lundi 12 juillet 2004
Dès sa création la psychanalyse, par son discours et sa pratique, a provoqué une onde de choc dans le champ social. Elle questionne la culture que Freud définit comme ce qui nous permet de nous maintenir à distance de l’animalité tout en nous supportant les uns les autres, à défaut de nous aimer. Et les pratiques de maintien ou de réparation du lien social sont au cœur de ces processus de civilisation. A ce titre les travailleurs sociaux sont logés aux avant-postes.
Dans un moment difficile de la socio culture le discours de la science tend à envahir les pratiques d’intervention sociale (management, normes ISO, évaluations quantitatives…). La norme, cet « ordre dur » de la civilisation, comme dit Lacan, fonde le socle des soins, de l’éducation et de la politique (les fameux trois métiers impossibles de Freud : gouverner, éduquer et soigner), en produisant la plus féroce ségrégation de ceux qui n’entrent pas dans le moule. Il est plus que temps de se laisser bousculer par la seule question que nous adresse la psychanalyse : qu’en est-il au sein du travail social aujourd’hui du respect et de la prise en compte du sujet ? Et peut-être d’entrer en résistance active contre les dérives gestionnaires et managériales à la Big Brother, qui envahissent peu à peu non seulement le champ social, mais celui des professionnels qui y interviennent. Les ravages opérés par cette idéologie de fer, qui se cache sous les habits de l’impératif économique, sont d’ores et déjà palpables. Instrumentalisation des usagers, transformés en clients des supermarchés institutionnels, désaffection des professionnels, décomposition des cohérences d’équipe, pertes des valeurs… Règne de la quantité et signe des temps !
Comme le dit la pub : comptez, comptez, comptez. Et les rapports d’activité se transforment en montagnes de camemberts ornés de belles couleurs (on est à la pointe du progrès dans le secteur social, l’informatique n’a plus de secret pour nous !). Les évaluations s’appuient plus sur le quantitatif que le qualitatif. Cette industrialisation des pratiques sociales ne peut que laisser préjuger le pire. François Tosquelles, un jour où dans un colloque un gestionnaire avait fait un bel exposé, a pris la parole pour dire : on commence par compter les travailleurs handicapés, les actes professionnels, et on sait comment ça finit ces histoires de chiffres, on les tatoue sur la peau de quelques uns et c’est l’abattoir !
Saurons-nous dans les années qui suivent, accompagner des sujets dans le champ des échanges sociaux pour qu’ils y découvrent et créent leur propre place ? Ce qui relève d’un bricolage inédit du subjectif articulé au collectif que les psys nomment : symptôme ? Saurons-nous nous mettre au service de modes de traitement que les usagers du travail social inventent pour survivre ? Saurons-nous prendre en compte la parole de chacun, politiques, professionnels, usagers, dans une exigence qu’il n’est pas trop fort que de la nommer démocratique. Même le terme d’usager qui prête à équivoque, gagerait a trouver un substitut : pourquoi pas citoyen ? Tout citoyen étant garanti dans ses droits, notamment en cas de difficulté sociale, mentale ou physique.
Dans la rencontre entre usagers et professionnels, qui opère sous transfert, serons-nous accompagnants, soutiens, passeurs de leur cheminement, de leur élaboration ? Saurons-nous résister à cet « ordre dur », autre nom du capitalisme, du libéralisme et de la mondialisation ? Saurons-nous maintenir vivantes des institutions qui inventent des dispositifs favorisant plus la création que la mise au pas des sujets qu’on leur confie?
Ces questions se résument en une clinique, une éthique et une politique du sujet dans le travail social. 2 Tant qu’un ensemble de travailleurs sociaux restent mobilisés sur ces questions, il y a de l’espoir.
1 Le numéro de mai de la revue Cultures en mouvement a proposé un dossier intitulé « Le travail social au risque de la psychanalyse ».
1 L’ouvrage d’August Aïchhorn était devenu introuvable. J’en ai fait une nouvelle publication aux éditions du Champ Social, sous le titre de « Jeunes en souffrance ».
2 Deux centres de formation en travail social, AFORE de Saint Etienne et PSYCHASOC de Montpellier, organisent les 5, 6 et 7 octobre 2004 au Corum de Montpellier, le premier congrès européen sur « Travail social et psychanalyse ».