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Travail social ou passion d'une servitude volontaire et complice?

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Frédéric ROSSI

mardi 22 mai 2012

Travail social ou passion d'une servitude volontaire et complice?

Dans les espaces de travail, les hommes et les femmes passent mais la violence demeure. Elle est aujourd’hui un argument du pouvoir dans sa manifestation la plus brutale, atteignant la santé des salariés dans une mise en tension permanente des liens au travail. Elle révèle une pratique managériale qui conduit inévitablement les êtres humains à sombrer dans la haine et l'exclusion qui caractérisent les formes de pouvoir héritées de l'Histoire des sociétés dont l'idéologie consiste à croire que faire sa place est constitutive de la destruction de l'autre. Bien que la philosophie, et particulièrement la philosophie politique, soutient que la réalisation de soi passe par le souci de l'autre, des modes d'organisation sociale tels les espaces professionnels, et particulièrement dans le travail social, s'abandonnent à promouvoir des mécanismes à contre courant réhabilitant à des fins étranges la démesure des systèmes que l'on croyait à jamais derrière nous. Comment ce retour est-il possible? N'avons-nous jamais renoncé à éliminer plus qu'à intégrer? C’est ce que nous pouvons essayer de décrypter en dévoilant les mécanismes à l’œuvre dans nos institutions contemporaines, dont la caractéristique fondamentale est qu’ils suscitent l’effroi, le déni et le repli sur soi de ceux qui, à vouloir en traiter les effets, subissent leur lente érosion.

Pour comprendre, nous pouvons déjà dire ce que ce mal managérial n'est pas.

Le fonctionnement de ce régime totalitaire est intéressant à analyser pour comprendre ceux qui s'en inspirent dans notre monde contemporain, et particulièrement dans les rapports au travail. Son enracinement séculier se banalise parce que ce régime exerce son pouvoir en s'appuyant sur les masses. Il tient d'abord sa légitimité du plébiscite du peuple. Ceux qui accèdent à ce pouvoir ne l'ont pas pris, on leur a donné. Les insatisfactions du peuple, contre le garant de l'ordre démocratique, parfois élu, parfois recruté selon des procédures contenues dans les textes de loi, selon les critères du droit, justifient une prise de pouvoir par le renversement de cette figure légale. C'est au nom du peuple, de son épanouissement dans la satisfaction de besoins immatures, dans l'instrumentalisation de sa parole qu'un autre pouvoir s'immisce et se légitime autant d'être issu de ce peuple que de le satisfaire en se satisfaisant. La figure qui était élue pour justement contenir les insatisfactions, réduire la violence inhérente à l'impossible tâche de réaliser le bonheur, est chassée au profit d'une autre, issue des rangs, et donc dans l'illusion de non seulement comprendre les attentes, mais dans le devoir de les satisfaire. Se satisfaire, au fond, pour la nouvelle figure, c'est satisfaire le peuple. Elle peut ainsi se dire: « ce que je lui donne c'est ce que je veux ».

Ces nouvelles figures du pouvoir transforment les organisations de travail non pas en groupes de sujets mobilisés à la réalisation d'une tâche commune, à l'ambition morale d'œuvrer à la refondation d'un espace social, mais en masses, c'est à dire en agglomérats d'individus délestés, déconnectés, affranchis de toute perspective fondée sur l'intérêt commun. Doit régner l'indifférence entre les personnes contraintes à la séduction narcissique, à se percevoir comme seul objet destinataire de l'œuvre collective. L'ambition qu'elles affichent est apolitique, c'est à dire sans altérité. Elles rejettent, massivement si nous pouvons dire, toute forme d'intégration à un quelconque projet de société, un mouvement d'idées, un récit communautaire, une démarche syndicale, pour privilégier un devoir de réserve dont on peut bien dire qu'il procède avant tout d'une dé- conscientisation de toute implication dans le contrat social. L'intérêt primordial de la masse, intérêt vital, est de prendre ce qu'on lui donne et surtout de croire que ce qui lui est donné est ce qu'elle veut. C'est dans cette masse que le pouvoir totalitaire puise ses zélés serviteurs, ces gens ordinaires, dont il aura méticuleusement exploité les besoins de reconnaissances et les espérances d'accéder un jour au Panthéon de l'archaïsme. Ce pouvoir ne recrute pas parmi ceux qui pensent, qui résistent à l'anéantissement de l'altérité ni qui soutiennent un projet dont ils ont bien compris qu'il n'était pas le programme avec ses objectifs à atteindre et ses contraintes budgétaires. Ce pouvoir recrute parmi les sujets consciencieux, aptes à reconnaître un bonheur individuel tant que ne s'abat pas sur eux la foudre de leurs abuseurs providentiels. Cette masse permet à chacun de réaliser l'innommable dès lors qu'il partage, dans un conformisme aveugle, la même tâche que le voisin. Il semble plus facile de partager « le sale boulot », de ne pas le laisser aux collègues, que de les aider à s'émanciper d'une tutelle avilissante. Sortir du rang est non seulement coûteux défensivement, mais sans doute au dessus de leurs forces. Le peuple, ici, n'est pas constitué que des agents du pouvoir, ceux qui transmettent, il est aussi constitué de ceux pour qui ils œuvrent, dans une confusion des espaces autrefois institués. Dans nos institutions sociales, l’usager est aussi convoqué au massacre. Son être en déshérence est approprié par le pouvoir dans la promesse d’une promotion de sa condition au rang d’élu à partager la domesticité du peuple. Celui-ci forme ainsi cette vaste couche de gens neutres s'affiliant à la mondanité des « contre » ce qu'ils ignorent combattre sans aucune hésitation à sortir leurs armes et à tirer à vue. Leur perpétuelle indisposition, dans tous les sens du terme, érigée en parole, sert ainsi la légitimation du meurtre. Là où l'autre était un tiers dans toute expérience de la vie sociale, il devient menace permanente d'effraction. Chaque mot, chaque geste, chaque attitude, est soumis à la censure de la masse, renvoyant tout sujet au verdict sans juge d'une justice sans droit. Quelle que soit cette censure, elle flatte, à tout moment, le pouvoir et alimente son désir de détruire.

Parler, si l'on s'entend sur ce verbe, devient dangereux. En effet, parler n'est pas qu'énoncer des mots, si ce n'est à rendre présent l'angoisse intériorisée de la confrontation à l'autre, angoisse dont chacun est incapable seul d'en supporter le poids. Or, les espaces institués du travail, et particulièrement du travail social, sont devenus poreux et la parole s'y écoule et circule pour revenir à son origine sans avoir trouvé de destinataires aptes à lui donner son traitement symbolique qui ouvre le sujet à l'espace social. Elle le renvoie à lui-même, au vide de son existence, dans un regard qui n'en perçoit plus, dans un visage sans vis à vis, visage qui suppose, selon E. LEVINAS, le passage du dévisagement à l'envisagement. La parole ainsi ligaturée, le sujet devient objet du pouvoir, chose corvéable au service des passions redoutables et des passages à l'acte irresponsables. La peur d'avoir peur s'installe. La peur de se confronter à l'autre de peur qu'il n'en réponde cristallise les dénis dans des effondrements psychiques que les visages fermés peinent à dissimuler.

Le pouvoir totalitaire, dans son rêve d'une société sans conflit, d'une humanité sans altérité, met à disposition de ce que nous avons nommé la masse, des boucs émissaires, fabrique emblématique et distinctive de ce régime qu'on ne peut assurément pas qualifier de politique. L'idée de la théorie du complot ( ils disent même et plutôt manipulation ), de la conspiration à l'intérieur, soutient l'apologie du même, de la reproduction à l'identique, agonie d'une société sans bruit, si ce n'est celui des petites prétentions ou, encore, des grands destins funestes. Il faut rejeter ainsi le dissemblable, lutter férocement contre la menace d'extinction, de disparition, l'autre est viral, source de tous les maux, de la décadence et de la mort. Éliminer cette source, c'est éliminer le différent pour lui substituer le divers que la propagande aura tôt fait de contenir par un organigramme forclos sous la férule liturgique de ses mots d'ordre que sont la loyauté et sa vassale courtoisie. Ce discours assez efficace exige de se taire et de faire taire toute forme d'opposition. Il est avant tout question de détruire les espaces formels des échanges, de manigancer dans les espaces interstitiels (le couloir, les entretiens individuels, les réunions en petit comité, ...) la dévastation du domaine commun de la vie au travail. Ainsi, par l'isolement des individus, la capacité politique de chacun est anéantie. Au-delà même, il est question de destruction de la vie privée, de l'honorabilité et de la respectabilité des personnes pour mieux s'accommoder des licenciements, des démissions, des mises au placard, des disqualifications en tout genre, notamment sur la responsabilité des personnes désignées, amalgamés à des délinquants, des terroristes, des agresseurs, ... Abolir ainsi les droits les plus fondamentaux de la personne humaine la prive d'une capacité juridique au sein même de l'espace social du travail. On dépouille l'individu de sa propre histoire afin de lui prouver que rien ne lui appartient, pas même l'accès à une parole et à des émotions, impossible qui lui est de garder toute dignité morale. Pour mieux le dépouiller, c'est son lieu d'affectation dans l'institution qu'on dépouille, c'est son bureau, son espace professionnel qu'on offre à un autre qui aura la lourde responsabilité de faire disparaître les traces laissées durant quelques mois, quelques années, par son prédécesseur. Toute manifestation d'une conscience politique, d'un acte de survie, est sanctionné par la complicité passive, le mensonge et la diffamation érigée en défense de bonne foi. Chacun est ainsi confronté à un dilemme impossible à fracturer, pris entre condamner son propre camp ou persécuter le persécuteur nommé, autrement dit, chacun se retrouve face à l'alternative de sacrifier ou de sacrifier. Hannah ARENDT, dans « le système totalitaire » évoque « d'affreuses marionnettes à face humaine ».

N'en doutons pas, ce système échappe à ses promoteurs qui persistent dans l'ineffable par conviction que cette fondation groupale vaut autant pour les autres que pour eux-mêmes. La machine mise en route, l'engrenage en action les amène à promouvoir d'être là ou de disparaître. Ils n'ont pas choisi de broyer l'humain, devenu superflu au regard du système lui-même. Ils aspirent à aimer ceux qu'ils détruisent. Ils finissent par prendre leur discours pour le réel, leur ressenti pour la réalité de toute expérience du vivant, s'arrangeant imaginairement d'un avenir autre s'ils venaient à devoir partir, ne pouvant concevoir leur forfaiture comme un abandon de leur être social à la promotion de leur conscience au registre de l'universel.

Comment sortir de cet enfermement infernal?

La réhabilitation des instances démocratiques est autant l'affaire des élus que de ceux qui les élisent, comme elle est autant l'affaire des directeurs que de ceux qui les recrutent (les Conseils d’Administration). Elles maintiennent en tension la critique et la conviction pour faire valoir ce que nous pourrions identifier comme le mal démocratique, à savoir, faire tenir entre elles des positions paradoxales, plutôt que de trancher radicalement pour l'une en condamnant l'autre à l'oubli. Penser les liens au travail relève de la complexité, non pas comme une réponse sans réponse au problème, mais comme un défi à relever, comme une mise au travail de l'illusion collective sans se désillusionner, sans renoncer à un idéal. L'idéal n'est pas le but à atteindre mais la voie pour parvenir à ses fins. Il n'est pas l'absolu d'une caste de dirigeants et de sa propagande, mais le moteur de la pensée qui soumet l'idéologie au risque de la critique. Pour autant, toutes les idéologies ne se valent pas. Rompre avec cette conception d'un tout conforme aux aspirations d'une vérité sur soi qui finit par halluciner une vérité sur les autres est une priorité de l'engagement politique.

Dans cette perspective, le conflit ne se traite pas par la violence fondamentale de la sanction autocratique et des manipulations de masse, la destruction des individus et la banalisation de l'innocence circonstancielle pour la servir. Il se traite par le dialogue, qui, de par son étymologie, ne signifie pas, la confrontation de deux points de vue, mais littéralement, à travers le mot, autrement dit, en repensant et en redéfinissant ensemble la tâche que nous avons à accomplir et comment y parvenir.

L'état de délabrement des institutions et des associations du champ social semble vouer à l'utopie le sens de ce que travailler ensemble veut dire.

Frédéric ROSSI

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Commentaires

que faire

concrétement, les kalachikov sont distribué quand
il faut dépasser les constat npour passer à la colére de masse

Que ne pas faire

Avant que de répondre concrètement, il s'agit de partager le diagnostic. Puis formuler collectivement des hypothèses de travail telles que les ont formuler des prestigieux prédécesseurs sur qui se fondent encore aujourd'hui les projets institutionnels accueillant des sujets plutôt que conditionnant leur vie aux aléas budgétaires et aux prises en charge de masse à moindre coût. La position éducative est une position qui se tient. A lire votre excellent propos sur le temps, je constate que vous ne vous y dérobez pas.
Alors, la distribution d'armes n'est pas mon affaire. Je ne veux pas donner le change aux usurpateurs en venant sur un terrain où ils sont près à m'accueillir avec leurs armes. Je tente, peut-être maladroitement, de les convoquer sur le mien, celui prétentieusement de la pensée. Il ne faut pas croire que d'écrire dans ces colonnes comme vous le faites n'est pas déjà faire. C'est ceux qui sortent leurs armes qui renoncent à faire. Le monde et ses révolutions réprimées dans la violence nous en fournit chaque jour la démonstration.
Merci d'avoir pris la peine de réagir à ces quelques lignes. Pour moi, c'est très concret.

no future ?

Noir, morbide et désespérant... Dans un tel état d'esprit, il faut vous garder de transmettre quoi que ce soit à des jeunes professionnels !

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