jusqu’à sa seconde naissance. Il revient à Thèbes interroger sa filiation et bousculer l’ordre établi, personnifié par son cousin Penthée. Celui-ci meurt des mains de sa mère, lors d’une crise de folie meurtrière, envoûtée par son neveu, dieu de l’errance qui exige d’être reconnu dans la cité. Il sera dès lors le dieu qui présidera aux rites permettant à l’enfant d’accéder au statut de citoyen.
Un autre grec, Ulysse, traverse les frontières entres les mondes et lutte pendant plus de vingt ans pour retrouver le chemin de son foyer. Son histoire relate le constant balancement entre l’oubli, l’obscurité, la perte d’identité (“
outis
”) et la gloire, la lumière et son statut de roi, de héros reconnu comme maître de la subtilité et de la finesse (“
mètis
”)
1
. Sa dernière étape le mène sur l’île des Phéaciens, située à mi-chemin entre lumière et obscurité, à la limite de tous les possibles. Ce peuple de passeurs subit la colère des dieux pour avoir ramené Ulysse chez les vivants et perd ainsi ses capacités de voyageurs des confins.
Dois-je évoquer Œdipe, descendant lui aussi du fondateur de Thèbes, qui se crève les yeux et se condamne à l’errance après avoir découvert que sa longue fuite et ses victoires glorieuses ne lui avait permis que d’accomplir son destin marqué par le parricide et l’inceste ?
Je me rappelle ces nombreux contes mettant en scène l’errance du héros, le cheminement initiatique qui le conduit, après moult dangers et aventures, à passer de l’enfance à l’âge adulte. Cela m’évoque aussi Peter Pan qui, à l’inverse, refuse que la société fasse de lui un homme et choisit de rester au pays imaginaire avec les Enfants Perdus.
L’imaginaire rejoint rapidement la réalité quand je vois ces “jeunes errants” aux histoires familiales complexes qui, multipliant les stigmates, remettent en question et bousculent les limites sociétales. Certains semblent s’être perdus dans les dérives adolescentes de la construction identitaire. D’autres paraissent figés dans un mouvement sans fin où le temps n’existe qu’au présent ; hier, aujourd’hui ou demain désignant le même jour.
Qui sont-ils, ceux qui, par un habile effet miroir, mettent le secteur social en difficulté ? Que veulent-ils, eux, qui refusent les prestations proposées par la société ?
L’errance paraît difficilement saisissable. On tente de la circonscrire, de la qualifier : “immobile”, “active”, “festivalière”, “géographique”, “psychique”, voire “pathologique” ou “institutionnelle”. Le secteur social, et la société qui le mandate, y voient une problématique liée principalement à la jeunesse et s’accordent sur une population extrêmement hétérogène. Elle regroupe des processus très divers et concerne aussi bien des mineurs en fugue que des adultes très désocialisés. Elle serait caractérisée, pour faire court, par une certaine instabilité, tant géographique que relationnelle, une importante souffrance peu verbalisée, par une apparente absence de demande et une intolérance à la frustration, de multiples passages à l’acte et des conduites addictives et ordaliques importantes. Elle fait souvent suite à une histoire personnelle marquée par de nombreuses ruptures et un processus de déliaison qui commence dès l’enfance.
Un rapide retour à ses racines étymologiques nous apprend qu’errance a deux origines latines,
errare
et
iterare
. Deux racines d’où découle un double sens, signifiant “marcher ça et là, au hasard et sans but précis” et “se tromper, être dans l’erreur”. L’errance et l’erreur s’entremêlent jusqu’à se confondre. Qu’en est-il alors du sens de la locution latine : “Errare humanum est” ? L’errance ferait-elle partie intrinsèque du fonctionnement humain ? Des aléas des mouvements de construction identitaire, certainement !
Dans tous les cas, l’errance apparaît dès qu’il y a paradoxe, elle s’en nourrit et se développe à travers l’ambivalence, le clivage, la confusion et un fort sentiment d’isolement. En même temps, il semble qu’elle soit partie intégrante des mouvements liés à la construction identitaire, notamment lors de l’adolescence. Elle se niche entre déliaison et dépendance interrogeant sans cesse la question du lien relationnel et social.
C’est évidemment dans ce sens qu’elle m’interpelle professionnellement. Je suis mandaté pour “aller vers” et “créer du lien” avec ces personnes évoluant en marge des structures classiques proposées par les secteurs social et médico-social. Je me réfère alors aux fonctions de médiation et d’accompagnement inhérentes à ma profession. Accompagner signifie “cheminer ensemble”. Accompagner une personne en errance implique donc, de savoir être son compagnon de marche afin de prendre le temps de se rencontrer et de laisser la relation se mettre en place. C’est ce que je définis comme une démarche de “co-errance”.
L’éducateur se doit d’être un passeur d’entre les mondes, un descendant des Phéaciens qui permirent à Ulysse de retrouver son chemin. L’errance devient alors un outil du travail éducatif permettant de traverser les marges afin de rencontrer ceux qui s’y perdent. Elle résulte d’un choix conscient et professionnel, sortant du cadre de nos représentations habituelles. Ce positionnement permet de se recentrer sur la relation pour ce qu’elle est et sur le lien qu’elle produit d’elle-même suite à la rencontre entre deux êtres. A mon sens, l’idée n’est pas de “créer du lien”, mais d’accompagner l’émergence d’un désir et d’initier un mouvement de restauration du lien au niveau symbolique. C’est à l’individu, soutenu dans sa démarche, qu’il appartient d’assumer ses liens, voire d’en créer de nouveaux. Ce n’est que dans ce processus de prise de conscience des phénomènes d’interdépendances qu’il accède à son autonomie et se définit comme sujet, évoluant au sein de la société.
Cette forme d’intervention exige de se laisser aller à une dynamique d’errance constructive, soutenue par un cadre professionnel et une réflexion institutionnelle. Professionnels itinérants, nous cheminons en vue de soutenir ces personnes dans le tracé de leurs itinéraires.
L’objectif institutionnel de cette création de lien est de permettre à ces “errants” de formuler une demande et d’intégrer ensuite les structures adaptées. Et, bien sûr, c’est là que ça coince ! La question de l’errance entraîne assurément l’errance de la réponse.
La société a toujours répondu de façon dichotomique, oscillant de façon paradoxale entre répression et assistance. On retrouve les premières mises au ban du vagabondage à l’époque de l’Antiquité, en Egypte et en Grèce, pourtant riche de mythologie traitant de ce sujet. Platon n’en souhaite d’ailleurs pas dans sa république.
Le Moyen Age limite l’errance par le servage en attachant les hommes à un fief. Les paroisses accueillent alors les indigents de leur territoire, mais refusent assistance aux étrangers, les renvoyant errer dans les campagnes. Ce fragile équilibre est rompu avec l’épidémie de peste de 1348 et la guerre de cent ans, la réponse s’oriente alors du coté de la répression. Pour ce qui est des représentations sociales, en 1566, un édit de Charles IX qualifie les vagabonds de
sunt pondus inutilae terrae :
« ils sont le poids inutile de
la terre ». Le milieu du 18ème siècle voit la création des dépôts de mendicité, structures établies dans les campagnes pour la détention des mendiants, afin de pallier aux insuffisances des hôpitaux généraux. Sous le règne de Louis XV, la grande ordonnance royale de 1764 préfigure certaines réponses sociales à venir. “
L’intention du Roy est qu’on arrête tous les mendiants qui mendieront à plus d’une demi-lieue de leur domicile. [...] Un mendiant domicilié est donc celui qui, demeurant depuis plus de six mois dans un lieu, ne mendie que par occasion, a quelques biens pour subsister ou une profession, qui promet de travailler, et qui peut se faire avouer sur-le-champ par personnes dignes de foi.
”
2
Domiciliation pour six mois, promesse ou projet d’insertion professionnelle, rapport social de professionnels “
dignes de foi
”, légitimant une demande ou une orientation, n’est-ce pas pleinement actuel en ce début du 21ème siècle ?
En 1810, l’article 269 du Code Pénal est simple et efficace : “
Le vagabondage est un délit.
” Il s’accompagne de peines de trois à six mois de prison dans l’article suivant. Ils seront abrogés en 1994, date de la création du Samu Social et des premières équipes de “maraudes”
3
.
Dans le même temps, les premiers arrêtés municipaux anti-mendicité font leur apparition en période estivale, entre 1993 et 1997. En 1998, la loi d’orientation dite de lutte contre les exclusions insiste sur l’accès aux droits. Elle décline cet accès sur quatre chapitres en termes d’emploi, de logement, de soins et de citoyenneté.
Plus récemment, la loi du 18 mars 2003 sur la sécurité intérieure pénalise la mendicité agressive ou en réunion, par l’insertion de l’article 312-12-1 au nouveau Code Pénal (six mois de prison et 3 750 € d'amende).
On observe toujours une dichotomie dans la réponse sociale, rejouant l’éternelle lutte entre nomades et sédentaires : punir et accueillir, stigmatiser et aider.
Suite à ces logiques (!) historiques et aux problématiques actuelles posées par l’errance, il me paraît primordial que le secteur social puisse se remettre en question interpellant dans le même mouvement notre société sur les paradoxes qu’elle entretient.
Ces “jeunes” n’ont pas de demande, dit-on ? Quelle demande attendons-nous, en tant que professionnels, peut-être même en tant qu’adultes ?
Parce qu’évidemment pour répondre, et surtout éviter de ne pas répondre, il faut d’abord s’entendre sur le sens d’une demande, mais aussi, peut-être, simplement commencer par écouter et observer notre interlocuteur, plutôt que d’attendre en vain une demande formatée selon nos représentations sociales et professionnelles. Il convient d’interroger les logiques sectorisées de prises en charge et d’insertion linéaire illusoire
comme notions parfois privées de sens et de réflexion ; solutions chimériques à toutes les problématiques. Il s’agit de quitter nos repères professionnels ordinaires pour en créer d’autres, plus souples, plus adaptés mais aussi, plus déstabilisants.
L’éducateur spécialisé mandaté auprès de personnes en errance est pris dans un paradoxe : il dénonce le manque de “prise en compte” d’une dynamique que ses tutelles lui demande de “prendre en charge”, voire d’atténuer, tout en proposant des logiques institutionnelles qui ne font que la renforcer. Il en oublie parfois le sens de l’errance et finit par s’y perdre.
Cette perte de sens fait écho à sa recherche d’identité professionnelle, entre théorie et pratique. De sa formation à la frontière de plusieurs champs théoriques, découle une quête de légitimité qui dérive parfois vers le confort de la spécificité technique. Occultant le sujet, l’éducateur devient alors spécialiste d’un stigmate. Cet expert en addiction, en prostitution, en VIH, en insertion... en oubliant sa fonction première de généraliste, gage d’une adaptabilité et d’une large ouverture à l’autre, accentue les processus de stigmatisation. S’il est un spécialiste, il l’est alors de la relation et des aléas de la construction identitaire. La technicité ne peut remplacer l’humanité. C’est ce que nous rappelle ces sujets en errance, car avant d’être éducative, la relation est fondamentalement humaine. Or, qu’est-ce que la relation sinon un parcours commun, d’échange et de partage, dont personne ne sait à l’avance ce qui en émerge ?
Cette quête de la spécificité technique se retrouve dans l’ensemble du secteur social partagé (clivé ?) en diverses structures dont la spécificité est définie à partir d’un symptôme donné. C’est ce même secteur qui, par un habile retournement de situation, est mis en difficulté et en souffrance par ces jeunes qui nous confrontent à notre éthique, en nous rappelant que nous n’avons pas à “prendre en charge” un symptôme, mais bien à “prendre en compte” des sujets en construction qui demandent un soutien fondé sur l’écoute, l’attention, la considération et la relation à un adulte qui ait du répondant.
Mon intervention auprès de ces “jeunes en errance” me renvoie à questionner notre société, tant comme éducateur, qu’adulte et citoyen, sur la place qu’elle accorde à sa jeunesse. L’errance me parait se retrouver au centre des mouvements et des troubles identitaires, individuels et sociaux, qui émergent depuis quelques années et explosent aujourd’hui. Les recherches de limites, les conduites à risques et les divers passages à l’acte associés à la jeunesse résonnent comme le résultat palpable de quêtes individuelles incomplètes. Ces égarements rappellent les phases liminaires des rites de passage, sans adultes garant du cadre et du sens du rituel. Ces tentatives inachevées ne permettent pas de trouver prise et accentuent la déliaison. Les ruptures et les souffrances qui en résultent s’enchevêtrent à celles liées aux phénomènes de migrations et d’exil et viennent interroger les modèles d’identification et d’intégration de la jeunesse.
Ces “jeunes en errance”, intolérants à la frustration ne sont-ils pas plutôt une frange extrême de la jeunesse, sur-adaptée au modèle social sans limites qui leur est proposé ? Leurs principales identifications sont de l’ordre de la jouissance immédiate, de la possibilité de vivre une adolescence éternelle associées à l’idée de mobilité et d’une certaine forme de nomadisme virtuel. Cette forme d’intégration extrême leur fait toucher et bousculer les limites de l’acceptable, pour eux et pour la société qui les a produit. Le paradoxe de l’errance sociale se traduit par leur stigmatisation alors que dans le même temps, la mobilité est valorisée en terme de qualité professionnelle. Elle est un plus sur un CV et l’Etat l’encourage d’ailleurs en proposant une prime aux titulaires des minima sociaux qui accepteraient de déménager pour occuper un emploi pendant au moins un semestre.
Les moyens techniques ne sont pas en reste : le téléphone s’est fait mobile et le débit d’Internet monte toujours de plus en plus haut, tandis que la toile numérique ne cesse de s’étendre. Le “nomade urbain”, bardé de technologie mobile et sans limite, devient à la mode. Il prône l’illusion de la liberté en même temps qu’il est en lien avec le monde entier, en instantané, se jouant des lois spatiales et temporelles.
“
Les non-dupes errent
”, disait Jacques LACAN. Les “errants”, tout en cherchant la contenance de la loi symbolique, ne sont pas dupes des mouvements paradoxaux d’une société adolescente, voire “limite”
.
Ils sont figés dans une identité de “jeunes” dont ils ne peuvent s’extraire qu’avec difficulté afin de se projeter en tant que futurs adultes. Dans le même temps, l’image en miroir renvoyée par les adultes, voire ces “adulescents”, traduit une incertitude identitaire ne permettant pas d’identification stable.
Les modes de réponse à la question sociale, pensés en terme de cohésion, ne tiennent plus compte de la diversité des situations et des trajectoires, des souffrances et des ruptures. Ils s’appuient sur l’illusion de l’expertise universelle qui produit soit de la massification, soit du morcellement. Cette gestion ne permet plus de maintenir l’équilibre instable et précaire d’une société en crise de sens, en perte de repères et de rituels et, finalement, en manque de cohérence.
A la lumière de ce cheminement, il me paraît indispensable d’interroger nos pratiques professionnelles. En effet, notre outil principal est la relation. Or, toute relation implique une part d’incertitude, de doute, de hasard et d’errance, mais aussi de reconnaissance, d’attention et de considération. L’errance fonde donc notre pratique. Il nous faut réapprendre à travailler avec et non y voir une problématique. C’est en acceptant cette idée que nous pourrons accompagner, au mieux, ceux pour qui elle n’a plus de sens.
L’idée de “cohésion sociale”, quelque peu figée et lisse, ne semble pas tenir compte des parcours de chacun. Doit-on continuer de colmater des failles dans lesquelles tout sujet en difficulté ne manquera pas de s’engouffrer au risque de s’y perdre ? Il convient de remettre en cause nos modes de réponse sociale, paradoxaux et déstructurants, aux questions posées par la jeunesse.
Si l’errance nous déconcerte, c’est parce que nous avons oublié de prendre en compte son origine. Elle fait partie intégrante du fonctionnement humain et constitue le mouvement nécessaire de remise en cause des normes sociales. Elle symbolise les tensions indispensables entre la jeunesse et la société adulte qui en garantissent l’équilibre dynamique et la cohérence.
Notre désir de contenir l’errance est vain et génère de la souffrance. Pourquoi ne pas choisir de cheminer avec et d’y mettre du sens ?
1
“Ruse“ en grec se dit “
mètis
”. “
Mè
” et “
ou
” sont, en grec, les deux formes de la négation, et peuvent se remplacer l’une par l’autre. “
Mètis
” pourrait alors se dire “
outis
”, qui signifie “personne”, dans le sens de “sans identité.”
2
CASTEL Robert, Les métamorphoses de la question sociale, Folio Essais, Fayard, 1995, Paris, p 89.
3
Je note le lien entre les
mâraux
du Moyen Age, les
maraudeurs
volant dans les vergers et cette
maraude
, démarche professionnelle “allant vers” l’errance et l’exclusion.
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