dimanche 07 septembre 2008
Daniel Pennac est né à Casablanca au Maroc lors d’une escale de ses parents. Son père polytechnicien devient officier de l’armée pour assouvir sa passion des voyages, ce qui l’amènera à résider pendant son enfance dans différents pays d’Afrique, d’Asie du Sud-est et en Europe. Il acquiert très tôt le goût pour la littérature. Mais dans cette jeunesse qui semble idyllique, il y a une ombre au tableau : Daniel est un mauvais élève : « Dernier-né d’une fratrie de quatre, j’étais un cas d’espèce. [ … ] J’étais un objet de stupeur, et de stupeur constante car les années passaient sans apporter la moindre amélioration à mon état d’hébétude scolaire. [ … ] Apparemment, tout le monde comprenait plus vite que moi. » 1 « [ … ] j’étais un mauvais élève. [ … ] mes carnets disaient la réprobation de mes maîtres, [ … ] dernier de la classe [ … ] je rapportais à la maison des résultats pitoyables que ne rachetaient ni la musique, ni le sport, ni d’ailleurs aucune activité parascolaire. » 2 « Les mots les plus simples perdaient leur substance dès que l’on me demandait de les envisager comme objet de connaissance. » [ ... ] Ils ne représentaient plus rien, Jura me disais-je, Jura ? Jura… Et je répétais le mot, inlassablement, comme un enfant qui n’en finit pas de mâcher, mâcher et ne pas avaler, répéter et ne pas assimiler, jusqu’à la totale décomposition du goût et du sens, [ ... ] Jura, Jura, jura, jus, rat, jus, ra, jurajurajura, jusqu’à ce que le mot devienne une masse sonore indéfinie, sans le plus petit reliquat de sens, un bruit pâteux d’ivrogne dans une cervelle spongieuse…C’est ainsi que l’on s’endort sur une leçon de géographie. » 3
«C’est sans doute à cette envie de fuir que je dois l’étrange écriture qui précéda mon écriture. Au lieu de former les lettres de l’alphabet, je dessinais des petits bonhommes qui s’enfuyaient en marge pour s’y constituer en bande. Je m’appliquais, pourtant, au début, j’ourlais mes lettres tant bien que mal, mais peu à peu les lettres se métamorphosaient d’elles-mêmes en ces petits êtres sautillants et joyeux qui s’en allaient folâtrer ailleurs, idéogrammes de mon besoin de vivre.» 4
Daniel interroge dans son roman l’énigme du désir de la mère : « Certes, elle se réjouissait de mes succès, en parlait avec ses amies, convenait que mon père mort avant de les connaître en aurait été heureux, mais dans le secret de son cœur, demeurait l’anxiété qu’avait fait naître à jamais le mauvais élève du commencement. » 9 Peut-on supposer qu’il se culpabilise de ne pas avoir pu combler le désir de sa mère et ne peut-on pas entendre dans le discours de celle-ci sa déception à l’égard de ce fils à qui il manque quelque chose . Référé à l’oedipe, il semblerait que l’auteur ne veuille pas renoncer au désir de celle-ci, en, d’une part, différant quelque peu son entrée dans la période de latence, période où les pulsions libidinales sont mises entre parenthèses pour laisser place à la sublimation dans les apprentissages scolaires, et d’autre part, en objectant au complexe de castration. Produit de la phase phallique, le complexe d’oedipe est « résolu » par le complexe de castration qui est pour le petit garçon, l’acceptation de la castration c’est-à-dire renoncer à combler le désir de la mère. L’enfant se soumet donc au père, à la fois par identification et par idéalisation, mais il s’y soumet également de façon symbolique en acceptant sa loi et son ordre. Lacan dans « Un discours qui ne serait pas du semblant » se différencie de Freud en parlant d’évitement plutôt que de soumission. Pour Daniel, cet évitement au père l’inscrirait dans une névrose qui comme celle de Freud l’empêcherait de dépasser pour un temps ce père.
Ainsi, l’échec scolaire pourrait être également perçu comme l’élément symptomatique en tant qu’indice et substitut, indice, au sens où il produit un ratage et substitut en tant qu’objection symptomatique, comme un moyen inconscient d’échapper au désir de l’Autre : « Non seulement mes antécédents m’interdisaient toute cancrerie mais, dernier représentant d’une lignée de plus en plus diplômée, j’étais socialement programmé pour devenir le fleuron de la famille. » 10 Ainsi, Daniel dit détester les majuscules : « Tous mots qui commençaient par une majuscule étaient voué à l’oubli instantané : villes, fleuves, batailles, héros, traités, poètes, galaxies, théorèmes [ … ] . 11 C’était comme si la majuscule disait : attention nom propre, interdit au crétin que tu es !
Lorsque Daniel parle d’interdiction, Freud, pour sa part, évoque le concept d’inhibition après d’incessantes pérégrinations qui sont des ponts jetés entre ses souvenirs de voyages et ses souvenirs d’enfance, ses pensées, ses associations et ses questionnements. Suivons ensemble un fragment de son auto-analyse :
« Faut-il vraiment partir à la recherche d’un événement historique, traumatique, pour expliquer le destin du névrosé ? » C’est la question qui l’occupe toujours en l’été 1897. Le 18 août, tiraillé par les doutes, pris dans l’analyse qu’il mène sur lui-même, sa décision est prise : il part pour l’Italie : ce sera un voyage dans le voyage : de l’inhibition au traumatisme. 12
« On le sait, ce voyage sera marqué par un épisode d’inhibition au bord du lac Trasimène, dont Freud fera un moment crucial de son auto-analyse. Comme il le relate ultérieurement à Fliess, dans sa lettre du 3 décembre 1897 : « Ma désirance pour Rome est d’ailleurs profondément névrotique. Elle se rattache à mon enthousiasme de lycéen pour le héros sémite Hannibal, et cette année, tout comme lui en effet, je ne suis pas allé du lac Trasimène à Rome. Depuis que j’étudie l’inconscient, je suis devenu très intéressant pour moi-même. »» 13
« Cet épisode d’inhibition l’amène à faire un pas fondamental : grâce à une impasse, il découvre une solution nouvelle. Cette inhibition dans son trajet vers Rome lui fait faire un voyage dans son histoire, comme si celle-ci venait s’inscrire dans le parcours de son voyage. [ …] On pourrait faire l’hypothèse que le conflit que pointe cette inhibition commence à la mort de son père, le 23 octobre 1896. Dans une lettre à Fliess du 2 novembre 1896, Freud lui confie : « Du fait de la mort, tout le passé ressurgit. Je me sens actuellement tout désemparé ». Des souvenirs d’enfance avec son père ressurgissent, et plus particulièrement un souvenir où son père juif est confronté à un « épisode d’humiliation par un chrétien » 14 .
« Freud vit cette humiliation comme une destitution de ce père qu’il voyait jusque-là comme grand et fort. Dès lors, le jeune Freud élabore le projet de venger son père. Mais cette perspective est aussi un défi lancé : on ne le verra pas, lui, s’abaisser pour ramasser son bonnet dans la boue ! – Projet qui le plonge dans un conflit : un fils peut-il vraiment s’octroyer le droit de se montrer supérieur à son père ? » 15
N’est-ce pas ce qui semble se jouer pour Daniel dans son impossibilité d’apprendre les noms propres, les mots affublés d’une lettre majuscule. En effet, Daniel semble résister à l’entrée dans le symbolique. « Les noms propres semblent assurer le symbolique d’une prise sur le réel. C’est le pacte symbolique que représente le Nom du Père qui fait le lien des mots et des choses pour celui qui parle et qui donne à celui-ci sa place dans le réel » 16 , sa place dans la filiation, sa place dans l’ordre symbolique. « Cette inhibition, Freud l’interprète au travers d’un rêve où il s’identifie à Hannibal , [ … ] ce futur héros carthaginois qui à 9 ans aussi jure une haine éternelle contre les Romains pour venger son père Hamilcar. Il veut réussir là où son père a échoué, accéder à une gloire plus éclatante. Ce qui l’amène aussi à une impasse qui se cristallise au bord du lac Trasimène. Après la victoire, Hannibal aurait pu prendre Rome. Mais il s’arrête. Et la légende transmet la fameuse phrase que lui adresse un de ses lieutenants : « Tu sais vaincre, mais tu ne sais pas profiter de ta victoire ». Hannibal ne peut assumer de dépasser le père, il ne peut réaliser sa promesse de vengeance. » 17 « Freud va donc s’arrêter comme Hannibal au bord du lac de Trasimène. Cette inhibition deviendra le noyau d’une interrogation qui trouvera la solution, à partir de la lecture d’Œdipe Roi de Sophocle, qui lui permettra de résoudre cette énigme personnelle. Comme il le confie à Fliess dans sa lettre du 15 octobre 1897 : « Chez moi aussi j’ai trouvé le sentiment amoureux pour la mère et la jalousie envers le père, et je les considère maintenant comme un événement général de la prime enfance [ … ] S’il en est ainsi, on comprend la force saisissante d’Œdipe Roi [ … ] La légende grecque s’empare d’une contrainte que chacun reconnaît parce qu’il en a ressenti l’existence en lui-même. Chaque auditeur a été un jour en germe et en fantaisie cet Œdipe. » » 18
Mais revenons à Daniel qui n’est pas encore au bout de ses peines : « J’étais un gosse prêt à toutes les compromissions pour un regard d’adulte bienveillant. Quémander en douce l’assentiment des professeurs et coller à tous les conformismes [ … ] ; Oh ! L’humiliation quand l’autre me renvoyait, d’une phrase sèche à mon indignité. [ … ] Longtemps j’ai traîné derrière moi la trace de cette honte. » 19 « Habile aux billes et aux osselets, imbattable au ballon prisonnier, champion du monde en bataille de polochon, [ … ] rieur, farceur même, je me faisais des amis à tous les étages de la classe, des cancres certes, mais des têtes de série aussi, je n’avais pas de préjugés. » 20 Ici, résonne pour Daniel la souffrance de quelqu’un pour qui l’on nie cette singularité, cette créativité, ce goût de vivre, que certains profs considèrent comme une provocation. Prière de se taire, de la mettre en veilleuse : « Plus que tout, certains professeurs me reprochaient cette gaieté. C’était ajouter l’insolence à la nullité. La moindre des politesses pour un cancre, c’est d’être discret : mort-né serait l’idéal » 21 . Cependant il ne devra son salut qu’à ce que nous appelons en psychanalyse « la bonne rencontre », ses « sauveurs » comme il dit : « Puis vint mon premier sauveur. Un professeur de français, en troisième, qui me repéra pour ce que j’étais : un affabulateur sincère et joyeusement suicidaire. Epaté, sans doute, par mon aptitude à fourbir des excuses toujours plus inventives pour mes leçons non apprises ou mes devoirs non faits, il décida de m’exonérer de dissertations pour me commander un roman. Un roman que je devais rédiger dans le trimestre, à raison d’un chapitre par semaine. [ … ] Ce professeur était [ … ] un vieux monsieur d’une distinction désuète, qui avait donc repéré en moi le « narrateur » 22 . Ce professeur repère la capacité de Daniel à raconter des « bobards », des « cracs », bref des histoires. Il s’en saisit et décide de faire confiance à ce « savoir insu » de narrateur, à cette singularité. Il va « l’attaquer » du côté de son désir en lui faisant produire un savoir, ici un roman. Ce professeur semble faire l’hypothèse qu’il y a du sujet supposé savoir et il « y croit ». « Il s’était dit que dysorthographique ou pas, il fallait m’attaquer par le récit si l’on voulait avoir une chance de m’ouvrir au travail scolaire. J’écrivis ce roman avec enthousiasme. [ … ] Pour la première fois de ma scolarité, un professeur me donnait un statut ; j’existais scolairement aux yeux de quelqu’un. » 23
« Il suffit d’un professeur – un seul ! – pour nous sauver de nous-mêmes et nous faire oublier tous les autres. C’est, du moins, le souvenir que je garde de Monsieur Bal. Il était notre professeur de mathématiques en première. [ … ] Bal était pétri de sa matière et de ses élèves, [ … ] son bonheur d’enseigner était convaincant. Nous n’étions pourtant pas un public docile, à peu près tous sortis de la poubelle de Djibouti. [ … ] Le jour de notre rencontre, lorsque les plus nuls d’entre nous s’étaient vantés de leurs zéros pointés, il avait répondu en souriant qu’il ne croyait pas aux ensembles vides. [ … ] Il s’émerveillait toujours de ce que nous savions malgré tout. [ … ] Bien entendu, cette maïeutique ne suffit pas à faire de nous des génies de la mathématique, mais si profond qu’ait été notre puits, Monsieur Bal nous ramena tous au niveau de la margelle : la moyenne au baccalauréat. » 24
Daniel croisa sur son chemin quelques autres professeurs : « Ils accompagnaient nos efforts pas à pas, se réjouissaient de nos progrès, ne s’impatientaient pas de nos lenteurs, ne considéraient jamais nos échecs comme une injure personnelle et se montraient d’une exigence d’autant plus rigoureuse qu’elle était fondée sur la qualité, la constance et la générosité de leur propre travail. [ … ] L’image du geste qui sauve de la noyade [ … ] est la première qui me vient quand je pense à eux. En leur présence – en leur matière – je naissais à moi-même [ … ] ». 25
« Ce n’était pas seulement leur savoir que ces professeurs partageaient avec nous, c’était le désir même du savoir ! Et c’est le goût de sa transmission qu’ils me communiquèrent. Du coup, nous allions à leurs cours la faim au ventre. Je ne dirais pas que nous nous sentions aimés par eux, mais considérés, à coup sûr « respectés, dirait la jeunesse d’aujourd’hui. [ … ] » 26
« Il y eut ce vieil ami aussi, Jean Rolin, professeur de philo.[…] Chaque fois que je ratais le bac, il m’invitait dans un excellent restaurant, pour me convaincre, une fois de plus, que chacun va son rythme et que je faisais tout bonnement un retard d’éclosion. » 27
Daniel Pennac obtiendra sa maîtrise de Lettres à Nice en 1973. Il est un écrivain émérite avec une quarantaine de livres dont un prix Inter en 1990 pour « La petite marchande de prose » et cette année le prix Renaudot avec « Chagrin d’école » dont l’inspiration lui est venue lors d’une promenade avec son frère Bernard. Aujourd’hui, ses statuts de professeur des écoles et d’ancien cancre l’autorise à nous dire que les mauvais élèves sont les meilleurs professeurs et même si les meilleurs professeurs n’ont pas tous étaient cancres, on peut faire ici le parallèle avec l’analyste qui avant de prendre soin de la psyché de l’autre a pris la peine préalablement de se confronter à ses propres souffrances en prenant en quelque sorte soin de lui dans un « connaît toi toi-même ». On peut en quelque sorte tenter le parallèle avec le thérapeute qui accepte de perdre le savoir pour faire émerger le « savoir dit insu » de l’autre. Mais, ce n’est pas tout, Daniel en incarnant la matière qu’il enseigne devient ce supposé savoir qui permet l’amorce d’une situation transférentielle. Ainsi, il nous fait part d’un « cas d’école » qu’il intitule « le présent de l’incarnation ». Il s’agit d’un élève qui prétend qu’il n’y arrivera jamais en voici un extrait du dialogue :
« - J’y arriverai jamais, m’sieur
Tu dis ?
J’y arriverai jamais !
Où veux-tu aller ?
Nulle part ! Je veux aller nulle part !
Alors pourquoi as-tu peur de ne pas y arriver ?
C’est pas ce que je veux dire !
Qu’est-ce que tu veux dire ?
Que j’y arriverai jamais, c’est tout !
Ecris-nous çà au tableau : Je n’y arriverai jamais »[…]
« C’est lui qui te fait peur ce « Y »?
J’ai pas peur.
Tu n’a pas peur ?
Non.
Tu n’a pas peur de ne pas y arriver ?
Non, je m’en branle.
Pardon ?
ça m’est égal, quoi, je m’en moque !
Tu te moques de ne pas y arriver ?
Je m’en moque c’est tout.
Et ça tu peux l’écrire au tableau ?
Quoi, je m’en moque ?
Oui.[…]
- Je mens moque.
Bon, et ce en « justement, qu’est-ce que c’est ce « en » ?
Je ne sais pas moi, …c’est tout ça !
Tout çà quoi ?
Tout ce qui me gonfle ! » 29
« [ … ] Pour ce garçon, cette année-là, qui braillait et lâchait des gros mots comme on roule des mécaniques, « y » était le souvenir cuisant d’un exercice de math sur lequel il venait de se casser les dents avec un autre enseignant. L’exercice avait déclenché la crise : stylo jeté, cahier claqué [ … ] . 30
Daniel poursuit ainsi : « Il y a des tas de gens, dans cette ville, qui ont peur de ne pas y arriver et qui croient s’en foutre…. Mais ils ne s’en foutent pas du tout ; ils friment ; ils dépriment, ils dérivent, ils gueulent, ils cognent, ils jouent à faire peur, mais s’il y a une chose dont ils ne se foutent pas, c’est bien de ce « y » et de ce « en » qui leur pourrissent la vie, et de ce « tout » qui les gonfle. [ … ] Cette année-là, donc, nous avons ouvert le ventre de ce « y », de ce « en », de ce « ça », de ce « tout », de ce « rien » [ … ] . Leur dissection scrupuleuse de ce « y » révéla à des élèves l’image qu’ils se faisaient d’eux-mêmes : des nuls fourvoyés dans un univers absurde, qui préféraient s’en foutre, puisqu’ils ne s’y voyaient aucun avenir. D’où ma résolution de professeur : user de l’analyse grammaticale. [ … ] Les maux de grammaire se soignent par la grammaire, les fautes d’orthographe par l’exercice de l’orthographe, la peur de lire par la lecture [ … ] . Ma conviction m’est restée qu’il fallait parler aux élèves le seul langage de la matière que je leur enseignais. Malheureux à l’école ? Peut-être. Chahuté par la vie ? Certains, oui. Mais à mes yeux, faits de mots, tous autant que vous êtes, tissés de grammaire, remplis de discours, mêmes les plus silencieux ou les moins armés en vocabulaire, hantés par vos représentations du monde, pleins de littérature en somme, chacun d’entre vous, je vous prie de me croire. » 31
Daniel Pennac « Y croit » à cette connaissance singulière faite de l’expérience, et c’est bien en reconnaissant le savoir chez l’élève qu’il permet à ce dernier de travailler à partir de son propre savoir comme le disait son professeur de math, M. Bal « Vous croyez que vous ne savez rien, mais vous vous trompez, vous en savez énormément ! » 33
Premier temps : l’élève pense que le professeur possède l’objet de la connaissance, des professeurs pétris de leur matière et qu’il possède l’objet de son manque, de son manque à être. Le professeur est idéalisé, il devient un objet idéal. Cette étape est la condition sine qua non à la production, à la découverte et à la transmission du savoir.
Deuxième temps : Daniel Pennac, en questionnant son élève sur ses dires, lui permet de réfléchir sur ses propres représentations - ce que l’on nomme en psychanalyse : le signifiant, en tant que le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant. Il permet à l’élève de travailler d’une part avec son manque à être et son désir, et d’autre part, il va permettre l’appropriation d’une connaissance – la grammaire, la lecture, la rédaction, etc… Il n’assène pas des connaissances, mais il pari sur l’effet de surprise en éveillant la curiosité de l’élève, il lui donne envie d’en savoir plus et suscite la demande de savoir, ce que Freud appelait la pulsion épistémophilique . Il s’agit bien là d’un transfert de travail, ce que J. Rouzel nomme « le transfert de transfert. » dans « La supervision d’équipe en travail social » et fait référence au banquet de Platon, ainsi :
« Socrate nous donne à entendre le transfert dans toutes ses conséquences : il ne s’agit pas de le repousser, mais d’en faire tourner l’objet. En effet, si le transfert met en œuvre une illusion majeure, à savoir qu’un autre sujet au monde pourrait nous compléter, il emporte aussi une charge désirante qu’il s’agit de faire circuler. S’il n’y a pas d’objet qui puisse combler un sujet - étant construit autour d’un objet constitué par l’entrée dans le langage comme perdu - cependant le mouvement qui le fait le chercher est à entretenir. Ce travail qui constitue l’essentiel du maniement du transfert est à entendre alors comme « transfert du transfert ». Que le sujet ne puisse trouver chaussure à son pied n’est pas une raison pour l’empêcher de chercher sans cesse, au contraire, sa pointure. S’ouvrent ici les deux dimensions du transfert dont Freud va souligner les coordonnées : à la fois frein et accélérateur. » 34
À travers son récit, Daniel Pennac nous livre le témoignage de quelqu’un qui a su dépasser ses difficultés. Ses positions fantasmatique et symptomatique d’objet déchet, de cancre l’ont fait produire un savoir qui est devenu solution en accédant au statut professeur des écoles et d’écrivain. Malgré tout, ses blessures ne sont toujours pas refermées et son symptôme le taraude encore, c’est son côté sombre et énigmatique : sa jouissance. « Mes crises de doute…Elles ont beau être un héritage de ma cancrerie, je ne m’y habitue pas. On doute toujours pour la première fois et j’ai le doute ravageur. Il me pousse vers ma pente naturelle. Je résiste mais de jour en jour je redeviens le mauvais élève que j’essaye de décrire. Les symptômes sont rigoureusement pareils à ceux de mes treize ans : rêverie, éparpillement, hypocondrie, nervosité, délectation morose, sautes d’humeur, jérémiades et, pour finir, sidération devant l’écran de mon ordinateur, comme jadis devant l’exercice à faire, l’interro à préparer… Je suis là, ricane le cancre que je fus. » 35
Nous pouvons entrevoir en filigrane la relation inconsciente à sa mère. Et ce n’est peut-être pas un hasard s’il commence son roman par interroger le désir de celle-ci qui reste énigmatique « Qui suis-je pour ma mère ? » « Est ce que je suis quelqu’un pour elle ? ». Et aujourd’hui, en pleine réussite, lorsque sa mère s’interroge en disant : « tu crois qu’il s’en sortira un jour ? » 36 Il interroge encore sa position de jouissance en écrivant à son tour « Très tôt mon avenir lui parut si compromis qu’elle ne fut jamais tout à fait assurée de mon présent. N’étant pas destiné à devenir, je ne lui paraissais pas armé pour durer. J’étais son enfant précaire. » 37
« Pourquoi des poètes en ces temps de détresse ? » demande le poète allemand Hölderlin. On pourrait poursuivre : pourquoi des éducateurs en ces temps de détresse ? Pourquoi des psychologues, des rééducateurs, des instituteurs, des formateurs, des psychanalystes... ? Oui, pourquoi ? Et si leur fonction première était de rappeler dans l’espace social, mais aussi pour chaque sujet, qu’à l’impossible chacun est tenu. » 38
« L’impossible, que Lacan nomme par ailleurs, le réel, c’est ce qui tient chaque sujet dans son rapport aux autres, au monde, à lui-même. C’est aussi ce qui tient chaque groupe humain, chaque communauté, chaque équipe, chaque collectif, chaque société, chaque civilisation. Notre époque, en voulant faire disparaître les frontières de l’impossible, sur les injonctions de la science, ne risque t-elle pas du même coup de détruire ce qui fonde le lien social ? L’impossible qui assigne chaque humain à l’enseigne du ratage, n’est-il pas alors ce qui entre nous fonde toute médiation ? L’être humain parce qu’il est être de parole, « parlêtre » comme dit Lacan, est soumis de structure à cet impossible à tout dire, tout faire, tout être, tout avoir, tout savoir. C’est ce manque fondateur qui le fait humain, et parfois trop humain. La parole crée le manque dans l’homme, et c’est de ce lieu qui le fait manquant qu’il peut rencontrer les autres. Ce lieu, celui de l’impossible à combler, l’impossible à satisfaire, est en même temps la source d’où jaillit le lien social. C’est ce manque qui nous humanise et fait de nous des animaux sociaux. C’est dans ce contexte que le terme si galvaudé d’accompagnement prend tout son relief. Issu d’un mot latin, qui se décompose en ad-con-panis, il signifie au pied de la lettre : « qui partage son pain en cheminant dans une direction ». Le terme d’accompagnement fait briller sur la ligne d’horizon du travail éducatif l’essence même de la fonction d’éducateur.
L’éducateur est un compagnon de route. D’emblée la question éducative prend l’allure d’un compagnonnage. Un peu comme les compagnons du Tour de France « voyageaient la France » pour apprendre leur métier d’artisan, les jeunes accueillis en institution s’initient au chemin de leur propre vie, cherchent leur voie. 17 Sur ce chemin où ils s’avancent hésitants, il est bon que certains, rencontrent sur leur route un compagnon plus âgé sur lequel pendant un temps ils peuvent prendre appui et transférer leur fardeau. L’éducateur comme bâton de route… Tel son ancêtre romain (e(x)-ducator : qui conduit hors de…) ou athénien (paid-agogos, guide d’enfant), l’éducateur est un accompagnateur, un passeur : il fait, auprès d’un enfant, d’un adolescent, d’un adulte en souffrance, la navette entre l’origine familiale du sujet et ses lieux d’insertion sociale. En cheminant auprès de lui, il veille au grain. Si le sujet est celui qui donne le sens, l’éducateur est celui qui ferme la marche. Pour que le voyage se passe sans trop d’encombre.
L’accompagnement devient ainsi, ancré dans les relations au quotidien, le lieu de fabrication pour un sujet du sens de sa vie. L’orientation, ce qui donne la mesure de cet accompagnement, prend ses marques dans ce que j’ai nommé une éthique et une clinique du sujet. C’est dans cet entre-deux, dans cette médiation accompagnée, dans cet espace initiatique qui a perdu ses rites dans nos sociétés modernes, que se produit la séparation d’un sujet avec son origine parentale, origine à la fois mythique et réelle qu’il ne cesse de transférer dans toute relation. A la fois il s’en sépare et à la fois il y prend appui.
La séparation, dont relève l’acte éducatif, 39 n’est pas une mise à distance géographique. Elle relève d’un acte du sujet, où l’éducateur, s’il fait ce qu’il a à faire, n’est pas pour rien dans les conditions de sa production : il doit en rendre compte, même si cela lui échappe. La séparation se profile, comme nous l’a montré Jacques Lacan dans une belle trouvaille de langage : une sépartition. 40 Séparation et partition. Autrement dit une coupure sur le plan psychique.
La séparation n’opère pas sans perte. Elle inscrit le manque au cœur du sujet et l’introduit à répondre en son propre nom de ce qui lui arrive. C’est ce que dans le jargon éducatif on nomme l’autonomie. La conséquence en matière d’éducation coule de source : éduquer, ça doit laisser à désirer. » 41
Joseph Rouzel, 31 janvier 2002.
1 Pennac D., « Chagrin d’école », Gallimard, 2007, p. 18.
2 Ibid., p. 17.
3 Ibid., p. 23.
4 Ibid., p. 30-31.
5 Ibid., p.25.
6 Ibid., p. 27
7 Ibid., p. 27.
8 Ibid., p. 24.
9 Ibid., p. 16
10 Ibid., p. 26
11 Ibid., p 23
12 Ansermet F., « Un voyage dans le voyage : de l'inhibition au traumatisme », http://www.causefreudienne.org/ Lettre mensuelle n° 254, janvier 2007, ECF.
13 Ibid
14 Ibid
15 Ibid
16 Chémama R. & Vandermersch B. – « Dictionnaire de la psychanalyse » - Larousse – Ed. 1998 - p.284
17 Ansermet F., « Un voyage dans le voyage : de l'inhibition au traumatisme », http://www.causefreudienne.org/ Lettre mensuelle n° 254, janvier 2007, ECF.
18 Ibid
19 Pennac D., « Chagrin d’école », Gallimard, 2007, p 38-39
20 Ibid., p 30
21 Ibid., p 30
22 Ibid., p.97-98
23 Ibid., p. 98-99
24 Ibid., p. 262 à 264
25 Ibid., p.265-266
26 Ibid., p. 268
27 Pennac D., « Chagrin d’école », Gallimard, 2007, p. 105
28 Ibid., p 105
29 Ibid., p.117-118
30 Ibid., p.119-120
31 Ibid., p 124 à 126
32 Rouzel J., La supervision d’équipe en travail social, Dunod, 1987, p. 132.
33 Pennac D., « Chagrin d’école », Gallimard, 2007, p. 264
34 Ansermet F., « Un voyage dans le voyage : de l'inhibition au traumatisme », http://www.causefreudienne.org/ Lettre mensuelle n° 254, janvier 2007, ECF.
35 Pennac D., « Chagrin d’école », Gallimard, 2007, p. 106
36 Ibid., p. 14
37 Ibid., p. 15
38 Rouzel J., « Educateur: un métier impossible » www.asies.org du .25 08 2002
39 Rouzel J., L’acte éducatif, Erès, 1998.
40 Lacan J. dans L’angoisse, séminaire inédit.
41 Rouzel J. « Le transfert dans la relation éducative ». Psychanalyse et travail social, Dunod, 2002. A.S.I.E – « La sphère clinique du social ».
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