vendredi 28 novembre 2008
Arles, le 08/11/2008. Rencontre-débat avec les scientifiques, sur le thème : Violences ? Parlons-en, parlons-nous ! Etat des lieux des discours et des pratiques , organisé par l’IRRAV 1 .
Benjamin Moignard, victime d’un accident de la rue – cette rue dont il devait justement parler sous le titre : « L’école de la rue » - est remplacé en dernière minute par Michel Tozzi. Celui-ci présente ce qu’il nomme « La philosophie à l’école ». Après avoir évoqué le décès récent de Jacques Lévine, psychanalyste et instigateur des « ateliers philo » 2 , Michel Tozzi annonce se situer d’une manière différente vis-à-vis de ce dispositif. Ce sont ces différences que j’ai entendues ou cru entendre qui ont été pour moi sources d’interrogations. Je retiendrai deux questions.
Ma première question est en lien avec le registre cognitif selon lequel Michel Tozzi appréhende le dispositif de « discussion philosophique » avec les enfants et l’importance qu’il accorde à la compréhension de l’autre. Pour ce faire, il met en place une fonction spécifique dans le groupe : celle d’un « reformulateur ». Pour illustrer ce point de vue, Michel Tozzi explique : « C’est un progrès lorsque ‘le reformulateur’ dit : ‘J’ai pas compris’ », ce qui conduit à des reformulations.
Il me semble possible également de reconnaître que ces « mal-entendus » peuvent constituer le terreau de la création personnelle. L’important du travail de compréhension ne se fait-il pas, en effet, avant tout, de soi à soi, le travail de la pensée n’excluant pas en effet de prendre des éléments totalement subjectifs du discours de l’autre afin de construire sa propre pensée ? L’expérience montre que ces in-compréhensions elles-mêmes, pousseront chacun à prolonger sa propre pensée, à la clarifier en premier lieu pour lui-même, en second lieu, pour les autres 5 . Peut-on alors déplacer le curseur de la compréhension en un autre lieu, celui du sujet énonciateur lui-même, dans sa relation avec sa propre pensée ? Dans les « ateliers philo » tels que les a conçus Jacques Lévine, aidé de quelques autres 6 , c’est la parole singulière de chaque enfant qui est privilégiée, dans son énonciation, dans son affirmation, dans son écoute et son respect, dans sa confrontation avec celle des autres, sans commentaires ni reprises. L’expérience montre que cette parole, par ses résonances, est souvent prolongée dans un sens ou un autre par certains participants. Quelle plus belle preuve que « ça travaille » ? L’évolution du cheminement de cette pensée au fil des rencontres permet d’ailleurs de constater l’évolution d’un groupe qui permet une « méditation partagée », qui favorise à la fois la rencontre entre des pensées différentes et l’effet de surprise qui en résulte, et qui ouvre à l’altérité. Jacques Lévine avance que « l’un des aspects du débat tient à la dynamique que crée la rencontre entre le « je » souvent non verbalisé de l’enfant, et le « nous » collectif qui circule dans l’espace environnant » 7 . Que se passe-t-il pour chacun des enfants qui participe à un tel atelier ? Dans un débat permanent entre le sujet et lui-même (débat qui ne prend jamais une forme collective et explicite), « la différence d’opinions, surtout lorsqu’elle est sous-entendue, donne une toute autre tonalité au travail collectif... A la méditation interne s’ajoute une méditation collective où se glissent, cependant, les différences d’opinions qui alimentent la réflexion philosophique. Lorsque l’enfant se met à douter de la pertinence de son opinion, il introduit le ‘oui, mais…’ dans sa pensée. Dès lors, il ouvre une place considérable au dialogue avec des avis différents, et progresse dans sa pensée vers une complexité qui fait partie de la construction de son sentiment identitaire. Il construit dans sa psyché une ‘sphère de délibération’ qui lui fera désormais peser le pour et le contre de ses opinions et de ses actes » 8 .
Ma seconde question concerne celle des paroles inaugurales et le positionnement de l’adulte, telles que les a rapportés Michel Tozzi le 8 novembre. En effet, tout en affirmant que : « l’enfant est un interlocuteur valable », qu’il « lui est proposé de faire l’expérience du cogito... de dire des choses importantes sur la condition humaine...» , tout en affirmant l’importance du silence de l’adulte pour faire place à la parole des enfants, Michel Tozzi déclare annoncer aux enfants : « C’est très important ce que vous allez dire. Cela m’intéresse... » . Cette énonciation (à condition toutefois que j’ai bien entendu) me paraît entrer en contradiction complète avec ce qui avait été rappelé en introduction : la suspension des positions dissymétriques dans le cercle des guerriers des cités grecques au sein d’un dispositif de parole, comme fondation de la démocratie. Si le silence symbolique de l’adulte est en effet fondamental dans un dispositif qui invite des enfants à une réflexion philosophique, l’adulte continuant de garantir le cadre qu’il a posé au préalable, le centre doit rester vide pour que chaque parole puisse avoir le même poids. Or, le glissement de langage (ou de positionnement ?) qui ramènerait à « cela m’intéresse » recentre la parole de chaque enfant en direction de l’adulte, dans une invitation ou une confirmation de dépendance, de soumission, y compris de la pensée et du désir. « Maître, c’est bien ? » Ce n’est pas pour l’adulte que l’enfant s’exprime, c’est pour lui-même, pour confronter sa pensée avec celle des autres. Dans un « atelier philo » tel que le conçoit Jacques Lévine, l’adulte, tout en affirmant sa présence et sa confiance dans la parole de l’enfant, met en suspend, le temps de l’atelier, la dissymétrie structurelle qui organise la relation pédagogique et éducative. La parole de l’enfant vaut la sienne lorsqu’il s’agit de s’exprimer sur les grandes questions de la vie et de l’humanité sur lesquelles, à tout âge, il a des avis : la mort, le bonheur, l’agir, le grandir, la peur, la honte, la colère...). L’enfant est, en effet, « invité à passer du personnage d’élève installé par l’institution dans une relation de verticalité, au personnage de ‘personne du monde’, donc dans une relation d’horizontalité par rapport à l’ensemble des êtres humains, avec lesquels, en tant que ‘pensant’, il se positionne dans une affirmation d’égalité. Il se sent alors investi du statut ‘d’apportant’, ce qui laisse présumer que ce qu’il va apporter sera considéré comme important et en provenance d’un ‘interlocuteur valable’. » 9 . Ceci contribue à la construction de sa pensée, de son identité, mais aussi de l’estime de soi et de la confiance en ses capacités, y compris chez des enfants qui vivent l’échec et leur « peu de valeur » dans leur milieu familial et/ou scolaire.
...Et, si tout ce qui précède n’est que tentative de com-préhension, expérience subjective de « reformulation-interprétation-traduction-trahison », possible « mal-entendu » de ma part des paroles de Michel Tozzi, comme l’on dit en mathématiques, CQFD 10 . . .
Jeannine DUVAL HERAUDET
1 Association de Recherche de Réflexion et d’Action sur les Violences, Arles, avec le partenariat de PSYCHASOC
2 Au sein de l’AGSAS (Association des Groupes de Soutien au Soutien, ou Balint enseignant)
3 La parole et ses violons , 3 novembre 2008, site PSYCHASOC
4 M. Castello, op. Cité, se référant à Gadamer.
5 Et l’on peut faire le parallèle avec ce que propose Joseph ROUZEL en ce qui concerne le temps 2 de l’instance clinique de la supervision.
6 En particulier : Jacques LEVINE, avec G. CHAMBARD, M. SILLAM, et D. GOSTAIN, 2008, L’enfant philosophe, avenir de l’humanité ? Ateliers AGSAS de réflexion sur la condition humaine (ARCH) , ESF
7 D’après un document AGSAS : « Les ateliers de philosophie AGSAS : une parole singulière au sein d’un groupe ».
8 id.
9 id. document AGSAS
10 « Ce Qu’il Fallait Démontrer »...