lundi 22 avril 2019
Bienveillants, encore un effort pour l’émancipation !
par Philippe Godard
La bienveillance n’est-elle pas trop utilisée dans le travail social ? Nous l’invoquons en effet extrêmement souvent comme s’il s’agissait de l’alpha et de l’oméga de tout mode d’action, d’un sésame pour une communication réussie, d’une autojustification pour toute interaction humaine : avec de la bienveillance, tout serait pour le mieux dans le meilleur du travail social. Or, qu’il y ait çà et là de la malveillance ou de la maltraitance, que dans certains secteurs cette maltraitance et cette malveillance soient même très présentes, ne suffit pas à légitimer la bienveillance comme objectif suffisant. Pour le dire autrement, la bienveillance n’est qu’un savoir-être de base ; il ne se trouve rien d’héroïque dans la bienveillance, y compris dans une société comme la nôtre dans laquelle la malveillance est si répandue.
Changer de paradigme ?
La bienveillance occupe une place cruciale dans le travail social. Le travailleur social bienveillant est reconnu comme la personne qui agit pour le mieux dans toutes les situations, et cette évidence fait consensus. Certes, et tant mieux. Mais, dans un esprit d’autosatisfaction, nous ne remettons guère en question l’utilisation pratique qui est faite de la bienveillance. Or, la bienveillance a tendance à devenir, dans nombre d’institutions ou de programmes éducatifs, l’objectif à atteindre parce qu’elle serait la passerelle automatique vers le bien-être des personnes accompagnées, aidées. Comme si bienveillance entraînait à tout coup bien-être.
Nous nous en contentons sans envisager mieux et sans mesurer ce que la bienveillance peut aussi porter en elle de négatif. Le paradigme bienveillance versus malveillance est-il le bon ? Par-delà la bienveillance, n’existe-t-il pas des modes d’accompagnement des personnes bien plus décisifs pour un travail social et éducatif de qualité ?
Pour le dire selon un paradigme plus politique : la bienveillance n’est en fin de compte que le simple contraire de ce qui nous nuit (la maltraitance, la malveillance), et elle ne légitime qu’un mode d’être consensuel. Rien de plus. Hélas, nous pourrions qualifier ce consensus autour de la bienveillance de « faible », car en soi la bienveillance ne construit rien de positif ; de plus, elle n’est jamais questionnée.
Bienveillance, accompagnement, coopération…
La bienveillance nous met en porte-à-faux par rapport à la réalité du monde, qui n’est absolument pas bienveillant, et elle fait apparaître le travail social comme une sorte de havre – dans le meilleur des cas – entouré d’un monde de tempêtes continuelles, cerné par un maelstrom incessant. Est-ce une bonne stratégie d’intégration au monde tel qu’il est ?
La bienveillance se présente souvent comme une stratégie d’évitement de la banale réalité : nous sommes bienveillants, et les autres, en face, les personnes accompagnées, ou encore les étudiants dans le cas d’un parcours de formation, devraient s’en satisfaire, et même être reconnaissants envers leurs éducateurs, leurs formateurs.
Nous ne voulons pas dire ici que la bienveillance est en soi négative ni que le travail social, ou encore la formation, l’école ou l’université devraient se conformer à l’état du monde et n’être qu’une jungle sans pitié – ce qu’est à peu près le monde de ce premier quart du xxi e siècle. Cela reviendrait à ne souhaiter que la continuation de l’existant et l’adaptation immédiate et sans filet des personnes accompagnées ou en formation aux conditions d’existence quelles qu’elles soient. Ce serait la négation de toute utopie émancipatrice, de tout processus de libération. Une telle position serait rien moins qu’antisociale, nierait la possibilité d’une évolution positive, et ne ferait que nous préparer au pire. Nous la rejetons absolument.
Cependant, et comme le disait Donald Winnicott à propos des enfants déprivés : « À la base de la tendance antisociale se trouve une bonne expérience primitive qui a été perdue. Ce qui la caractérise essentiellement, c’est que l’enfant est devenu capable de percevoir que la cause du malheur réside dans une faillite de l’environnement . » ( La tendance antisociale , in Agressivité, culpabilité et réparation , texte de 1956 ; c’est Winnicott qui souligne). Nous contenter d’être bienveillants, c’est aussi créer cette « bonne expérience primitive » que la personne accompagnée « perdra » de fait en entrant dans le monde réel. C’est ce processus-là que vivent les jeunes qui quittent une MECS ou ceux des travailleurs en situation de handicap qui quittent le secteur protégé pour s’apercevoir bien vite à quel point le secteur ordinaire est sans pitié. La bonne expérience primitive finit alors par apparaître, dans ces cas-là, comme une tromperie, un mensonge social et politique, à une échelle individuelle comme collective.
Ce qui signifie que la bienveillance, nécessaire à l’évidence dans nos rapports humains et tout spécialement avec les personnes accompagnées par les travailleurs sociaux, n’est absolument pas suffisante pour accroître le « pouvoir » que la personne accompagnée doit acquérir sur l’emploi de sa propre vie, l’ empowerment selon le terme à la mode, mais nous préférons dire ici : la bienveillance des travailleurs sociaux ne sert à quasiment rien dans le travail d’acquisition de son autonomie par la personne accompagnée, ou dans son processus d’émancipation. La bienveillance n’est qu’un savoir-être humain, simplement humain. Le contraire de la malveillance, qui, elle, est anti-humaine. On ne définit pas la position « suffisamment bonne » par le simple rejet de la position pathologique, ou plutôt : ce n’est qu’une façon de faire du surplace, sans aller vers l’émancipation de l’individu comme du collectif.
Avant de proposer une alternative crédible, un changement de paradigme libérateur, notons que le cynisme de la compétition est le mode d’appréhension du réel qui, aujourd’hui, semble majoritaire. Il se lit dans l’exaltation de la concurrence tous azimuts, dans la lutte pour la survie qui serait le moteur de l’évolution, alors que Darwin lui-même avait bien montré – sans pourtant développer cet axe – l’idée que les individus les plus aptes sont ceux qui savent le mieux coopérer . Nous ne pouvons nous étendre ici sur ce point, crucial, et c’est à chacun d’entre nous de revisiter les exemples de coopération qu’il a pu connaître et connaît aujourd’huiencore, afin de se convaincre que la lutte individuelle pour la survie n’est pas l’axe le plus porteur. La lutte de chacun contre tous est le triomphe de l’individualisme sur la dimension collective, alors que l’humanité est d’abord une espèce, certes constituée d’individus, dont la survie n’a de sens que dans la résolution constante d’un rapport dynamique entre individu et collectif qui ne doit jamais aboutir à un déséquilibre trop fort.
La bienveillance comme fuite du réel ?
Dans le travail social, il ne s’agit donc pas seulement que certains individus soient bienveillants à l’égard d’autres individus considérés par la société comme défaillants et à remodeler, rectifier, selon les canons du moment. Ce qui est recherché par la société, ou devrait l’être, est que des individus dont la tâche est, fondamentalement, d’assurer une transmission de certaines valeurs au sein de ladite société (les travailleurs sociaux ou les formateurs), et, au-delà, au sein de l’espèce, soient capables d’expliciter le rapport entre individu et collectif. Car de ce rapport dépend l’évolution de ce monde, à tous les niveaux, individuel, collectif, global. Quelles que soient nos opinions politiques ou philosophiques, c’est bien de cela dont il s’agit dans une période de crise comme la nôtre, une période dans laquelle peu de valeurs sont partagées, pour ne pas dire aucune. Pour en rester à notre axe, nous vivons une période dans laquelle la bienveillance n’est pas une valeur forte, mais un simple mode d’action, qui est faible parce qu’il évite le problème de fond.
La bienveillance façonne un mode d’intervention confortable dans un premier temps, mais qui, très vite, obère la possibilité d’une évolution. Être bienveillant, même avec celles et ceux qui « exaspèrent leur entourage » comme le disait Fernand Deligny, revient en effet, sur un plan politique et institutionnel, à se contenter d’un programme minimum. Que la vie continue, certes, mais comme avant, avec des individus (les éducateurs, les formateurs, les professeurs, notamment) qui se donnent pour tâche d’éviter le choc des personnes qu’ils accompagnent avec un réel dont il est admis qu’il est plutôt décourageant. La bienveillance permet de repousser toujours l’affrontement avec le réel à plus tard. À l’école, on attend l’entrée à l’université ou en formation pour voir vraiment la vie, mais à l’université ou en formation, on attend l’entrée dans le monde du travail pour se mettre à penser l’avenir. Trop tard, le plus souvent. La bienveillance des professeurs ou des formateurs finit par être une stratégie d’embellissement de l’avenir qui évite de prendre en compte l’avenir tel qu’il est.
Précisons qu’il ne s’agit surtout pas de prôner l’école ou la MECS comme simples antichambres de la fureur adulte au travail et en compétition tous azimuts. Bien au contraire, nous pourrions chercher à accroître la capacité de la personne, des jeunes ou des « cas sociaux », à penser leur vie, à la comprendre dans ses liens avec le collectif et la société, à savoir décider de s’intégrer au monde adulte ou de se situer résolument à la marge en toute connaissance de cause. Plutôt que de rendre les personnes « employables » comme nous y invitent aujourd’hui les formes modernes du management, aidons les personnes à se penser tout en pensant le monde dans lequel nous sommes tous contraints de vivre, avec ses qualités et ses défauts, son économie et sa politique, ses médias et ses mensonges.
La peur de la libération
Dans les cas sociaux les plus complexes, quand la bienveillance ne suffit pas, alors, on déclare la personne accompagnée « incasable ». C’est très pratique : la faute à celui qui n’adhère pas au programme bienveillant conçu tout exprès pour lui. Et si nous renversions le point de vue : si la bienveillance « exaspérait » la personne accompagnée par « l’entourage » des travailleurs sociaux, des formateurs que les institutions lui imposent ?
N’est-ce pas la « peur de la libération », comme disait Herbert Marcuse, qui nous conduit à une telle position bienveillante ? Nous évitons de poser les questions qui fâchent, parce qu’elles sont trop politiques. Les éducateurs n’abordent pas frontalement la question de l’intégration des enfants placés au monde adulte ou des travailleurs handicapés dans le monde tel qu’il est, parce que le monde tel qu’il est ne propose aucune solution pérenne et fondamentalement humaine à ces parcours individuels plus ou moins chaotiques – selon l’ordre social actuel. L’école, pour sa part, finit par se penser comme un centre de formation pour futurs adultes pour éviter, selon les normes ambiantes, de discuter sur le fond des valeurs qu’elle devrait contribuer à faire vivre, et son seul axe n’est que de préparer au monde du travail car c’est ce réalisme de pacotille qui s’accorde le mieux avec la bienveillance. Le travail devient une « valeur », selon un syllogisme effarant : le travail procure de l’argent ; l’argent, c’est la valeur ; donc le travail est une valeur. Syllogisme navrant repris en 2007 par un futur président de la République en campagne, avec succès, hélas. Tout se passe comme si nous refusions de parler du fond de l’état du monde et que nous nous rassurions par un mode d’être apolitique avant tout.
Il ne s’agit pas ici de critiquer la bienveillance en tant que rapport aux autres, car elle permet le lien et en est une base, mais elle n’en est qu’une simple base sur laquelle il reste tout à construire. Transmettre et émanciper implique de donner les atouts pour comprendre le monde, de l’affronter pourquoi pas, d’être apte à le modifier en tout cas, et alors la bienveillance apparaît comme en-dessous des nécessités réelles si l’éducateur vise l’autonomie de la personne accompagnée.
Or, il n’est pas certain que le travail social ne doive être que le mode de continuation de l’existant, qu’il ne faille pas discuter du fond du fond. Qu’est-ce que la société ? Qu’est-ce qui fait valeur entre nous ? Comment émergent des valeurs humaines ? Cette émergence se déroule-t-elle sans heurts ? La bienveillance, en évitant des conflits desquels pourraient naître des dépassements des blocages, ne nous désarme-t-elle pas dans notre conquête de l’autonomie ? Aucune réponse à ces questions n’est simple.
Vers l’autonomie
Comme le disait encore Herbert Marcuse, à propos de la tolérance qui pouvait amener à tolérer même ce qui allait nous détruire : dans une période comme la nôtre qui devrait nous inciter à prendre des décisions cruciales pour notre avenir, tant individuel que collectif, la bienveillance nous amène à rendre tolérable ce qui devrait exaspérer, mais ce qui exaspère est peut-être aussi ce qui pose de vraies questions de fond à notre société… Comment la conscience de l’état du monde naîtra-t-elle si la représentation que nous propageons du monde n’est que guimauve et mollesse ?
Ce qui n’implique pas du tout que nous devions être dans le catastrophisme, l’énonciation continue de l’horreur du monde, et autres théories de l’effondrement très en vogue, car ce serait tomber dans un mea-culpaïsme insupportable, issu des trois grandes religions du Livre – et pas seulement du judéo-christianisme. La culpabilité n’est pas bonne conseillère en la matière. Il nous semble même que la bienveillance et le catastrophisme sont « les deux mâchoires d’un même piège à cons », pour reprendre les mots du héros de Nada , l’un des films marquants de Claude Chabrol.
Le bon paradigme est ailleurs : hétéronomie 1 ou autonomie. Transmission de Valeurs ou continuation de l’existant – lequel en est à peu près dépourvu, désormais, de Valeurs humaines, individuelles et collectives. La tâche est immense.
Le rapport entre la marge et la société a toujours été déterminant pour l’avenir. En France, la bienveillance molle à l’égard de nombreux publics aboutit à leur « institutionnalisation », leur ghettoïsation pour parler net (les enfants placés en IME qui deviennent, presque automatiquement, des travailleurs handicapés aboutissant en ESAT en sont un triste exemple, hélas), ou leur rejet (il se dit encore des choses horribles sur les enfants placés en MECS, assimilés par le commun des mortels, mais aussi dans certaines revues intellectuelles, à des enfants délinquants). Nous ne voulons pas donner ici une liste d’exemples parce qu’elle serait très longue, et surtout parce que le but n’est pas du tout de stigmatiser cette bienveillance qui fait consensus. Mais il est évident que la bienveillance ne constitue ni une politique globale et suffisante, ni même un mode d’être aux autres qui ne soit pas récupérable par nos adversaires, ceux qui divisent la société entre « ceux qui réussissent et ceux qui ne sont rien », selon les mots d’un autre président de la République en juillet 2017.
Ce que nous enseigne la marge
Comme le suggérait notamment Fernand Deligny, les « marginaux » ont au moins le mérite de questionner l’espèce sur ce qu’elle est, et la société de laquelle ils sont issus sur ce qu’elle est prête à accepter comme « déviance » ou « a-normalité ». Les « inadaptés sociaux » de toutes sortes nous disent à quel point il existe d’autres modes de vie, d’autres éthiques du comportement, etc., que la norme, laquelle assure la tranquillité sociale et politique.
La bienveillance est la meilleure façon de ne pas prendre en compte ces déviances, ces divergences, et de ne pas mettre les pieds dans le plat : il suffirait de rendre tolérable la présence des déviants par le biais d’un conditionnement adapté, une scolarité normative pour ceux qui la supportent ou des pictogrammes pour les autistes, et la répression jusqu’à la prison pour ceux qui persistent à être hors-normes. L’argument est bien entendu qu’atteint un certain stade, il faut passer à la répression, mais avant ce stade, la bienveillance serait un mode d’agir en soi. Ces simples réflexions tendent pourtant à nous en faire douter.
La bienveillance se doit d’être dépassée. Nous devons aller, comme le disait Gérard Mendel, vers des Valeurs (avec une majuscule), communes. Ainsi : « Est Valeur à notre sens seulement ce que le déconditionnement à l’Autorité aura permis d’asseoir collectivement 2 . » C’est-à-dire que la réflexion autour des personnes « inadaptées », qui se limite encore aujourd’huià l’invention de postures bienveillantes envers elles, doit avancer jusqu’au questionnement radical des normaux, des normés, des conditionnés, des « neurotypiques », des adaptés, vers ce qui fait le fond de leur adaptation. Ce fond est l’aliénation, la soumission à la norme, la peur de la libération, de leur propre libération. Ce qui pourrait être aujourd’huicomme hierun bon programme émancipateur serait de faire voler en éclats les normes afin, non pas de détruire la bienveillance, mais de la dépasser par l’invention d’autres liens sociaux, dans lesquels les enfants, les inadaptés, les handicapés, les vieux, trouveront une place conforme à leur être. Ils sont tous tout autant humains que les plus conformes et les plus compétitifs d’entre nous.
Une espèce qui produit des ratés
Plus, même : nous sommes une espèce qui est capable de penser ses propres limites, insuffisances, voire ratés (ceux qui s’écartent le plus de la norme « ratent » leur intégration, dit-on). Nous pourrions désormais nous donner les moyens éthiques et pédagogiques de les intégrer dans notre mode de penser – et non de pensée, il ne s’agit pas de figer le processus mais de le rendre dynamique. Nous sommes des êtres vivants qui savent que la richesse des différences jusqu’à ce que nous appelons encore des « déficiences » est en réalité la voie royale pour ériger entre nous des valeurs communes détachées de l’Autorité, déconditionnées à cette Autorité, afin que personne ne puisse plus jamais écarter de l’espèce un être « inadapté ». Tout inadapté est, en dernière analyse, la preuve vivante que l’espèce n’est qu’un collectif acceptant d’infinies variations entre ses membres. La bienveillance n’a, finalement, pas grand-chose à voir dans la résolution du problème douloureux qui se pose à l’espèce et à la société. Plutôt que de bienveillance, c’est d’une vision éthique et politique dont nous avons besoin.
1 Nous y revenons plus loin, mais définissons l’hétéronomie comme le fait de recevoir sa règle, sa loi, d’un autre que soi-même, par opposition à l’autonomie, qui désigne l’état de celui qui se donne sa propre règle.
2 Gérard MENDEL, Pour décoloniser l’enfant , Payot, 1971, p. 163.
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