Valentine Gobi, Kinderzimmer, Actes Sud, 2013, 224 p, 20€.
Prix des libraires 2014, 30000 exemplaires vendus voire davantage ; il n’y a certes, plus lieu de promotionner cet ouvrage dont le parcours parle de lui-même ; et pourtant, il est impossible de passer sous silence un acte littéraire d’une telle qualité.
A l’heure où l’on finit de juger les quelques derniers nazis, l’auteur nous offre son dernier roman, une fiction donc, sur le camp de Ravensbrück en 1944, quelques mois avant la libération, et plus précisément sur l’histoire des kinderzimmer. On ne sait pas toujours que quelques bébés sont nés dans cette situation extravagante, en camp de concentration, tous ayant été tués. Et ce n’est pas un détail de l’Histoire… Mais à partir de 44, les Nazis, soucieux d’aller à l’essentiel, ont pris l’option de les laisser mourir naturellement, ce qui n’était pas sorcier, au vu des conditions de vie ou plutôt de survie, ou plutôt de mort. Mais il se trouve que quelques uns, rares, défiant tous les pronostics, s’en sont sortis. Personne n’a osé encore décrire ainsi la vie concentrationnaire, la solution finale et les fours crématoires, sujet sacré ou tabou selon les opinions, hormis sous forme de témoignages, voire de documentaires étayés par les photos ou reportages d’époque. Si Valentine Gobi se lance dans une fiction, c’est bien cependant à la limite du documentaire et du témoignage, ce qui est un tour de force quand on sait qu’elle est née en 1974 et de ce fait, hors contexte, sans expérience à transmettre. Donc elle invente… Et elle arrive à rendre compte de l’histoire de ces mères, qu’elle suit tout au long de leur cheminement de prisonnières. Ce n’est pas banal et c’est passionnant même si parfois le livre vous tombe des mains devant tant d’horreur ; on a beau savoir, le pire est toujours pire… Huit cents enfants vont passer dans cette pouponnière (on hésite à la nommer ainsi) ; trente en reviendront vivants. La solidarité, le hasard, la chance, le soutien de la collectivité, l’adaptation constante, vont permettre que le quotidien se déroule. Et ce, dans l’ingratitude et les revers les plus extrêmes, dans un combat de chaque instant contre l’instabilité et l’imprévisibilité d’instants qui vont enfin trouver un point de butée dans l’espoir de la victoire alliée s’annonçant sur un horizon des plus incertains. Le mariage, la maternité, les menstrues, toutes formes de normalité ont disparu au profit du long et terrifiant apprentissage de la survie où la grossesse n’est pas une bonne nouvelle, l’enfantement appartenant à une logique de vie incompatible avec la logique de mort du camp. Rien pour soigner ou nourrir les bébés, pas de possibilité d’allaiter devant la sous-alimentation à l’ordre du jour et des mois… Le courage de ces femmes, leur acharnement, leur capacité à tenir, à résister face à une mort certaine et au cynisme absolu, l’auteur les actualise dans une sorte de présent vertigineux. C’est d’une originalité risquée mais totalement réussie, car jamais elle ne perd de vue sa ligne de l’intransigeance de la description du réel, ni ne s’égare dans du pathos. Elle explore l’histoire, l’apprend en écrivant, et sa pertinence et sa sobriété livrent une dimension du tragique. Dans le champ de l’effroi, elle découvre le vocabulaire de ce monde sans repères, pour inscrire l’innommable de la vie de 40000 femmes en un terrible chant d’effroi. Les mots qui habituellement échappent pour le dire, elle les apprivoise et ouvre, à partir d’un vide, l’inscription d’une mémoire. On reste saisi devant cet entrelacement d’une écriture impossible avec un vécu impensable. Elle s’emploie à imaginer, décoder, noter, transcrire, en se mettant à la place de cette mère qui, elle-même, tient debout pour faire œuvre de mémoire, redémarrant, de ce fait, le décompte du temps, que les camps ont effacé. Elle, qui ne sait pas, se confronte, à l’instar de son héroïne, naïve, et très jeune, à ce que l’on sait aujourd’hui, sans vouloir le savoir, de la réalité des camps : l’enfer sur terre, la douleur ébahie, anesthésiée, face à l’imagination insensée de l’humain pris dans la folie de la destruction de son prochain. Un livre redoutable à mettre entre toutes les mains !
Florence Plon
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