vendredi 17 février 2006
J’interviens aujourd’hui par solidarité et à trois titres. D’abord parce qu’il y a trente ans, formateur moi-même à Parmentier, j’en ai été licencié. Mais les temps étaient différents, plus favorables aux salariés. Deuxièmement, parce qu’aujourd’hui, chercheur au CNRS, je reste un compagnon de route du travail social auquel je consacre de nombreux travaux. Troisièmement parce j’ai assumé ces dernières années la présidence de l’associations 789 vers les états généraux du social, dont un ouvrage à sortir de mars prochain chez Dunod, codirigé par Jean-Michel Belorgey et Jacques Ladsous, reprend l’essentiel du message collectif de résistance et de propositions porté par ce mouvement.
Dans la déjà longue histoire des luttes au sein des centres de formation au travail social, celle-ci est certainement très différente de toutes les autres. Le plus souvent, ces conflits avaient des raisons idéologiques. Si je reviens un instant à la charrette de licenciements en 1975 à Parmentier, dont je faisais partie, nous voulions alors et avant tout plus de liberté interne, plus de démocratie dans le fonctionnement quotidien et que la direction accepte de considérer qu’elle faisait de fait fonction de service public, vu notamment l’origine publique des fonds lui permettant de faire tourner l’école. Cela, les fondateurs et la direction de cette époque, encore héritiers des réseaux catholiques salésiens, avaient du mal à l’admettre. Nous n’en sommes plus là.
Aujourd’hui, le licenciement en cours a une toute autre signification. C’est, selon ma lecture, l’effet de l’application de la norme gestionnaire, dans sa froideur et son indifférence aux personnels comme aux finalités de l’organisation. Qu’il y ait eu une mauvaise gestion, des opérations ratées, des difficultés de trésorerie, ou que sais-je ?, est un cas de figure facile à admettre. Encore faudrait-il en rechercher courageusement les causes dans le mode de management lui-même, c’est-à-dire dans les choix des dirigeants. Mais face à de telles difficultés, il y a toujours plusieurs solutions. Celle qui se déploie sans états d’âme aujourd’hui n’est que l’une de ces solutions, sans doute la pire. Compresser la masse salariale est évidemment le plus facile, surtout pour qui escompte que dans le climat économique actuel les réactions ne seront sans doute pas très fortes et pourront être habilement managées, elles aussi. Désormais, tout se manage.
En réalité, cette attitude cynique ressemble trop aux pratiques devenues très courantes dans le monde industriel et aussi de plus en plus dans celui des services marchands. Le droit du travail n’étant plus que l’ombre de lui-même, il devient possible de penser les salariés comme des variables d’ajustement, à l’égal de l’équipement informatique ou du matériel. Peu importe qu’il s’agisse de préparer des travailleurs sociaux compétents et qualifiés, ce qui requiert des qualités relationnelles et intellectuelles tout à fait particulières, le même modèle de gestion doit prévaloir. Mieux, l’exigence d’un produit fini immédiatement opérationnel et la démarche qualité qu’on doit désormais y appliquer, imposent et autorisent de nouvelle façons de faire : rationaliser les usines à fabriquer des travailleurs sociaux conformes, flexibles et ajustables, être compétitifs dans un univers désormais concurrentiel, chercher les ressources financières partout où l’on peut vendre ce type de prestation (la région, comme hier l’État étant l’une de ses ressources, pourquoi s’aliéner à elle, et à elle seule ?) et surtout bien séparer les organes de management (CA et staff) de ceux de la réalisation (les formateurs).
Quant aux étudiants en formation, ce ne sont plus que des clients de l’organisation productive, considérés avant tout comme des êtres soucieux d’optimiser leurs investissements individuels en temps et en énergie, en fonction du seul critère d’utilité sur le marché de l’emploi qu’ils vont rejoindre bientôt ou de valoriser leurs acquis pour ceux qui y sont déjà. Ceux qui pensent encore qu’il s’agit de formation dans un espace/temps protégé, d’enrichissement personnel et professionnel, et de formation d’une volonté collective pour une action citoyenne plus pertinente, etc. sont des ringards qui n’ont rien compris à la post-modernité. Le social devient une entreprise et le champ de la formation montre un potentiel de développement considérable, où la concurrence devrait normalement devenir féroce, avec de vrais prédateurs Pour s’adapter et survivre, il faudrait donc changer les mentalités. Devenir compétitifs et les meilleurs.
Je ne dis pas que le CA de l’IRTS partage totalement cette perspective. Mais je pense tout de même que ce qui arrive là est en partie porté par cette vague en phase d’hégémonisme sur toute la planète, dont la signification dépasse sans doute la compréhension de certains administrateurs de bonne foi. D’autres cas de ce genre pourraient bien arriver dans les mois et les années à venir.
Alors revenons à la question de départ : comment en est-on arrivés là ? Pour y répondre, il faut distinguer les raisons internes, dont l’histoire du secteur, et les raisons externes.
En interne, je voudrais dire tout d’abord que longtemps nous avons vécu et bien vécu, avec des résultats remarquables, sur un compromis entre l’administration sociale et le monde associatif, loin du cadre public des universités, sauf quelques rares exceptions (IUT notamment). Cette mixité, c’était le choix de nos aînés. Les écoles ont donc poussé grâce à la bienveillance financière des administrations de tutelle et inspirées par le dynamisme associatif, lequel représentait plusieurs familles philosophiques. Ce qui d’ailleurs nous isole en Europe ! Le régime de la subvention a fonctionné des décennies durant, et les essais de conventionnements pluriannuels des IRTS n’ont pratiquement pas abouti. Pour mémoire, il faut se rappeler aussi que les IRTS, à leur origine, devaient être des établissements publics, mais devant la levée de boucliers des œuvres et des fondateurs encore au pouvoir, M. Lenoir a du revoir ses projets à la baisse. Et il faut se souvenir enfin que le marché de la formation des travailleurs sociaux n’intéressait pas grand monde à l’époque, ni les marchands de formation, ni les élus. Tout comme l’action sociale, du reste.
Sans doute le secteur de la formation a-t-il un peu vécu sur ses lauriers, croyant qu’il était définitivement installé et reconnu comme relais privilégié, doté d’un quasi-monopole, du ministère des Affaires sociales, sous la tutelle d’un DGAS dynamique et compréhensive des enjeux de la formation (et même de la recherche dans les IRTS). En réalité, bien des opportunités, alors existantes, ont été manquées. Endormi, le monde des écoles n’a pas soigné ses énoncés, est resté dans la crainte de l’université, même au travers de quelques conventions (DSTS), n’a pas cru dans la nécessité d’investir la recherche comme elle se fait ailleurs, n’a pas théorisé ni valorisé ses savoir-faire pédagogiques, ne s’est pas préparé au renouvellement des générations et à la précarisation, etc. J’ai personnellement participé à une évaluation nationale du système de formation des travailleurs sociaux en 1995 où tout cela était dit et où nous avons fait des propositions de consolidation juridique de l’ensemble. Mais personne n’a suivi les préconisations du rapport Vilain.
C’est dans ces conditions que plusieurs événements majeurs sont intervenus dont on guère compris à chaud la signification et surtout les conséquences à terme. La première décentralisation a non seulement transféré l’ASE aux départements, imposé les collectivités locales comme employeurs publics démultipliés et comme pilotes des politiques locales, mais elle a aussi entamé le processus de déclin, de déligitimation progressive de la direction de l’action sociale. Il reste bien de l’époque Questiaux le Conseil supérieur du travail social, mais il n’est que consultatif et, qui plus est, son existence est menacée. Le déclin de la DGAS et celui actuel des services déconcentrés de l’État, c’est une catastrophe pour tout le secteur social, du moins si on l’accroche par conviction et analyse historique aux valeurs d’égalité, de solidarité nationale et d’intérêt général. Si évidemment, on sort de l’État providence, pour en faire un simple secteur de services à la personne, d’enseignes, de management et de démarche qualité, au nom des usagers/clients plus ou moins solvables, c’est tout autre chose.
Deuxième événement, le transfert autoritaire des formations au niveau régional, sous couvert de formation professionnelle. Les régions sont presque toutes de gauche mais elles ont du accepter ce « cadeau empoisonné », car c’était la loi, malgré le passage en force devant le Parlement à coup de 49-3. Comme pour la perte de l’ASE, cette perte est lourde de conséquences pour la DGAS et pleine de risques qualitatifs et structurels pour l’avenir. Elle se fait en tout cas, sans le mode d’emploi, sans l’implication des acteurs concernés et sans autre régulation dans un premier temps que financière.
Même si certaines régions tiennent à garder la conception de la délégation de service public, comme affirmé dans l’article 51 de la loi de 1998, le ver est déjà dans le fruit. Cette référence reste juridiquement très faible, le secteur est lui-même mal identifié et mal calé comme délégataire (il n’est pas public et pas universitaire) et obligé depuis des années à des financements multiples (par exemple la formation continue ou les études). D’autre part, le secteur de la formation tend progressivement à se structurer comme un marché, avec de plus en plus de concurrence, des régulations financières, une dégradation des exigences spécifiques de qualification, une bataille sur les conventions collectives et une montée en force des employeurs, publics et privés, et des critères de compétence. Ces changements se font selon des règles peu claires, sans débat démocratique ni local ni national, ce qui nous rapproche des bases de la directive Bolkenstein sur les services, qui devrait à terme engloutir la conception française des services publics. En tout cas, nous sortons de la référence à une délégation de service public pour entrer dans des relations de prestation de services. Cela devient de plus en plus net et est hélas renforcé par la régionalisation.
On peut donc se demander qui a aujourd’hui a encore la force d’argumenter en faveur d’une certaine idée du social, du travail social et de la formation pour y accéder ? Qui pourra demain expliquer que la formation d’un travailleur social de niveau 3 n’est pas seulement deux à trois fois plus chère que la formation d’un travailleur social de niveau 4 ou 5 et qu’il n’a pas de substitution possible sous prétexte de soutenir l’emploi par le social ? Qui dira haut et fort que ces tâches, souvent confrontées à la crise, à l’urgence et à diverses pathologies lourdes, nécessitent des qualifications élevées, protégées et durables, notamment face aux discontinuités des politiques publiques territoriales et nationales. Ce sont là quelques-uns des enjeux qui traversent cette crise et qui la dépassent.
PS. J’ai toujours déploré le manque de formation civique, pour ne pas dire politique, des travailleurs sociaux. La nouvelle donne et les enjeux difficiles qu’elle entraîne invitent à aller plus que jamais dans cette direction. Pour que les travailleurs sociaux soient effectivement des acteurs dans la cité, il faudrait au moins un formation sérieuse sur :
- L’histoire de l’action publique et la méthodologie d’analyse des politiques publiques
- Le rôle et le fonctionnement des pouvoirs publics à tous les échelons
- Les cadres légaux et les mécanismes des consultations populaires
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