jeudi 11 septembre 2003
Il a un trou. Pas très grand. Les tours se sont enfoncées dans le sol, et comme un navire qui coule, ont entraîné plus de trois mille corps humains. Un trou. Rien qu’un trou. Bordé de noir : les buildings autour ont cramé. Un innommable, fiché là au cœur du Skyline. Il est clair que l’on a porté atteinte non seulement à ses habitants, mais à l’image d’une ville. New York. On a voulu tuer son image. C’est un crime contre la beauté, des humains et de leurs créations. On a fait un trou. Les excavatrices grattent, fouillent, fouissent : « ground zero ». Niveau zéro du sol de la civilisation. On a voulu tuer l’image. Et ce meurtre a été perpétré en plein déferlement d’images. Certains se croyaient à Hollywood. Le réel plus fort que la fiction. Si, lors de la Shoah, il y a soixante ans, des images, il n’y en avait pas, si l’on a effacé l’effacement lui-même de 6 millions d’êtres humains, aujourd’hui le 11 ème jour de septembre de l’an 2 du troisième millénaire après la naissance du Christ, c’est sous une avalanche d’images qu’on a voulu noyer le crime. Des images en boucle : un avion qui percute, puis un deuxième, puis les effondrements. Ce matin là, il faisait beau, très beau, un homme prenait le café sur sa terrasse, et il a vu, de ses yeux vu, des petites virgules noires qui tombaient du ciel. Il ne pourra plus jamais oublier. Un peu plus tard on a tué le commandant Massoud l’Afghan avec une caméra piégée, une boite à images. Il y a dans les mondes des hommes, nos frères en humanité, - non ce ne sont pas des monstres - qui ont réveillé, tels les iconoclastes des VIII e et IX e siècles dans l’Empire byzantin, la guerre des images. Ils veulent une humanité épurée, sans image, une icône sans représentation, des hommes et des femmes sans corps. De pures idées. Il y a dans le monde des gens, - ne les nommez pas trop hâtivement et dans une certain mouvement de mépris, Talibans, pour les envoyer loin de vous et les enfermer dans une catégorie facile, car ils sont là qui rodent dans l’ombre tout près de notre ombre, - il y des hommes, d’autres hommes, faits de chair et de sang comme nous, nos semblables, nos frères, qui ont juré de répandre sur terre une pure abstraction, un concept. Les Jumelles, le 11 ; puis Massoud et bien avant, les signes avant-coureurs. En mars 98 à Kaboul, les « étudiants en religion » égorgent à terre devant 35000 personnes, deux hommes accusés de crime, « comme on égorgeait jadis les cochons dans nos campagnes », précise le journaliste (Libération, 28-29 mars 1998, signé J.H. de l’AFP). En vertu de la loi islamique qui interdit l’image, il n’y aura aucune photo de cette scène sanguinaire. Mais aussi, dans la série des annonciations, la destruction des Grands Bouddhas à Bâmyân, et surtout et surtout l’effacement, sous des chiffons bleus terrifiants, de milliers de femmes. Autant de signes que nous n’avons pas su lire. Il y des gens sur terre qui prennent d’autres humains comme des petits miroitement sur la surface d’une pellicule : on peut couper, zapper, triturer, effacer. Deux coups de ciseaux le 11 septembre au cœur de Manhattan : il pleut des petites virgules noires. Elles sont tombées du film.
J’étais là-bas, il y a 2 ans, peu de temps après l’événement foudroyant. Devant le trou. Tous cherchent du regard ce qui n’est plus là. Qu’est-ce qu’on voit ? La langue qui nous joue des tours, nous fait passer dans un renversement littéral de « tour » à « trou ». Troumatisme, déflagration, tragédie… Autour d’une petite église, St Peter’s, les gens produisent un cérémonial : il amènent des tissu, des étoffes, des drapeaux, des banderoles, des poèmes, des images, des couleurs vives et éclatantes, des tonnes de lettres et de cartes postales, des sculptures. Et ils tournent et discutent, comme je l’ai vu faire en Inde à Bodh Gaya, autour du lieu de l’illumination du Bouddha. Un rite primitif pour supporter l’innommable. « Papa, on est là » a écrit un fils à son père. La résistance s’organise, pas là-bas, dans les terres lointaines, dans le beau pays afghan où l’on n’a fait que continuer l’effacement d’autres corps, d’autres villages, d’autres belles images, à coup de pluies de bombes déversées par tonnes, mais ici, parmi nous, avec nous, en nous, pas sans nous. Nous sommes tous ici, les humains, étranges animaux parlants, à St Peter’s, célébrant la vie. Il ne s’agit pas de dire naïvement, comme il y a 60 ans après la Shoah « plus jamais ça » : ça recommencera, d’un jour à l’autre, là où on l’attend le moins, il s’agit de s’arc-bouter face à la brûlure du réel, d’apprendre à faire avec, d’apprendre à faire ce qu’on ne sait pas faire, ce à quoi on n’est pas préparé. Il s’agit d’être des témoins. Tel Primo Lévi revenant des camps. « J’ai rien d’autre à déclarer que j’ai été témoin. C’est le devoir de chacun de témoigner de ce qu’il a vu. C’est tout ». Un jeune rappeur commence à essayer d’attraper la Chose dans ses floraisons rythmiques; un peintre s’est mis au boulot ; un cinéaste tente de filmer l’invisible. Avanti la musica.
Une série de questions se posent à partir de là, dans un effet que Freud nommait nachträglichkeit , l’après-coup, loin du pathos et des mises en scène qui masquent sur le coup l’effet de réel. Comment la destruction des tours a-t-elle modifié deux ans plus tard le Skyline de Manhattan ? Comment cette déchirure dans le quotidien a-t-elle donné lieu à des reprises, des ravaudages ? Comment la culture de proximité a-t-elle absorbé ce « troumatisme » ? Comment les artistes (peintres, cinéastes, écrivains, poètes, musiciens, rappeurs, grapheurs, mais aussi de jeunes couturiers ou designers rencontrés lors d’un premier voyage….) ont t-ils apprivoisé cette déflagration du réel dans leur espace de représentation? Comment cette tragédie a-t-elle pris place dans la culture populaire ? Il s’agira de collecter les mythes, les légendes, les rumeurs, les dires singuliers, les projections surgis pour faire bord à l’innommable. Au-delà se profile une question qui s’adresse à l’humanité des êtres parlants : qu’avons-nous fait du 11 septembre ? Déjà dans ma pratique d’analyste en cabinet, je constate que certains psychotiques construisent un délire dont « l’infracassable noyau de nuit » comme l’écrit André Breton, s’enracine dans cet événement majeur. Des enfants l’intègrent dans leurs dessins. Des histoires « drôles » circulent. Ça fait causer et ça fait cause… commune. Comme une…
Ainsi en va-t-il du quotidien. Nulle part sur la planète l’homme n’est entièrement en sécurité. Le voudrait-il, que dans des pratiques d’enfermement aseptiques et autistiques, il en mourrait. Comment vivre avec cette déchirure au cœur de l’être que le 11septembre est venu nous rappeler? C’est tout l’enjeu du quotidien que de créer des espaces de sécurité qui par moment - des moments qui peuvent aussi être brodés de la surprise du bonheur - se déchirent… C’est l’enjeu de tout accompagnement éducatif que d’apprendre à un plus jeune, un plus démuni, un plus souffrant, à vivre avec cette déchirure qui en permanence vient fendre la sécurité de notre quotidien.
« Frères humains qui après nous vivez,
Pitié de nous autres avez… » François Villon.
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