vendredi 05 juillet 2013
« C’est l’intime qui veut parler en moi, faire entendre son cri, face à la généralité, à la science. »
Roland Barthes
I- Je vois passer régulièrement sur Internet, émanant d'un groupe de travailleurs sociaux, une demande appuyée de reconnaissance du diplôme à Bac +3, donc équivalence licence. En voici le contenu : « COMMUNIQUE: Reconnaissance Grade Licence des diplômes du travail social, les professionnels en ont assez. Depuis la réforme de leurs diplômes (entre 2004 et 2007), les travailleurs sociaux ont fait la démonstration que leur diplôme correspond à 180 ECTS, c’est à dire au grade licence. Avec les syndicats du secteur, les associations professionnelles ont cherché à porter cette revendication devant les pouvoirs publics et se sont heurtées à une attitude particulièrement fermée du gouvernement précédent. En effet, l’arrêté du 25 aout 2011 constitue une réponse très insatisfaisante puisqu’il ne se situe que dans le cadre de la mobilité des professionnels sur le plan européen. » (Texte extrait du site de l'ones-fr.org)
J'ai l'impression parfois d'enfants abandonnés exigeant à corps et à cris de papas enfuis après leur naissance, une re-con-naissance d'identité, comme on dit une reconnaissance à l'état civil.
La difficulté c'est qu'aucune reconnaissance ne vient faute de se faire connaitre. C'est sans doute là que le bât blesse dans les professions sociales et notamment éducatives. Comment faire connaître ce qu'on fait pour en obtenir une reconnaissance du corps social? Pas de reconnaissance sans des signes de reconnaissance.
II- Lorsqu'Ulysse après son Odyssée de plus de 20 années revient à Ithaque, seul son chien Argos le reconnaît à son odeur, dans un premier temps, puis sa nourrice, qui se fie aux cicatrices qui marquent sa peau, comme des signes d'identité. Bien après, son fils Télémaque et enfin sa femme Pénélope l'accueillent. La reconnaissance n’est pas donnée. Il faut à chaque fois en fournir les preuves et en faire l'épreuve. J'avais peur confiera Pénélope d'être abusée par un de ces prétendants qui rodent autour de moi et du palais. Mais Ulysse ne force pas les choses: il se dévoile petit à petit et laisse face à lui les autres, ceux qui l'ont aimé, mais aussi un peu oublié, se réveiller doucement. Autrement dit la reconnaissance se fait de part et d'autre. Il s'agit d'un mouvement commun qui vise à ce que l'absent, l'oublié, le méconnu prenne ou reprenne toute sa place. La reconnaissance provient non seulement des preuves que l'absent produit (son odeur pour Argos, ses cicatrices pour la nourrice, la place du lit pour sa femme etc) mais aussi du chemin que parcourent vers lui ses accueillants pour l'admettre à nouveau parmi eux.
C'est peut-être cela qui manque aux travailleurs sociaux : à la fois de fournir des preuves de leurs savoir, de leur savoir-faire, de leur savoir-être et en même temps de considérer ceux à qui ils demandent de la reconnaissance. Question de stratégie et de logique.
III- Comment produire de la connaissance en vue d'une reconnaissance? L'évaluation à ce sujet me paraît un bon cheval de Troie, malgré les malentendus et les embrouilles dont il s'avère porteur aujourd’hui.
Evaluer vient de e(x)- valuere . En latin, c'est bien extraire la valeur de ce que l'on fait. Encore faut-il se référer à d'autres valeurs que la valeur marchande aujourd'hui dominante et qui conditionne toutes les méthodologies d'évaluation par le chiffre, accompagné du cortège des normes ISO, démarche-qualité, évaluations quantitatives etc. Ceci dit quelles sont les valeurs qui constituent le socle du travail dit "social"? Comment ensuite en tirer des méthodes d'évaluation pertinentes en lien avec ces valeurs? Il existe une tradition de ce rendre-compte. Je prêche (dans le désert) depuis des années pour inviter mes collègues travailleurs sociaux, éducateurs entre autres, à faire savoir ce qu'ils font, dans des publications, des colloques, mais aussi dans ces écrits institutionnels que sont les évaluations...
On peut se battre la coulpe. Nous sommes responsables de cet état de non-reconnaissance etc Mais çà n'avance guère. Que fait-on une fois fait ce constat? Il me semble que nous pourrions commencer à réviser les processus (et non procédures) d'évaluation. Bien sûr qu'il y a des comptes à rendre, mais il y a surtout à rendre compte de ce que font les professionnels payés sur des financements publics. Rien n'oblige les établissements à se mouler dans la normalisation évaluative folle actuelle, ce que Gori nomme "La fabrique des imposteurs", laissée aux mains des experts. Il y a dans le travail social une grande tradition du "rendre compte" qu'il s'agit de retrouver. Par exemple : les dix conférences que fait Aïchhorn en 1925 en direction des citoyens de Vienne qui ont mis la main au porte-monnaie à travers leurs impôts pour financer les prises en charge d’un millier de jeunes que l'on dirait aujourd'hui cas sociaux ou délinquants. Bref cessons les plaintes et inventons...
IV- La racontouze... 1981 : Georges Perec se rend à Grenoble, et expose en public “ce qui stimule sa racontouze”, ce qui nourrit son écriture. (« Ce qui stimule ma racontouze », propos recueillis par Claudette Oriol-Boyer, (1981) 2
Que fait Aïchhorn ? Il raconte. Cette tradition de la « racontouze », du récit, pour donner à entendre et lire ce que fait un professionnel de l'intervention sociale existe bel et bien de puis belle lurette. Aurions-nous perdu le sens commun, le common decency dont nous parle Georges Orwell, au point de ne plus y croire ? Les procédures mises en œuvre par les experts de tous poils nous auraient-ils plongés dans la débilité? Nous auraient-ils coupés les ailes de l'invention et du désir ? Raconter ne serait-il que du temps perdu? Nous n'aurions plus le temps ? Viser une reconnaissance sociale en produisant le récit de ce que nous faisons au quotidien serait du temps perdu ?
Un temps qui ne rentre pas dans les cases ni les grilles. « Le capitalisme, écrivent Gilles Dostaler et Bernard Maris, est le moment de la civilisation humaine où le temps est systématiquement consacré à l'accroissement de la productivité et à l'accumulation... Le souci de la perspective, du futur, de la dilatation du temps, sont le contraire du carpe diem, du temps que l’on prend. Prendre son temps c'est ne pas l'accumuler. » 3
Nous ne savons plus raconter ce que nous faisons au quotidien. « L'art de conter est en train de se perdre. Il est de plus en plus rare de rencontrer des gens qui sachent raconter une histoire. Et s'il advient qu'en société quelqu'un réclame une histoire, une gène de plus en plus manifeste se fait sentir dans l'assistance. C'est comme si nous avions été privés d'une faculté qui nous semblait inaliénable, la plus assurée entre toutes: la faculté d'échanger des expériences. L'une des raisons de ce phénomène saute aux yeux: le cours de l'expérience a chuté. Et il semble bien qu'il continue à sombrer indéfiniment » 4
Le cours de l'expérience, donc de la capacité humaine de rendre compte, plus que de rendre des comptes, a donc chuté inexorablement et poursuit sa dégringolade. Mais l’expérience fut-elle jamais cotée à la bourse des valeurs humaines qui n'enregistre plus que les valeurs marchandes. L'expérience et les récits qui la portent seraient donc hors jeu de l'évaluation, hors valeur ? Ou valeur négligeable, variable d'ajustement ? Le divin Marché et le règne des experts auraient-ils tué notre dignité de penser 5 ?
IV- Un histoire.
Se faire reconnaître exige parfois une certaine ruse, au sens de la métis des grecs que Détienne et Vernant nous ont appris à prendre en compte 6 . La ruse n'est pas mensonge, mais savoir-faire subtil tel celui du pêcheur ou du pilote dans un port. C'est ainsi que travaillant dans un centre d'accueil pour toxicomanes il y a quelques années nous avions reçu à remplir les feuilles de l'INSERM en guise d'évaluation. Feuille striée de colonnes: où habite l'usager, avec quels produits se drogue-t-il, quel est son niveau scolaire ? etc. Vous faisiez ensuite des totaux qui débouchaient sur de beaux histogrammes et camemberts en couleur, présentant des pourcentages de la file active de la population. La première année nous étions pris par le temps. La deuxième année, estimant que ce type d'évaluation ne représentait en rien notre travail, nous avons adjoint à cette feuille de l'INSERM, chacun des cinq collègues, la présentation de deux cas cliniques déroulés sur une année de suivi. Travail conséquent, argumenté, avec nos observations, hypothèses et les projets d'accompagnement éducatif et thérapeutique. Cela faisait une bonne centaine de pages. L'inspectrice DRASS téléphone: j'ai reçu votre rapport et c'est la première fois que je comprends...ce que je fais. Evidemment cette femme, fonctionnaire représentante de l'Etat dans la Région que l'on prenait peu ou prou pour un tiroir-caisse ou une exécutrice des textes, à partir des éléments que nous lui avions transmis mettait en lien son travail et le fait que ce travail servait aussi aux soins de jeunes en souffrance : il participait à la clinique. Les conséquences de cette ruse nous valurent une reconnaissance de cette fonctionnaire. A telle enseigne que chargée de par sa fonction de contrôler la mission confiée à notre institution, elle s'invitait à certaines réunions d'équipe et nous soutenait d'un: « mais ce que vous dites, écrivez le, sinon personne ne le saura ». Voilà une histoire de reconnaissance où l'on voit bien que l'effort porte de part et d'autre. Il y a toujours à gagner de faire le pari de l'intelligence d'autrui.
V- Freud dans un article de 1913, repris dans La technique psychanalytique , fait état d'une « fausse reconnaissance ». Il s'agit de ces souvenirs dont le patient affirme qu'il les a déjà racontés. Cette forme de paramnésie, de déjà vu, déjà raconté, pourrait nous inspirer pour soutenir que la reconnaissance (vraie celle-là) ne va jamais de soi. L'expression « c'est évident » proférée face au questionneur qui demande ce que fait un éducateur, un assistant de service social, un AMP etc marque cette fausse reconnaissance. Ça va de soi! Or cela ne va jamais de soi de faire reconnaître le sens du travail effectué. Pourquoi? Parce qu'il ne se voit pas. Je ne conseille à personne de filmer la journée d'un éducateur où on le verrait s'occuper du lever, de la toilette et du petit déjeuner des enfants, en accompagner certains à l'école, lancer une partie de foot en fin d'après midi etc ou un autre accompagner un groupe au ciné etc. Vous voyez d'ici la réaction des non-avertis: mais tout le monde peut le faire. Et en plus vous êtes payés pour ça? Bref à penser que la reconnaissance va de soi, on court à la méprise, quand ce n'est pas au mépris.
VI- Entrons dans la polysémie du mot, à l’aide Wilkipédia et autres sources. Il est possible de s'adresser à n'importe quelle mairie pour reconnaître un enfant avant sa naissance. Il suffit de présenter une pièce d'identité et de faire une déclaration à l'état civil. L'acte de reconnaissance est rédigé immédiatement par l'officier d'état civil et signé par le parent concerné ou par les deux en cas de reconnaissance conjointe. L'officier d'état civil lui (ou leur) remet une copie de l'acte que celui-ci présentera lors de la déclaration de naissance. La reconnaissance peut être faite par le père à l'occasion de la déclaration de naissance, c'est-à-dire dans les 3 jours qui suivent la naissance. Elle est alors contenue dans l'acte de naissance de l'enfant.
A l'occasion de la naissance du premier enfant, un livret est délivré.
Il faut s'adresser à la mairie du lieu de naissance.
Après la naissance, si la mère est indiquée sur l'acte de naissance, le père peut reconnaitre l'enfant en s'adressant à n'importe quelle mairie. Il suffit de présenter une pièce d'identité et de faire une déclaration à l'état civil. Il est conseillé, si on le possède, de se munir d'un acte de naissance de l'enfant ou du livret de famille. La mairie de naissance indiquera cette reconnaissance en mention de l'acte de naissance de l'enfant ainsi que dans le livret de famille.
VII- Autre occurrence. Un éclaireur est une personne qui a pour mission de partir en reconnaissance pour observer le terrain et recueillir des informations qui seront utiles au reste du groupe.
Dans l’armée, l'éclaireur est choisi parmi les soldats, généralement parmi les plus mobiles, parmi ceux qui témoignent d'un bon sens de l'observation ou parmi ceux qui connaissent le mieux les lieux. Le terme s'utilise aussi de nos jours pour désigner des avions ou des navires chargés de missions de reconnaissance
Le rôle d'éclaireur est attesté depuis l’Antiquité dans les batailles menées par les Grecs ou par les Romains. Lors des croisades au Moyen-âge, l'éclaireur est souvent recruté parmi les habitants des territoires disputés. Cette pratique est reprise lors de la Guerre d’indépendance aux Etats-Unis et au XIX e siècle par les troupes américaines lors des guerres indienne.
VIII-
Une reconnaissance de dette est un écrit par lequel une personne, le débiteur, s'engage à payer une somme d'argent à une autre, le créancier.
La reconnaissance de dette peut être établie sous forme d'acte sous-seing privé ou d’acte authentique par un notaire.
La reconnaissance de dette doit respecter les conditions suivantes :
Il n'y a pas de limite de montant.
La reconnaissance de dette peut préciser les éléments suivants :
Le contenu de l'acte vaut jusqu'à ce que la partie adverse prouve le contraire
IX- Reconnaissance de paternité, reconnaissance de dette, éclaireur envoyé en reconnaissance… N’est-ce pas une question de filiation et de réprésentation qui se fraie son chemin au fil des mots ? La reconnaissance commence par l’assomption d’une histoire : les Colonies Pénitentiaires de 1850 pour les éducateurs de la PJJ, Itard et Victor de l’Aveyron pour les éducateurs spécialisés, Tosquelles et le mouvement de psychothérapie institutionnelle pour les infirmiers psychiatriques, les classes de perfectionnement de 1909 pour les instituteurs spécialisés, les dames patronnesses du des années 1900 et leur obsessions de l’hygiène pour les assistants de service social, Loczy pour les éducateurs de jeunes enfants etc Cette dette dans ces métiers de la relation humain, nous l’avons en héritage. Comme l’énonçait Goethe : ce que tu as hérité de tes pères, acquières-le. Donc première voie : se reconnaitre comme faisant partie d’une histoire, alors que bien souvent dans mes déplacements dans les établissements de France et de Navarre, j’ai la fâcheuse impression d’équipes sans histoire. Mais quand on n’assume pas son histoire ça fait… des histoires.
Deuxième voie sur le chemin de la reconnaissance : qu’en est-il des collectifs ? Pierre Bourdieu assurait à juste titre que le néolibéralisme est une machine à casser les collectifs. Paroles visionnaires. Nous assistons à l’éclatement généralisé des métiers du social et des professionnels dans chaque métier. Bientôt nous aurons des « start-up » de professionnels exerçant en « freelance ». Le travail social, c’est comme le Bâtiment, quand le Bâtiment va… Le travail social est constitué d’une ensemble de corps de métiers (j’en ai cité certains plus haut, la liste est beaucoup plus longue). Mais comme dans le Bâtiment, ces métiers concourent aux mêmes objectifs, par des voies différents, à savoir l’insertion des sujets en difficultés, en souffrance, exclus… au sein du corps social. Mais les métiers du social n’emportent une certaine efficacité que s’ils sont adossés et coordonnés les uns aux autres, dans le même établissement, mais aussi les métiers entre eux. Qu’en est-il aujourd’hui des notions d’équipe, d’institution, de collectif, de représentation sociale ? Qu’en est-il des cohésions, des cohérences et des solidarités institutionnelles ? Les syndicats : combien de division ? Comment se faire reconnaitre dans une telle débandade ? Deuxième voie, donc : retisser un collectif démaillé par la machine néolibérale.
Enfin j’évoquerai une troisième voie : celle d’une re(con)naissance, d’une Renaissance. Renaissance du sentiment de la belle ouvrage qui consiste avant tout à ce que le professionnel se reconnaisse et soit valorisé dans son action. Ce sentiment de la belle ouvrage qui caractérisant il n’y a pas si longtemps le travail de l’artisan, a volé en éclats sous les rouleaux-compresseurs des démarches-qualités, normes ISO, évaluations quantitatives et autres fadaises qui mènent à une perte de sens des travailleurs.
Enfin les travailleurs sociaux sont de fait des éclaireurs envoyés en reconnaissance des malaises dans la civilisation, comme disait Freud. Il leur incombe le devoir, pour se faire reconnaitre, de faire reconnaitre les souffrances, les injustices dans lesquelles sont plongés le sujets dont on leur confie la prise en charge.
Bref le chemin de la reconnaissance passe par les retrouvailles avec l’histoire, le sens du collectif, et le sentiment de la belle ouvrage, augmenté du sens critique des conditions socio-économiques actuelles, autrement dit une véritable révolution.
Joseph ROUZEL, éducateur, psychanalyste, directeur de l’Institut européen psychanalyse et travail social (PSYCHASOC) de Montpellier
rouzel@psychasoc.com
1 Texte paru en mai 2013, dans le n° 30 de L'Erre, la Revue de la fédération nationale des associations de rééducateurs de l'éducation nationale , consacré à « La reconnaissance ».
2 Georges Perec, Entretiens et conférences , Joseph K., 2003.
3 Gilles Dostaler et Bernard Maris, Capitalisme et pulsion de mort , Albin Michel, 2009.
4 Walter Benjamin, Oeuvres III , Gallimard, 2000.
5 Voir Roland Gori, La dignité de penser , Les Liens qui Libèrent, 2012.
6 Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, Les ruses de l’intelligence : la métis des grecs , Champs Flammarion, 2009.