jeudi 05 avril 2012
Apprendre à (dés) apprendre, Paulo Freire ou la pédagogie des révolutions « humanisantes »… ou de ne pas domestiquer mais de d’« homestiquer »
« Alphabétiser n’est pas apprendre à répéter des paroles mais apprendre à dire sa parole. » P. Freire
« Tout acte éducatif est un acte politique. » P. Freire
Le 5 avril, après-midi, dernier, j’étais à Versailles, non pas pour admirer les ors de la royauté déchue mais pour rendre hommage à une belle révolution. Non pas française celle-ci mais brésilienne. Non pas en 1789 mais dans les années 1950-60, elle a pour nom « l’éducation populaire » caractérisée, selon son illustre concepteur Paulo Freire, par une « praxis de la liberté ».
« Révolution » n’est pas un vain mot ni une vue de l’esprit lorsqu’il s’agit d’évoquer l’œuvre de Paulo Freire. Celle-ci s’enracine dans un contexte historique et sociologique particulièrement conflictuel et inégalitaire. L’Amérique Latine des années 50 est aux mains des dictateurs dont la domination par la force est productrice de graves inégalités sociales et d’atteintes insoutenables aux droits de l’Homme. Contexte peu favorable à l’expression de la singularité dont se saisit Paulo Freire pour élaborer sa vision de l’éducation populaire dont le projet politique est de construire des relations égalitaires, respectueuses de la diversité (culturelle, ethnique, sociale,…)
Engagement résistant et humain s’il en est, Paulo Freire a connu l’incarcération et la déportation [1]puis l’exil, du Brésil aux pays de l’Amérique Centrale pour trouver refuge à Genève où il a poursuivi son œuvre civilisatrice jusqu’en 1997, année de sa disparition (en 1980, il revint au Brésil pour réapprendre son pays). Les héros meurent aussi mais leur œuvre est inscrite dans l’Histoire… il s’agirait maintenant de l’ « empreintée » d’historicité[2] !
Non ces hommes ne sont ni des dieux, ni des légendes, ils sont à rencontrer comme tout homme « en tant qu’être inachevé et conscient de son inachèvement, l’homme est un être en quête permanente [3]». Mais leur existence est à inscrire dans l’Histoire en tant que prise de conscience humaine de notre réalité temporelle, séquentielle, rythmique… Pourquoi ? Parce que l’Histoire ne s’écrit pas sans nous et sans doute là lest a plus belle et plus grande leçon que nous devons retenir de l’œuvre éducative de Paulo Freire. Il n’y a pas de fatalité, il y a à s’engager…
Quels seraient les risques contemporains à ce que nous nous engagions aujourd’hui ? Risquerions-nous la prison ? Bien que les jours que nous vivons ne soient pas porteurs d’imagination et de paroles diverses et multiples, tous derrière la « novlangue », les pandores ne viendront pas nous mettre le grappin dessus au nom de Guéant l’insolent !!! Quels sont les risques alors ? Il y en a toujours, quelque soit l’art et la manière, quelque soit l’époque et le temps… Le premier est clair et indubitablement fatal, vivre est mortel ! Quelles histoires émancipatrices, allons-nous éducateurs à la retraite, raconter à nos petits-enfants, voire même à nos arrières-arrières petits enfants, tant nous sommes bientôt voués à l’éternité[4] ? Peur de perdre pied avec le présent ? Le présentisme qui nous interdirait hier et demain…
Voici l’Histoire que nous pourrions leur narrer au coin d’un feu virtuel qui ne ferait pas de fumée…
C’était dans les années 2000, les éducateurs spécialisés étaient contemporains d’une société hygiéniste en tout point (environnemental, social, sanitaire, intellectuel,…), tant est si bien qu’ils pouvaient s’interdire de s’insurger du sort réservé à leurs concitoyens les plus défavorisés par la vie. Il faut dire que les gouvernements qui s’étaient succédés du XXème Au XXIème siècle, menaient une politique politicienne de classe, celle des énarques qui avaient fait de la politique, une profession et non plus une conviction collective. Les politiques que l’on disait « sociales », stigmatisaient, polarisaient la société, accusaient les plus faibles de « mauvaise volonté », au point de les condamner à travailler gratuitement pour la collectivité sous peine qu’ils percevaient des minimas sociaux. Ces éducateurs avaient à rencontrer l’ « autre » dans un imbroglio de procédures qui leur interdisait de penser la relation avec leur public, celui des laissés pour compte. Jamais la profession (dans sa généralité, j’entends, car bien heureusement il en restait quelques-uns pour penser) ne s’était émue de la question de la décentralisation de 1982-83. Sous peine d’une politique démocratique au plus près du citoyen en difficulté, ils n’ont pas vu le désengagement de l’Etat s’opérer. Cet Etat dont des rois ont pu dire que, c’était EUX, cet Etat dont j’entends peu dire que, c’est NOUS ! Nous et notre écot fiscal, l’impôt de la solidarité. Non, ils n’ont pas vu les conséquences d’un retour à la charité privée via les « resto du cœurs » ces « enfoirés » richissimes qui chantent en allant voter pour une droite dure et doctrinaire… tournant le dos à l’acte politique posé par Coluche. Ils n’ont peut-être pas voulu le voir que le nouveau Dieu était capitaliste et avait pour nom, « argent ».
Sur la défensive et non pas sur l’offensive… Alors qu’à l’image de la pensée de Freire, dont certains ignoraient encore et toujours l’héritage, ils pouvaient entrevoir de se conduire dans cette relation, éminemment éthique, éducateurs et éduqués tournés ensemble vers l’apprentissage « à lire la réalité pour écrire leur propre histoire », et être païens de ce dieu, argent, qui déshumanisait et était au fondement de la misère. Des années auparavant, avant le naufrage ultra libéral, pourtant, Freire déclarait, « Je suis un enseignant qui préfère la lutte constante contre toute forme de discrimination à la domination économique des individus ou des classes sociales. Je suis un enseignant qui s’oppose à l’ordre capitaliste actuel qui produit une misère aberrante au milieu de l’abondance ». Paulo Freire avait des connaissances livresques, intellectuelles, culturelles… une expérience de la pauvreté par sa naissance en milieu très défavorisé et une mère institutrice engagée vers les plus démunis. Sa pédagogie auprès des enfants et adultes fut dialogique et productrice de savoirs nouveaux, car il a toujours pris le parti que nul ne sait seul, « Personne ne sait tout, disait-il, ni personne n’ignore tout, personne n’éduque personne, personne n’éduque seul, les hommes s’éduquent entre eux par la médiation du monde ».
Alors relisez Freire chers collègues, vous verrez qu’il n’y a aucun risque à avoir pour visée l’ « idéal », il y a un risque à s’engager, celui de renoncer à la toute puissance de toute part, celle des décideurs qui ne savent pas ce que l’on fait et puis la notre dont il s’agirait de savoir à la place de l’ « autre », celui-là même qui est sans doute le plus en droit de t’apprendre ce qu’est la vie précarisée par le manque de perspectives vers demain, lendemains qui ne chantent plus…
Lisez, écrivez… qu’advienne enfin une vraie praxis éducative et non plus des pratiques inductives… attirance vers des discours loin d’être politiques !!!!
Laurence Lutton, cadre pédagogique et éducatrice spécialisée
[1] Sous la domination du général Ongania, porté au pouvoir par un coup d’Etat sanglant, en 1964 (année de la parution de son premier livre de pédagogie, L’Education comme pratique de la liberté ) Paulo Freire est emprisonné et déporté par les militaires.
[2] Comme le mot allemand correspondant « Geschichtlichkeit » , le mot « historicité » est d'abord employé pour exprimer qu'un événement a réellement eu lieu et n'est pas une simple tradition légendaire. Mais derrière ce concept simple d'historicité s'annonce un autre sens du terme, qui relève plutôt de la terminologie philosophique. Historicité signifie alors la constitution foncière de l'esprit humain qui, à la différence d'un intellect infini, ne voit pas d'un seul regard tout ce qui est mais prend conscience de sa propre situation historique. Il est clair que, par là, est introduit dans la philosophie elle-même un thème autocritique qui conteste sa vieille prétention métaphysique de pouvoir atteindre la vérité. Dans la tradition allemande, ce processus qui met en question le concept de vérité est appelé « problématique de l'historisme », c'est-à-dire du relativisme historique. En fait, il ne s'agit pas tant d'une justification de l'intérêt historique, qui, en un sens, a toujours été un élément de la tradition culturelle, et fut notamment cultivé avec ardeur dès le XVIII e siècle ; il s'agit plutôt d'une tendance à mettre en valeur l'expérience historique non seulement comme une voie équivalente, mais comme la voie vraiment humaine de la connaissance de la vérité, par opposition à la prétention de vérité de la métaphysique traditionnelle. (Encyclopédie Universalis)
[3] Paulo Freire, La pédagogie des opprimés, 1969
[4] « Elle est retrouvée, quoi ? –L’Eternité. C’est la mer allée au soleil. », L’Eternité in « Vers nouveaux », Arthur Rimbaud, Mai 1872
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Luc Panza
samedi 21 avril 2012