dimanche 10 septembre 2006
(intervention à l’Université d’été du Travail Social, La Rochelle Août 2006)
On a trop tendance à considérer le travail de l’éducateur en internat comme secondaire ou réservé aux éducateurs débutants. L’animation, le loisir, l’occupationnel y sont privilégiés… Il s’agit de faire, d’offrir, voire imposer des activités qui vont occuper…qui vont plaire aux enfants ou aux adolescents, les satisfaire. Les adultes se préoccupent de plaire, de faire plaisir dans un jeu de séduction réciproque pour éviter les mises en échec des uns et des autres où chacun est le plus souvent préoccupé par la reconnaissance et la protection de son propre narcissisme.
La préoccupation d’animer, de trouver des activités a pour objectif d’occuper, d’empêcher les petits sauvageons de faire des bêtises ou de passer à l’acte. Il s’agit de combler les vides, d’éviter de laisser des espaces libres. Ces moments creux sont considérés comme favorables à la transgression ou aux manifestations violentes.
Occuper les enfants c’est comme occuper des ennemis sur leur territoire pour mieux les maîtriser.
L’accent est trop souvent mis sur l’activité à organiser, C’est l’histoire du directeur de colonies de vacances qui présente le programme quotidien du séjour (piscine, travaux manuels, chant choral, gymnastique, vannerie, poterie, vélo, …) et l’affreux Jojo demande « m’sieu quand c’est qu’on va s’amuser ???? »
Dans tel établissement, entre la fin de la classe et l’arrivée dans le groupe d’internat, un laps de temps, un temps de passage, évalué à dix minutes, est repéré comme un moment d’inactivité, occasion d’incivilité et de violence. D’où la conclusion de certains chefs de service de réunir les éducateurs d’internat pour se poser la question de ces dix minutes. « Comment faire » pour maîtriser, contrôler ce moment là pour éviter les conflits, les bagarres entre enfants. Comme si il fallait trouver une réponse concrète à tout prix dans une prise en main plus rapide, plus présente des professionnels…. On met l’accent sur la « surveillance », on demande aux éducateurs d’être « vigilants ». Or le métier d’éducateur n’est pas celui d’un surveillant, ni d’un vigile.
Il y a pourtant une autre façon de penser le passage, l’absence, le vide. On peut s’interroger sur le sens de ces manifestations vécues par l’enfant. Quelque chose pourrait avoir affaire avec des vécus anciens ou récents. Avec l’enseignant, un camarade, des rivalités pendant la séquence classe, des mises en échec, des non-dits difficiles, des souffrances accumulées. Tout ceci pouvant déclencher à la sortie de la classe une explosion, des règlements de compte. Les transitions peuvent aussi réactiver des vécus de séparation, d’abandon, de perte, un sentiment de solitude, la peur de l’inconnu, une insécurité. Il est vrai que les enfants eux-mêmes ne savent pas toujours qui ils vont retrouver, un ou deux éducateurs référents, un remplacement connu ou inconnu, l’absence de l’éducateur « car il est en réunion ». Tous ces éléments sont des facteurs qui peuvent toujours ébranler ces petits marmots dits « gros durs » et en fait d’une « fragilité affective » sans nom.
Cet occupationnel est opposé au « travail sérieux » qui se fait dans les apprentissages scolaires ou en ateliers…à tel point que les journées sans instituteurs on été nommé pendant de nombreuses années « journées banalisées » jusqu’à que les éducateurs arrivent à se faire entendre sur l’arrière pensée sous-tendue par cette terminologie et qui pouvait induire une non reconnaissance de leur travail.
Une autre confusion réside dans celle qui oppose « travail et loisir ». Après la classe, c’est la récréation, « travailles et tu joueras après ». Les temps de relâche, de délassement passent après l’effort. C’est les considérer comme une récompense, comme le dessert arrive après avoir bien mangé. C’est la manière dont est conçu le système éducatif et singulièrement le système scolaire qu’il nous faut reconsidérer 1 .
Dans un groupe d’enfants, on voit souvent l’éducateur ouvrir la TV, ou louer des cassettes vidéo pour occuper les soirées des structures d’internat par cette « activité passive ». Certes les enfants retrouvent là du connu, quand leurs parents consacrent eux-mêmes un temps important devant des émissions de divertissement. Mais la consommation d’objets culturels (de qualité médiocre) produit « du vide » qui pourrait être consacré à « du plein » : la créativité, l’affirmation de soi sous le regard de l’autre.
L’éducation spécialisée a trop tendance, dés l’arrivée de l’enfant, à se laisser envahir par les manques, les incapacités, les lacunes, les déficiences, les troubles, qui ont motivés son orientation dans de tels établissements. Et pourtant Alex était heureux quand il devait récupérer des vieilles choses pour en faire des nouvelles et des belles, Michel lui ne se sentait plus quand il fallait réparer des vélos ou jouer au foot, Christophe lui aimait beaucoup se retirer dans sa chambre pour dessiner ou encore il s’envolait quand il avait les patins à roulettes aux pieds, Stéf avait beaucoup de blocages avec la classe mais le contact avec les chevaux le transformait. Antoine se ressourçait quand il écoutait de la musique, moment de centration, de repos si nécessaire pour se remettre des périodes de fortes agitations. Car ces mêmes enfants vivaient des moments de déchaînements violents, de pulsions destructrices, de conflits explosifs, démesurés, plusieurs fois activés, réactivés dans une même journée, à la moindre frustration. Chez ces enfants, écorchés vifs, tout se manifeste à l’extérieur, dans une incapacité à intérioriser le moindre vécu. Ils ne peuvent jamais se poser, penser leurs souffrances, la mettre à distance, anticiper leurs actes, utiliser les expériences passées, verbaliser leur vécu. Ces « enfants cassés 2 » ont depuis longtemps un statut de casseurs. Un statut qu’il leur faut « garder ». De ce fait, les éducateurs sont identifiés à un « gardien ». Parfois, les enfants interpellent les adultes : « qui c’est qui nous garde ? » Difficile de se débarrasser de ce stéréotypes car les bénéfices secondaires ne sont pas si déplaisants. Les adultes se mobilisent en grand nombre et en grand renfort de rappels à la loi, de leçons de morale, de convocation chez le directeur, de RDV chez la psy, de sanctions…de paroles et d’interventions musclées, stériles, jusqu’à la prochaine fois.
Avec mes collègues, nous avons eu envie de mobiliser notre énergie autrement car si les enfants s’épuisaient dans leur fonctionnement, nous, nous sentions que nous nous épuisions avec eux…qu’il se passait quelque chose entre eux et nous de l’ordre de la répétition et qu’on risquait de s’engouffrer ensemble dans les mêmes manifestations d’affrontement. Il était urgent et vital de faire d’autres choix…dans la présence, l’accompagnement de ces enfants souffrants.
Nous avons déjà institué une réunion hebdomadaire, espace de parole ritualisé, programmé, pour que les enfants du groupe se disent, nous disent, se disent à eux-mêmes, les réflexions, questions, propositions qu’ils souhaitaient partager.
Nous avons eu envie de nous attarder sur les moments de répit, de pause, de repos où des pulsions de vie se manifestaient et croisaient, je pense, notre propre pulsion de vie. Pour cela, il nous a fallu nous décentrer des clichés, du profil donné, des statuts à conserver. Nous avons porté notre regard sur la dimension vivifiante, créative de ces enfants qui apparaissait, malgré tout, certaine fois, si nous prenions le risque de les regarder « autrement ». .
Nous avons choisi comme thème d’année de mettre l’accent sur le concept du « BEAU » et la créativité avec l’idée que nous allions bâtir des expériences, des découvertes, des recherches qui allaient surprendre les enfants et les adultes. Nous avions comme objectif de proposer une démarche qui aille bien au-delà d’une démarche de consommation culturelle mais vise davantage à les éveiller, à faire l’expérience de ressentir, de découvrir, de s’émerveiller, de s’autoriser à créer soi-même du BEAU.
Cette démarche a aussi pour effet que l’enfant atteigne, éprouve, découvre, développe le BEAU qui l’habite, qui est en lui.
Nous sommes partis avec les enfants, appareil photos en poche une semaine à l’aventure, pour découvrir Honfleur avec son port et le musée Satie, le Mont St Michel avec la visite guidée de l’Abbaye, le Havre et le musée Malraux, Caen et l’Abbaye aux Hommes et le musée des arts et des traditions populaires. Chaque enfant, en binôme choisi, prenait les photos de paysages, de sculptures, de tableaux, d’œuvres, d’objets qu’il trouvait beau, qui provoquait son émerveillement. Telle était la consigne.
Au retour, devant les photos développées, chaque enfant était invité à choisir six de ses photos et à les présenter dans un tableau personnel, décoré à sa guise, comme une œuvre en elle-même.
Les tableaux étaient exposés dans l’institution et tous les professionnels, du directeur à la secrétaire, du personnel de cuisine et de ménage aux éducateurs et psychologues, étaient conviés à venir repérer le créateur et écrire leurs impressions, commentaires et critiques comme sur le livre d’or d’une galerie.
Dans la suite logique de cette démarche, les parents, eux aussi, ont été invités. Contrairement aux convocations, pour évoquer les problématiques de leurs enfants et leur propre responsabilité, réunions auxquelles ils ne répondent pas toujours, à cette occasion, ils sont tous venus. Il s’agissait d’admirer les œuvres de leurs enfants et les gratifier en tant que parents. Nous avions eu l’idée d’organiser un concours. Il leur fallait, comme pour les professionnels, deviner les productions de leur propre enfant (chaque tableau étant anonyme). Nous avons été surpris agréablement de constater que la plupart des parents pouvaient identifier l’événement de leur progéniture… « Je l’ai bien reconnu, car il aime les dauphins et la mer ». Une autre : « j’ai bien pensé que c’était elle, elle aime les fleurs et les jardins ». Un père : « je me suis douté que c’était lui, il aime les motos comme moi ». La événement aînée présente s’adresse à sa mère : « j’ai bien pensé que c’était lui, car à la maison il aime allumer des bougies ». Quelque chose du positif, du sensible, du subtil de leurs enfants se partageait. On était bien loin du discours souffrant, violent, culpabilisant des parents et des enfants. Le regard des parents sur leurs enfants se transformait. Le regard des enfants sur leurs parents s’illuminait. Le regard des professionnels sur les parents se modifiait. Le regard des enfants sur les adultes (leurs parents et les éducateurs) se regardant s’en trouvait changé. Les représentations s’en trouvaient mises en travail au point où chacun des acteurs se trouvaient mutuellement en confiance. L’autorité des adultes n’était plus vécue comme coercitive, autoritaire mais autorisant l’expression du plus beau d’eux-mêmes 3 . Le narcissisme restauré ou instauré est prémisse d’une évolution possible. Les regards croisés des uns et des autres suscitent du possible ensemble, du modifiable chez les enfants comme chez les adultes, du côté des parents comme du côté des professionnels. S’en trouve modifié le positionnement des uns et des autres et la parole partagée devient plus authentique et féconde.
A la réception-vernissage pour la remise des prix, étaient présents la direction, les différents professionnels et les parents. Chaque enfant a reçu un prix d’originalité ou de qualité artistique ou de soin. Les parents ont reçu des prix de présence et d’engagement. Pour les uns, comme pour les autres, il s’agissait de livres d’art qu’ils ont emportés précieusement.
Je pourrais aussi vous parler de d’autres réalisations émanant de la créativité des éducateurs :
- Un jardin avec les enfants , parcelles individuelles créant un jardin collectif. C’est une métaphore de la vie, de la création. C’est aussi l’occasion d’observer les plantes, les situer selon les saisons, d’être attentif aux cycles de croissance, cultiver l’observation, l’émerveillement, la patience, le rythme des saisons.
« Cultiver son jardin » c’est être en projet, dans un processus de développement. C’est prendre soin de son jardin intérieur. C’est à la fois un projet personnel et un projet collectif.
- Le réveil du matin en musique douce (Mozart/Satie) assuré par un adulte, puis par un enfant désireux d’en avoir la responsabilité. Certains enfants ont été jusqu’à demander de faire des copies. Nous avons appris par les parents que deux des enfants répétaient le même rituel pendant le week-end à la maison.
- Le concours de boules/méchoui avec les parents .
C’est la mère d’un des enfants les plus en souffrance qui a gagné…On trouvera que ce n’est pas créatif, mais la dimension festive est aussi un élément ludique qui permet le partage et la créativité entre des gens en mal et rupture de communication. Savoir être, savoir faire, faire savoir dirait Pierre Le Roy, mais aussi savoir dire, « savoir fête » en référence au beau. La célébration d’un événement est l’occasion de moments festifs où les relations ne sont plus celles, stéréotypées, auxquelles on s’habitue trop vite. Un parent se charge du barbecue, un autre des entrées, etc…
L’éducation spécialisée a trop tendance à mettre l’accent sur les manques. C’est vrai aussi dans les maisons de retraite : « Le laid » est trop associé à la vieillesse et à la décrépitude. Nous pourrions aussi considérer les activités comme n’étant pas palliatives de la déchéance mais découverte ou redécouverte du beau d’une vie, d’une histoire, d’une expérience, d’une réflexion, d’une « sagesse », d’une transmission.
Quand on est polarisé par l’occupationnel, on oublie la qualité de la relation. On est centré sur l’objet à consommer ou à reproduire. L’usager devient lui-même un objet.
Quand on est devant de la peinture libre, un texte libre, un atelier d’écriture, un création de pierre ou d’argile on est en présence d’un sujet en prise avec sa propre pensée. C’est l’occasion d’une découverte de l’inconnu qui est en soi, et qui pourra être partagée avec quelqu’un d’autre. Car la créativité opère sous le regard d’un autre, auquel l’œuvre est offerte.
Il faudrait revisiter la notion de narcissisme. Le regard de soi sur l’objet créé, en relation avec le regard de l’autre sur la démarche. La jubilation du regard sur le regard (cf le stade du miroir Lacanien).
Alex était attiré par la récupération, les bennes à ordures le fascinaient. Nous lui avions proposé de faire un stage de récupération d’objets au rebut. L’animateur l’accompagnait dans la fabrication d’objets qui retrouvaient ainsi une valeur. Les rebuts devenaient des chefs d’œuvre. Regardés par l’enfant comme tels, ils provoquaient l’émerveillement de l’adulte. Dans le même temps l’enfant retrouve sa valeur et par delà reconstruit quelque chose de lui-même. C’est important chez un être qui est lui-même « au rebut » (éducation spécialisée).
Tous les enfants sont fascinés par la chèvre de Picasso, assemblage disparate de vieille ferraille.
Voilà donc quelques éléments qui ouvrent des pistes sur des aspects oubliés ou négligés par le travailleur social.
De même que nous travaillons, dans notre atelier avec Bernard Montaclair, sur l’écoute, sur le « mieux s’entendre » et mieux se faire entendre, et vivre harmonieusement dans un plaisir partagé, je voulais aujourd’hui, ouvrir un espace de réflexion sur le regard sur le BEAU, le beau du monde et le beau de soi. Et réfléchir ensemble sur les conditions du développement de notre propre créativité professionnelle.
Comme l’a écrit quelque temps avant de mourir, Louis Casali 4 , nous sommes « des chercheurs d’or ». Comment aider les enfants, les jeunes, et ces anciens enfants que sont les parents et les vieillards à trouver ou retrouver cet or en eux et chez les autres, à garder et transmettre la fraîcheur de l’enfance, Voilà une entreprise d’insertion en soi-même et donc de socialisation que nous pouvons instituer.
Pourvu que nous ne désespérions pas des perspectives de microréalisations qui sont à notre portée même si certaines conceptions managériales sont peu favorables à des initiatives aussi subversives.
Des expériences comme celles là jouent la fonction « d’accompagnement interne 5 » qui déclenchent du possible, du mouvement, une pensée, un langage intérieur, partagés. La confiance favorise des passages et des transformations, permet des évolutions, une élévation (élève) qui fait contact avec du plaisir vécu, du désir retrouvé, du goût de vivre. Cela permet de changer son rapport à soi même, de ce fait à l’autre et au monde.
Ils sont devenus auteurs, acteurs ces gamins là. Ils sont devenus inventifs, curieux, pressés de découvrir. Ils sont surtout devenus moins violents. Leurs chemins se poursuivent sans doute avec ces vécus là, qu’ils se sont appropriés pour en faire peut être un jour quelque chose.
Pour accompagner des enfants, des ados dans une démarche de création, dans un processus de changement, il me semble qu’il nous faut être soi-même dans une démarche de recherche, de création, dans un mouvement, une pensée à élaborer, du rêve à s’autoriser, une attitude de « formation permanente » dans le sens d’explorer, oser créer, risquer des nouveaux positionnements, de nouveaux regards sur l’Autre. Cela devient non pas une démarche proposée mais une démarche partagée.
A votre tour, vous avez sûrement à faire partager des expériences analogues à présenter dans le domaine de la créativité.
1 B.Montaclair dans l’enfant à l’œuvre in séduction et écueils du travail social, sous la direction de Pierre Leroy, édition Téraède: oppose travail-instrument de torture (latin : tripallium) à œuvre (latin : opéra).
2 M.Ch.HAY et B.Montaclair, « enfants du conflit et groupe bataille »: ouvrage en préparation
3 Étymologiquement, autorité renvoie à la permission d’être auteur
4 Louis Casali : ancien directeur des foyers Henri Guibé, à Caen (14) et rédacteur en chef de la revue « Liaison »
5 Jacques Lévine, psychanalyste, AGSAS (Association groupe de soutien au soutien), 2 place du Général Koenig, 75017 Paris,( www. agsas.