vendredi 06 janvier 2012
Rencontres inattendues
J e traverse les rues de la ville à la recherche d’un cadeau.
S ous un tilleul, je vois danser un homme aveugle. Il porte une grande barbe. Il a une grande écharpe rouge autour du cou. Des chiens sont autour de lui. Il tient dans sa main droite une bouteille de mauvais vin. Il me dit :
— Je bois le sang oublié de ce monde. J’ai les yeux ouverts mais ils sont fermés. Que faire d’un abri alors que le poil de mes bêtes est doux ? Sais-tu jeune homme que j’ai reçu un cadeau cette année ? Un jour, un enfant s’est arrêté devant moi, il devait avoir 4 ou 5 ans. Il m’a regardé et il a souri. Ses parents à côté l’on tiré par le bras en disant : « laisse l’homme tranquille !» L’enfant a suivi ses parents. Il s’est retourné et il m’a jeté la peluche baveuse qu’il tenait dans ses mains. Cette peluche je l’ai toujours avec moi.
Je lui demande alors :
— Pourquoi danses-tu ?
— Pour ne pas m’endormir, pour ne pas oublier, pour ne pas juger. Un des chiens se lève et dit :
— Je suis le gardien des cœurs fatigués. J’aboie quand l’ombre se fait oppressante. Je vois quand les yeux-cœurs des Hommes sont fermés.
Je continue mon chemin et je leur souhaite de bonnes fêtes. Des nuages se massent à l’Ouest de la ville.
P lus loin dans les rues, je vois une femme semblable à la nuit, sa peau a la couleur de la lune, elle est assise sur un banc. Elle a sur ses genoux un accordéon. Un chat noir aux poils longs et aux yeux verts est couché à côté d’elle. Elle me dit :
— J’ai une roulotte au bord du fleuve, il y fait chaud. Tu veux venir mon beau ?
— Ce soir mon cœur est en oubli et je n’ai pas de chien. Mais dis-moi, pourquoi joues-tu cette musique ?
— Chaque note qui s’envole dans les vents est une larme qui ne coule pas sur mes joues. J’ai en face de moi des hommes qui ne pleurent pas. Ces pour les larmes sans sel que mon accordéon danse. Je joue pour les désirs fossiles, les regards possessions et les mains acier. Sais-tu que cet accordéon m’a été donné par un vieil homme qui est venu dans ma roulotte un soir brumeux ? Il m’a dit en me regardant dans les yeux : « ce soir mon enfant je joue pour toi. » Il a joué. Il est parti. L’accordéon est resté sur le lit.
Le chat me regarde, ses grands yeux rencontrent les miens et il dit :
— Je suis le gardien de la nature sauvage en l’Homme. Je suis le signe de sa liberté. Mon agilité l’invite à danser sur le fil des certitudes. Quand le désir est mort je miaule. Où le désir ? Quoi le désir ?
Je me mets à marcher vers la place centrale. Je me retourne et dit en faisant un signe de la main « Bonnes fêtes à vous ! » Le ciel s’assombrit au Sud de la ville.
À la terrasse d’un café je vois un homme en train d’écrire. Ses vêtements sont en loques, il porte sur la tête un chapeau melon usé par les temps. Sur son épaule se tient un faucon. Quand il me voit, il m’invite à m’asseoir en face de lui et il dit :
— Je suis étranger ici, ma terre est loin. Je cherche ici l’oubli, mais je ne trouve que du savoir. J’ai été chassé de mon pays parce que je voulais quitter les certitudes-tombeaux, aujourd’hui je suis chassé du tien car je refuse de me conformer aux vôtres. Je suis l’Érrance. Je suis le doute. Je suis le miroir des cœurs en oublis.
— Dis moi, pourquoi écris-tu ?
— J’écris car un jour une femme m’a dit : « erre, mais écris ton errance avec ce stylo plume. L’encre qui est à l’intérieur est composée des mots silencieux du monde. Quand tu te seras trouvé alors tu me rendras le stylo. » Encore aujourd’hui j’écris avec. J’écris des chansons pour la femme accordéon. J’écris des mots-cailloux. J’écris des mots-silences. Le lieu, l’espace qui se trouve entre deux mots est l’endroit où je respire.
Le faucon sur l’épaule de l’étrange Etranger déploie ses ailes. Il me dit :
— Je suis le gardien des terres et du chemin. Je vois plus loin que l’Homme. Je me déplace dans les vents de l’oubli et je sais l’errance qui se fait parfois chemin.
Je me lève, paye les deux cafés et leur souhaite de bonnes fêtes. Le tonnerre gronde à l’Est de la ville.
E n remontant vers chez moi je passe par la rue des Orangers. Une vielle femme est à sa fenêtre, ses cheveux sont blancs et ses rides profondes comme mes certitudes. Elle tricote. Derrière elle, j’aperçois une cage ouverte avec dedans une colombe. La vielle femme me voit et dit :
— viens mon garçon, monte le panier qui est à la porte, du chocolat chauffe sur le feu.
Sa cuisine est petite. Il fait chaud. Je pose le panier sur la table. Nous nous asseyons sur le même canapé. Elle dit tout en me servant :
— À chaque instant je pars un peu plus. La mémoire que je perds n’est que la stérilité de ma vie. Tous les jours je vois. Tous les jours je sais. On me dit : « n’épluche pas tes légumes, tu pourrais te couper. » Je pleure de voir l’ignorance des âges se prolonger dans le temps. Il faudra sept générations avant que l’Homme ne meurt en paix.
— Pourquoi tricotes-tu vielle femme ?
— Je ne tricote pas, je me souviens. Chaque maille est un passage entre une naissance et une mort. Ma vie est une longue écharpe dans laquelle bientôt je m’enroulerai. Chaque maille est un souvenir porteur de sens. Un jour, alors que j’étais sur un banc en ville, un homme un peu fou qui sentait l’alcool bon marché est venu vers moi. Il m’a donné deux aiguilles et une pelote de laine rouge et il m’a dit « Tricote pour moi vielle femme, tricote et n’oublie pas les temps, car ils sont riches d’une lumière qui brille dans tes yeux. »
La colombe sort de sa cage se pose sur le bord de la fenêtre et me dit :
— Je suis la gardienne du sel. Il y a sous mes ailes le chant de la femme et la parole de l’homme. Je suis le sec. Je suis messagère des terres nouvelles. Le corbeau qui vole loin d’ici est mon frère, ensemble nous volons d’une mer à l’autre.
Je me lève, attrape ma veste et je dis : « bonnes fêtes à vous vielle femme et à bientôt. » Au Nord de la ville il se met à pleuvoir. Tout le ciel est noir.
J e rentre sous la pluie. L’eau ruisselle sur mon visage. Je repense à toutes ces rencontres et je me demande quoi offrir à ma fille de 4 ans pour Noël.
J e marche…
Florian Grézat
rencontres inattendues
florian Greziat
samedi 07 janvier 2012