dimanche 29 juin 2008
Sauvons la clinique 1
Roland Gori, professeur de psychopathologie à l'Université d'Aix-Marseille I et psychanalyste, vient de lancer un appel, qu'il faut entendre comme un cri d'alarme. 2 Un peu partout dans les Universités françaises, que ce soit en médecine, dans les sciences humaines, et particulièrement en psychologie, l'approche clinique est gommée, relayée aux oubliettes, ni plus ni moins que supprimée de la carte des savoirs et des savoir-faire qui ont fait la renommée du style français, que l'on nous envie un peu partout dans le monde. La montée en charge des approches cognitivistes et comportementales se présente comme un rouleau-compresseur envahissant le champ des formations, écrasant tout sous son passage aux dépends de toute autre approche. On assiste bien à la naissance d'un discours unique et uniforme. Où est la diversité des discours et des pratiques qui faisait la richesse foisonnante des transmissions conceptuelles et professionnelles? Dans un tel contexte on entrevoit bien l'idéologie dominante qui pointe le bout de son nez. Fer de lance du néolibéralisme les métiers de la relation humaine seraient réduits, ni plus ni moins, à des méthodes de réadaptation sociale, de normalisation quand ce n'est pas de dressage. Ainsi une certains resucée obscurantiste de méthodes pavloviennes que l'on croyait enterrées dans le passé, s'attaque au traitement des autistes. Ces méthodes ont le vent en poupe, notamment sur les plateaux de télé, relayées par la pression infâme exercée sur les parents. Ceci devrait nous mettre la puce à l'oreille. Comme le précise Roland Gori: « Les dispositifs de rééducation et de sédation des conduites fabriquent un individu qui se conforme au modèle dominant de civilisation néolibérale : un homme neuro-économique, liquide, flexible, performant et futile » 3 L'homme moderne : un homme qui marche au pas, va au turbin pour se faire exploiter sans rechigner, et surtout qui se la boucle. C'est énervant à la fin les « trumains » qui n'arrêtent pas d'ouvrir leur bouche, qui discutent de tout, qui ne sont jamais d'accord. Il est grand temps de les réduire à l'état de ces hommes-machines dont le marché – le divin marché 4 - a tant besoin. Nous sommes passés de ce que Michel Foucault ou dans sa foulée, Giorgio Agamben dénoncaient comme « biopouvoir » à ce qu'un auteur comme Bernard Stiegler repère sous la forme d'un psychopouvoir. 5
Or cette lame de fond envahit peu à peu également le champ du travail social dont la clinique, comme le soulignait encore récemment Michel Chauvière, constitue pourtant le socle vivant. 6
Dans un article intitulé « La sphère clinique du social », paru en 1999 7 , ce sociologue, que l’on connaît bien par ailleurs pour ses travaux sur l’histoire du travail social, notamment autour de la période de Vichy, soulevait déjà un certain nombre de questions qui mènent tout droit à creuser plus avant dans la question clinique et au cœur de cette question, à prendre au sérieux la dimension transférentielle. En effet toute action sociale relève d’une rencontre entre humains. Cette rencontre, balisée par les impératifs des politiques sociales, l’accomplissement d’une mission confiée à un établissement, n’en relève pas moins d’une relation engagée avec les usagers, au-delà du service rendu et des prestations sociales exigibles. Il semblerait qu'on n'ait plus à prendre en compte dans ces métiers de la relation qui composent le travail social, cette dimension relationnelle, faite avant tout de paroles échangées. Dimension clinique s'il en est.
« Entre ingénierie et services, précise Michel Chauvière, demeure une importante sphère d’action sociale, tant en nombre d’agents qu’en institutions spécialisées, qu’on devrait sans hésiter, qualifier de clinique sociale. Ici clinique signifie métaphoriquement : « au chevet » du client, c'est-à-dire des personnes, des groupes ou des quartiers difficiles. Il s’agit là d’une intervention au plus près des gens, faite d’observations et de dialogues, et irréductible au simple accompagnement social. Elle implique légitimement des pratiques d’interprétation des événements et comportements. »
Il poursuit d’ailleurs que : « le travail clinique n’implique pas que l’on se détournerait du contexte, des conditions sociales d’existence des personnes, ni même que l’on renoncerait à s’engager pour les changer. Depuis l’analyse institutionnelle, on sait que tout travail social clinique est inséparable d’un « travail des circonstances », selon la belle expression de Paul Fustier ». Donc pas de travail clinique sans une dimension politique, soit proche, au sein de l’institution, soit plus lointaine, dans les politiques sociales, où les travailleurs sociaux ont le devoir de faire remonter ce que, engagés dans ces relations complexes, ils peuvent observer des dysfonctionnements de la société. Pas de travail social qui ne mette en oeuvre une certaine conception de l'humain et de ses modes de « fabrication ». Je pense ici à Fernand Deligny répondant à un journaliste de l'Humanité qui s'étonnait de ce qu'il faisait avec les enfants autistes: « Ici on fabrique de l'humain ».
Et Michel Chauvière de conclure : « La sphère clinique constitue même un mole de résistance, dans une période marquée par une forte déflation des qualifications ». S’il existe bien une spécificité du travail social, elle réside dans cette capacité très développée d’entrer dans un lien assez intime avec un autre humain stigmatisé, ségrégué par les représentations sociales (délinquant, handicapé…) et en souffrance. Consolider, formaliser et transmettre dans les formations comme sur le terrain ces qualifications, situe tout l’enjeu à venir des pratiques sociales. Un seul mot cependant n’est pas avancé par cet auteur, c’est celui de transfert. En effet il ne suffit pas dans les métiers du social d’entrer en relation, encore faut-il faire quelque chose de ce lien particulier. La psychanalyse en nous transmettant le concept de transfert et de son maniement nous permet de franchir un pas de plus. Savoir y faire avec le transfert, voilà la perspective incontournable pour soutenir une position clinique.
Il faut entendre le terme de clinique au sens étymologique qui s'origine dans le « klinè » grec, le lit. Il en découle cet art (la technè cliniké des premiers médecins grecs) de s'incliner (même étymologie) vers le malade, le démuni, que les vacheries de la vie, l'injustice sociale ou la souffrance ont allongé.
Aujourd'hui il s'agirait purement et simplement de faire disparaître cette spécificité. On demanderait aux travailleurs sociaux de ne pas s'encombrer avec cette dimension embarrassante: rencontrer les usagers, apprendre à faire avec ce qui se « transfère » dans la relation au profit de compétences managériales et rééducatives. La chaîne de transmission part des politiques sociales vers la clinique du sujet, pris un par un, pourtant réaffirmée dans la loi 2002-2, et traverse les cercles de le formation, de l'institution et du politique. Cette chaîne se trouve de fait rompue: il s'agit à tous les niveaux de marcher au pas et de faire marcher au pas. Plus de clinique, de la réadaptation sociale; plus de formation, du formatage; plus d'institution, de l'établissement; plus de politique, de la gouvernance. Et la boucle est bouclée. C'est pourquoi il est plus qu'urgent de faire front pour sauver la clinique dans tous ses champs d'intervention. Notamment dans ces métiers que Freud affublait d'un impossible structural, en précisant en 1937 que dans ces métiers (gouverner, éduquer, soigner) on peut être sûr d'un résultat insuffisant. C'est cette dimension d'impossible fichée au coeur de l'homme que soutient l'approche clinique dans tous les domaines. Il y a chez les « trumains » un impossible à les considérer comme des machines, à les réduire à des fonctionnements et des dysfonctionnements, des comportements et des troubles etc. C'est vrai pour un médecin, un psychologue, un travailleur social, un enseignant etc. Autant de métiers où l'approche clinique exige des professionnels d'entendre les symptômes non comme des dysfonctionnements à éradiquer, mais comme des expressions faisant signe d'un sujet. Bref tous les métiers de la transmission entre humains se tiennent peu ou prou sur une ligne de crête que le terme de clinique serre au plus près.
Pour m'en tenir au domaine que je connais le mieux celui de la formation des travailleurs sociaux, nous avons vu au fil des ans se réduire comme peau de chagrin les ateliers cliniques, les études de cas cliniques, les groupes cliniques, les instances cliniques etc. Autant d'espaces qui permettent aux futurs professionnels de tisser l'étoffe d'un pratique sans perdre le fil théorique, donc d'en construire le sens. On peut se demander ensuite ce qu'il en est dans les institutions. Quid des espaces d'élaboration clinique tels que la supervision, la régulation d'équipe, les synthèses etc.? 9 « On est pas ici pour penser », osait rétorquer récemment un chef de service à une éducatrice qui s'étonnait de la disparition de ces espaces d'élaboration.
Désormais, deux voies s'ouvrent à nous, qui reposent sur deux conceptions de l'être dit humain et qui s'opposent. Corinne Daubigny, formatrice à l'IRTS Parmentier (Paris) en résume bien la teneur dans un texte écrit lors d'un mouvement de grève en 2006. 10 « Dans un cas, l’homme est conçu comme un pur montage de gènes et de neurones amené à des conduites sociales par le conditionnement de l’environnement : c’est l’idéologie scientiste et behavioriste de l’homme neuronal, génétique et comportemental. La déviance sociale est taxée de maladie et la santé se mesure à l’adaptation sociale et à la capacité de trouver satisfaction à ses pulsions. Les considérations morales peuvent être écartées de l’approche médico-sociale repose alors sur une analyse prétendument scientifique des comportements. En attendant, les travailleurs sociaux devront collaborer dans une optique de contrôle social à des actions de dépistage généralisé, de suivi et de rééducation sociale avec des visées de surveillance, voire de répression ...
Dans l’autre cas, l’homme est conçu comme un être par nature inachevé, dépendant d’un environnement social, pourvu d’une disposition éthique (innée ou acquise, ce serait une autre discussion) mais aussi de penchants asociaux et destructeurs, contraint de réprimer une partie de ses pulsions pour mener une existence sociale, un être en partie obscur à lui-même et aux autres, mais un sujet désirant, capable de choix et d’évolution, en recherche de sens et capable de changer son environnement. La survie et les progrès du genre humain apparaissent alors suspendus au maintien et au développement de ce sens éthique – et c’est d’ailleurs ce que pensait Freud à la fin de sa vie. L’éducation et le travail social deviennent des ressorts de cette transmission de valeurs communes et de sens qui permettent aux hommes d’affronter un monde qui leur réserve nécessairement des angoisses et des joies. »
Répondre à l'appel de Roland Gori consiste donc à ouvrir le front de la résistance. Faute d'unir nos forces, chaque métier, chaque champ d'intervention sera laminé l'un après l'autre. Devenus la chose d'un management industriel débridé, les métiers de l'intervention humaine seraient alors réduits à de la pure mécanique, dont le discours économique se présente comme le parangon. L'invasion des démarches-qualité, normes ISO, domaines de compétence etc. témoignent de cette chosification avancée. 11 Psychiatrie, psychologie, travail social, enseignement etc. même combat!
Joseph Rouzel, Psychanalyste, directeur de l'Institut Européen Psychanalyse et Travail Social.
1 Texte paru dans une version modifiée dans les ASH du 27 juin 2008
2 www.sauvons-la-clinique.org
3 Roland Gori, « Norme psychiatrique en vue », interview parue dans l'édition du Monde du 04.05.08.
4 Cf. Dany-Robert Dufour, Le divin marché, Denoël, 2007.
5 Bernard Stiegler, Economie de l'hypermatériel et psychopouvoir , Mille et Une nuits, 2008.
6 Michel Chauvière, Trop de gestion tue le social , La Découverte, 2007.
7 Voir Lien Social n° 500, octobre 1999.
8 Voir Joseph Rouzel, « La formation continue en question », Lien Social n° 884, 15 mai 2008.
9 Voir Joseph Rouzel, La supervision d'équipes en travail social , Dunod, 2007.
10 Corinne Daubigny, Ethique et travail social: l'homme en question , http://www.psychasoc.com/print_article.php?ID=307
11 Voir Catherine Grandjean, Une approche critique de la démarche qualité dans les institutions sanitaires, sociales et médico-sociales , http://www.psychasoc.com/print_article.php?ID=627