jeudi 26 mai 2011
Ce texte a d'abord été présenté au séminaire parole/génocide de Michel Fennetaux le samedi 30 avril 2012 puis mis en ligne sur le site oedipe
Je viens de relire, re-parcourir plutôt, « les Bourreaux volontaires de Hitler » de Jonah Goldhagen, et particulièrement, ( pp 209-262) l’histoire du 101° bataillon de police dont l’intérêt est d’être très solidement documentée.
J’ai été interpellé par la répétition mécanique de leurs actes de tuerie et je vous demande la permission de ne m’intéresser aujourd’hui qu’à cet aspect des choses : la répétition insensée des meurtres encore et encore toute la journée - avec des pauses cigarettes café ou sandwich qui auraient pu, pourquoi pas, être l’occasion de décrocher.
Les meurtriers ? Il s’agit d’hommes très ordinaires, souvent pères de famille.
C’étaient des Allemands proches de la quarantaine, réservistes, mal formés sur le plan militaire, et à en juger par la proportion d’inscrits au parti, guère plus nazis que la moyenne de la population allemande… On n’avait même pas eu le temps de les endoctriner comme il faut.
Leur commandant de bataillon, qui était très embarrassé d’avoir à exterminer des juifs par villages entiers et qui était près de ses hommes, leur offrit la possibilité de choisir :
Ceux qui le voulaient eurent la liberté de ne pas participer directement à la tuerie : Pour la plus part il choisirent la voie du mal. Quelques-uns, dont un officier, choisirent de ne pas participer.
Ceux qui avaient choisi la voie du mal n’agiront point ensuite sous la contrainte ni la menace. Ils n’étaient pas toujours en groupe et l’effet de groupe n’est pas suffisant, me semble-t-il, pour expliquer la répétition de leurs meurtres tout au long du jour.
Bien sûr, ils ont choisi de tuer. Ils ont choisi le mal. Mais quelle est la force en eux - à l’intérieur d’eux mêmes – qui les pousse à enchaîner les meurtres l’un après l’autre comme les travaux répétitifs de la vie aux champs ? Le premier soir ça leur a un peu coupé l’appétit, ils ont forcé un peu sur le schnaps, mais dans un rapport le médecin de bataillon note que « personne n’est tombé malade/… /ni n’a eu/… /de dépression nerveuse »
Qu’ils en aient joui, c’est probable, mais de cette jouissance noire qui s’ignore, qui détruit l’humanité de celui qu’elle transperce et qui se déroule dans l’impensable, dans l’impensé et dont personne n’a jamais rien à dire.
Qu’ont-il dit pendant leur randonnée meurtrière ? On n’en sait rien directement, mais on peut quand même en deviner quelque chose en écoutant la pièce de Shönberg (Un survivant de Varsovie, op. 46 ) que vous entendrez ici dans quelque temps. Ce furent probablement des cris, des jurons des insultes ; tous destinés non pas à entrer dans un échange langagier mais au contraire à tenir l’autre à distance.
Mais j’en reviens à ma question qui est : Quelle est la contrainte qui les enchaîne à répéter les meurtres sans cesse comme les mariniers tirent sur leurs rames en cadence ? Quel démon a forgé la chaîne de ces galériens de l’assassinat ?
Oui, c’est ça le point nodal de ma question. Je n’en ai point trouvé de réponse dans ce que j’ai lu sur la Shoah. Et pourtant - de la connaître, cette réponse - jetterait peut-être une lumière singulière sur ce dont est faite l’humanité à la quelle nous appartenons et sur les répétitions de l’histoire contemporaine.
Si on s’intéressait au génocide rwandais, on apprendrait que les tueurs Hutus sont enchaînés de la même manière, qu’ils se contraignent à tuer tous les jours de la semaine, même le dimanche, même les jours de fêtes, de 9 H à 16 H ou 16 H 30 selon le soleil, et qu’ils travaillent sans relâche, en transpirant, en ahanant .
Cassius, écolier de 12 ans raconte :
« Dans l’église, j’avais bien reconnu un seul avoisinant (un voisin) qui cognait…Il cognait comme s’il ne pouvait plus s’arrêter. Il était plus qu’essoufflé. Il était sans chemise, la transpiration lui dégoulinait de partout, même s’il faisait ce travail à l’ombre. (Dans le nu de la vie, Hatzfeld, Le Seuil, octobre 2000, p 20.)
Troublé par ces compulsions à répéter les meurtres, j’ai essayé de convoquer diverses autres répétitions auxquelles la vie, mon travail, mes rencontres ou mes lectures m’avaient confronté.
Il y a un peu plus de dix ans, en compagnie de José Morel Cinq Mars, j’ai entrepris dans le service de Neurochirurgie du Pr Philippon un travail sur les complications psychiques retardées pouvant frapper les sujets atteints de traumatisme crânien, notamment ceux d’entre eux consécutifs à un accident de la route.
Cette étude qui a porté sur 69 malades s’est effectuée sur trois ans et a été l’objet d’un mémoire destiné au Ministère des transports qui nous avait financés. (Décision d’aide à la recherche N° 95 MT 0011)
Au bout de trois ans José Morel a quitté le service, mais puisque mes fonctions m’y attachaient plus durablement, j’ai pu continuer à suivre en consultation certains de nos malades pendant encore, disons trois ou quatre ans pour un petit nombre d’entre eux.
Nos malades de la Salpêtrière me semblent aujourd’hui bien proches de ceux souffrant d’une névroses de guerre décrits par S.Freud et dont nous parlerons plus loin. À cette différence importante cependant - que nous n’avons pas su recueillir leurs rêves. (Vous vous souvenez sans doute que les malades de Freud répétaient chaque nuit en rêve les circonstances terribles du traumatisme qui avait provoqué leur effroi.)
Chez nos malades, nous avons vu la répétition à l’œuvre dans la façon dont le récit circonstancié de leur accident, et leur plainte de la misère de leurs corps - étaient redits et redits encore, dans les mêmes mots ou presque –au travers du douloureux pèlerinage qui les conduisait de médecin sourd en médecin excédé ou agacé par sa propre impuissance – et qui de consultation en consultation les exposait à la répétition de la douloureuse impression de n’être point entendus.
Les médecins, bien que méconnaissant leur propre rôle dans cette clinique ont depuis longtemps repéré le côté « répétition démoniaque » de la plainte de ces malades.
Nous avons offert une oreille attentive au récit de leur misère, persuadés que nous étions, que cette répétition était une énigme à décrypter.
La plupart d’entre eux ont pu dévider patiemment leur écheveau, le démêler avec nous et peu à peu leur accident a pu prendre sens à leurs yeux - tandis que s’atténuait leur souffrance.
J’aurais pu vous parler de l’inceste. Une fois qu’il a été commis, que l’interdit a été enjambé, il s’installe de façon répétitive et silencieuse dans la famille pendant des mois ou des années jusqu’à l’intervention d’un travailleur social ou d’un juge. De leur acte, les parents incestueux n’ont généralement pas grand chose à dire. (L’inceste en question, Stéphane Lelong, L’Harmattan 2009)
J’aurais pu vous parler des mères infanticides en série dont il est question parfois dans les journaux comme récemment en Corée. Elles n’ont rien à en dire et leur acte n’existe vraiment que lorsqu’il est dénoncé par quelqu’un d’autre. Ça c’est joué hors pensée, hors parole, hors sens, et ça ne s’explique en rien.
J’aurais aussi bien pu vous parler des mères qui secouent leur très jeune enfant, de façon répétitive sans pouvoir dire ni pourquoi ni comment, mais au point que parfois il en meurt.
Ou bien - concernant de manière ostensible deux personnes a la fois - de cette femme très respectable qui se faisait taper par son mari au point de mettre sa vie en danger. Ce scénario les enserrait tous les deux dans une même étreinte - coincés qu’ils étaient dans sa répétition compulsive.
Ou plus banalement des parents qui ne peuvent s’empêcher de crier et de taper, pas fort, mais sans arrêt, dix fois, cent fois dans la journée. Mais là, on pourrait peut-être attraper quelque chose : ils ne savent pas ce qu’ils font, mais si on le leur fait savoir vertement, des fois ça s’arrête. J’ai testé pour vous :
Il était à ma table en vacances et se livrait à son affaire : des cris des réprimandes, des tapes à droite, des tapes à gauche... Je lui ai intimé qu’à ma table on ne battait pas les enfants. S’en est suivi un échange assez vif, mais bref.
Je craignais qu’il ne se brouillât avec moi après cette algarade, mais non… Non seulement il ne tape plus ses enfants, (au moins en présence) mais encore - quand j’interviens de façon ponctuelle pour un excès de bruit ou de bagarre entre eux, il me remercie de ma participation à leur éducation.
Qu’un autre en ait dit quelque chose, ait formulé un interdit, c’était devenu pour lui, pensable et donc maîtrisable.
L’envers du décor, c’est, qu’on serait en droit de se demander ce que le père batteur répétait de sa propre histoire dans sa compulsion à taper, et ce que la mère silencieuse répétait dans son silence.
Mais s’il peut être relativement facile, avec l’aide d’un tiers, de prendre conscience du fait qu’on répète et d’en sortir - l’analyse du déterminisme inconscient qui est à l’œuvre est bien sûr une toute autre histoire dans laquelle je ne m’engagerai pas.
Permettez moi de revenir un instant à la répétition mécanique des meurtres du 101° bataillon
Peut-on penser comme le suggérait Michel que quelqu’un, un ami par exemple, aurait pu, à la pause café, interpeller l’un d’entre eux par son prénom : ‘Hé Wilhelm, ou Jean Pierre - qu’est-ce que tu fais là ? dans quelle folie meurtrière es-tu engagé ?’ – et que c’ait pu arrêter ce Wilhem ou ce Jean Pierre ???
Mais la seule chose qu’on peut affirmer avec certitude, c’est que - ces paroles-là - il n’y avait personne pour les proférer.
Dans tous ces actes répétitifs que je viens d’énumérer, si disparates qu’ils soient, ne peut-on chercher - non certes une motivation commune, ni encore moins une identité - mais une homologie dans l’aspect mécanique et compulsif de leur itération -?
Cela m’a conduit à tenter d’éclairer leur mécanisme par la lecture du texte de Sigmund Freud sur la contrainte à répéter, qui occupe les 47 premières pages de « Au delà du principe de plaisir ». OCF P, Vol XV, pp 277-338, PUF.)
Mais quand je m’éveille à ce moment de la nuit où la mécanique du jour est hors champ, et où les choses se dépouillent, je trouve mon entreprise complètement enfantine.
Quoi ! vous rendre compte de « Au delà du principe du plaisir. » Quelle présomption ridicule !
Mais voilà que déjà mes mots redeviennent fardés et menteurs comme dans le jour.
Non, en fait je ne saurais faire plus que de vous emmener dans les échos de ma lecture, et ce n’est déjà pas la même chose. C’est une entreprise beaucoup plus modeste.
Je me suis laissé aller à rêver autour de ce texte, et je voudrais partager cette rêverie avec vous.
Qui sait ? Nous en sortirons peut-être un peu plus lucides - si le diable ne s‘y met.
Bizarrement peut-être, je vais commencer par introduire un mot qui n’est pas dans le texte, le mot jouissance, pour essayer de le différentier du mot plaisir.
Telle que je vous demande de l’entendre, la jouissance est la conséquence de la chute brutale de tension d’une énergie pulsionnelle libre, appartenant au fonctionnement primaire - qui n’est pas cadré - par la loi et les interdits que les mots portent jusqu’à notre berceau.
Le plaisir, tel que je demande de l’entendre pendant vingt minutes, a au moins un pied dans les processus secondaires. Il est confronté au langage, à la loi et aux interdits, fût-ce pour en transgresser certains. Il résulte lui aussi d’une chute brutale de tension mais cette fois d’une énergie liée, au moins pour une part.
Une rêverie, vous ai-je annoncé.
Oui, en escomptant bien que sur le terreau du rêve quelque réflexion puisse surgir qui nous aide à penser un aspect singulier de la destruction des Juifs d’Europe, des hoquets de l’Histoire et aussi quelque facette de notre humanité.
Une rêverie… Et que pourrais-je vous offrir d’autre que les images qui se sont allumées en moi en lisant ce texte ?
Je vous invite à rêver avec moi en regardant jouer le petit-fils de Freud. Il a dix-huit mois. Il joue auprès de son lit à rideaux.
Sa mère est partie : Sophie, la fille chérie de Freud, est sortie pour faire quelques courses.
L’enfant n’a pas pleuré, d’ailleurs il ne pleure jamais quand sa tendre mère, aussi attentive que le fût sans doute Amalia la mère de Freud, le quitte pour quelque temps.
L’enfant ne manifeste aucun déplaisir apparent au départ de sa mère. Nous allons voir que c’est probablement à cause de sa capacité à symboliser, y compris par l’opposition différentielle des phonèmes
Il se livre à ce jeu que vous avez sans doute eu l’occasion d’observer déjà, il s’amuse à jeter les objets à sa disposition sous les meubles, par terre, dans les coins, en demandant qu’un adulte les ramasse pour lui. Il répète ce jeu sans se lasser. C’est le plus souvent l’adulte qui se lasse en premier. Ce d’autant qu’à l’âge d’être grand-père, il est moins simple de se baisser qu’à vingt ans.
Il dispose en particulier d’une bobine en bois - de celles autour desquelles était enroulé le fil à coudre autrefois.
Vous connaissez la suite. L’enfant ne se lasse pas de jeter la bobine derrière les rideaux du lit.
Un jour un adulte a attaché une ficelle en passant par le trou de la bobine et a mis l’autre bout dans la main de l’enfant. Alors sous le regard de Freud se déroule sans relâche un jeu cyclique. Il jette d’abord la bobine derrière les rideaux en prononçant un « o o o » dont la mère de l’enfant et Freud sont d’accord pour dire qu’il évoque le mot « fort » qui signifie « loin ou parti ». Le jet en soi semble être une source de - satisfaction . (Befriedigung : satisfaction, assouvissement, dit mon dico et pourquoi pas ‘Jouissance’.) Puis l’enfant tire sur la ficelle et fait reparaître la bobine avec un cri – joyeux - « da »là, elle est à nouveau là ! (c’est le mot ‘freudigen’ qui est traduit ici par « Joyeux ») ,
Vous pourriez penser que c’est le plaisir des retrouvailles de la bobine représentant sa mère qui est le motif principal du jeu. Il n’en est rien.
Le plus souvent le jeu ne comporte que la première partie : jeter au loin. Beaucoup plus rarement le jeu est complet.
Jeter un jouet au loin, quand sa mère est absente, voilà ce qui semble bien être le cœur du jeu qui se répète sans que le plaisir des retrouvailles suffise à en rendre compte. Au contraire, c’est l’évocation du déplaisir de la perte qui semble en soi porter l’essentiel.
Il y a eu au moins une fois une variante intéressante. L’enfant s’est regardé dans la glace, puis en se déplaçant un peu sur le côté, il a fait disparaître son image. Et quand sa mère revient, il lui annonce fièrement que lui aussi « fort », il sait se faire disparaître.
Et tout d’un coup cet enfant m’inquiète et je dois faire apparaître pour me rassurer la présence du grand-père. Il se dit observateur muet. Il essaierait presque de nous faire croire qu’il est là, comme le neurologue qu’il fût, regardant quelque cellule nerveuse à travers un microscope.
Non ! Pour me rassurer je dois évoquer le grand père attentif et rêveur - qu’il ne peut pas avoir manqué d’être. C’est peut-être lui qui a attaché une ficelle à la bobine. En tout cas c’est lui qui pense en regardant l’enfant. Il est d’autant plus attentif que lui aussi a été un petit enfant dont la mère chérie s’est éloignée un jour, et qu’il est peut-être troublé, en mineur, par le départ de sa fille qui est venue habiter quelque temps sous son toit. Le bruit de porte de son départ est encore dans son oreille.
Je ne peux pas m’empêcher de penser à ce qui s’est joué dans ce moment là entre l’adulte et l’enfant. Il n’est sûrement pas indifférent pour l’enfant que son jeu ait pris sens pour l’adulte qui l’observait. Que se sont-il dits à ce sujet ? Comment le grand-père a-t-il participé au jeu de la bobine ? En la ramassant sous les meubles ? Ou plutôt, c’est du moins ce que j’imagine - en ayant une présence attentive occupée à penser ce que vivait l’enfant - en accueillant la portée du langage symbolique du jeu de la bobine - et en lui en accusant réception de quelque manière.
C’est peut-être pour cela que l’enfant ne s’est fait disparaître qu’une fois. Sinon qu’en serait-il advenu ? Privé du soutien de l’attention d’un adulte bienveillant et avisé, l’enfant se serait peut-être jeté lui-même - au risque de se meurtrir, de se blesser en se tapant la tête contre quelque buffet.
Qu’est-ce que ça change que Freud ait regardé son petit-fils en étant attentif à l’expérience douloureuse qu’il vivait et qu’il tentait de lier en la symbolisant et en s’ouvrant au langage?
Qu’est-ce que ça change que nous soyons là occupés à penser dans ce séminaire ‘parole/génocide’ le fait historique principal du 20° siècle, la Shoah ?
Nous y mettons du cœur, nous y mettons nos mots, et nous acceptons que ce travail que nous faisons ensemble nous transforme.
C’est peut-être cette transformation minime mais très importante, qui est l’essentiel de l’aventure dans laquelle nous a lancés Michel Fennetaux.
Mais, notre attention à cet événement peut-elle - quelque chose - à l’histoire du monde et au risque de la répétition de nouveaux génocides ?
Laissons cette question en suspens quitte à tenter d’y répondre plus tard.
Si Freud en est venu à nous raconter l’histoire de la bobine en 1920 - c’est qu’il était interpellé - lui qui avait eu deux fils à la guerre - par quelque répétition démoniaque qu’il avait à déchiffrer : Les névroses de guerre.
Ceux qui en souffraient après la rencontre avec quelque Schreck, quelqu’effroi, quelque grenade à deux pas dont l’explosion avait déchiqueté un camarade - revivaient chaque nuit en rêve l’expérience de cet effroi avec tous les détails de l’horreur rencontrée. Et ces rêves terribles - dont on ne voit pas bien à quel principe de plaisir ils auraient pu obéir - se répétaient d’un façon diabolique.
C’est après ce constat, cette évidence - qui semblait subvertir la théorie psychanalytique dans son cœur : dans la théorie des rêves comme réalisation imagée d’un désir - qu’elle semblait contredire - que Freud nous sort de sa manche le jeu de la bobine.
Il ne nous dit pas comment s’articulent ces deux récits - celui de la bobine et celui des rêves de guerre. Il en fera le point de départ d’une très longue réflexion, mais il laisse au lecteur à choisir comment articuler ces deux morceaux - qui sont quand même un peu disparates.
Heureusement quelques dizaines de pages plus tôt (OCF.P, vol XV, p 73), il nous a rappelé – en sollicitant en nous l’expérience de l’analyse - que deux événements racontés côte à côte – presque dans le même souffle - doivent s’articuler par une relation de causalité.
Donc il faut lire ainsi : pourquoi la répétition démoniaque des névroses traumatiques de guerre ou de la route ? – Parce que le jeu de la bobine.
Ou dit autrement, parce que ces gens-là, prisonniers de leur névrose de guerre, se sont construits dans leur enfance - comme vous et moi - autour du jeu répétitif de la bobine ou d’une de ses variantes, dont l’élément le plus constant est la répétition du représentant d’une expérience pénible. Jeter et jeter encore - ce qui représente le départ de sa mère – ou sa mère, tout simplement - ou un morceau de soi ; Et se donner ainsi l’occasion de s’ouvrir au langage dans l’opposition différentielle du fort et du da .
Je vais maintenant vous parler de la VIELLE pour changer un peu.
La VIELLE est un instrument à cordes qui ressemble vaguement au violon, en beaucoup plus ventru. Les cordes sont excitées par le frottement d’une roue enduite de collodion. Une manivelle dans la main du vielleux fait tourner la roue et - à chaque tour de roue – le vielleux marque le tempo par un coup d’accélération de la manivelle. L’une de ces cordes est toujours en contact avec la roue, c’est le BOURDON. Elle émet un son continu, mais néanmoins rythmé par les coups de manivelles du vielleux.
Si le vielleux ne fait entendre que ce bourdon-là, cela devient vite ennuyeux, puis agaçant, voire franchement déplaisant.
Les autres cordes sont actionnées par un système de touches et de rappels qui les met en contact avec la roue et donc les fait sonner selon le bon plaisir du vielleux. Ça donne un air le plus souvent entraînant, et on n’entend plus le bourdon, qui pourtant demeure.
(On peut noter que le cornemuseux qui joue d’un autre instrument populaire dispose lui aussi de l’équivalent du bourdon, et que le chant populaire lui-même doit une partie de sa force à la continuité du souffle et sa joie ou sa peine à la mélodie et aux paroles qu’elle soutient)
La contrainte de répétition, la passion de l’identique, du continu ou de ce qui revient sans cesse comme un refrain ne va pas s’expliquer par la cornemuse ni par la vielle. Mais c’est une image qui m’a permis de penser, et c’est pourquoi je vous l’ai proposée
La contrainte à répéter, ce n’est pas quelque chose qui s’explique, même en fouillant le texte de Freud. Non c’est un constat. C’est quelque chose qui est là, qui se rattache directement à l’expérience clinique. Ça ne veut ni bien ni mal. Ce n’est pas opposé au principe du plaisir - ça fonctionne indépendamment de lui. C’est simplement - davantage pulsionnel, plus archaïque.
C’est comme le son continu du bourdon de la vielle rythmé par les tours de manivelle du vielleux. C’est là, ça revient. Et sur ce bourdon la vie se rythme. Et le principe de plaisir détourne pour sa cause une partie de l’énergie pulsionnelle de la contrainte de répétition.
Ce bourdon c’est aussi la succession des jours et tous les automatismes confortables dont nous ne percevons l’extrême importance que lorsqu’ils viennent à nous manquer.
Pensez par exemple au lever du matin pour aller au boulot. C’est quand cet automatisme-là nous est retiré par la retraite ou un séjour en réa que nous sentons douloureusement qu’une pulsation vitale nous manque. C’est comme si le bourdon s’était arrêté. Il manque à la vie tout d’un coup comme une respiration. C’est comme si le battement du cœur s’était permis de hoqueter. Et la joie de la mélodie du vielleux résonne à faux, privée du soutien du bourdon. Elle ressemble tout à coup aux gesticulations vaines d’un pantin désarticulé.
Répéter, pour répéter, réclamer le même, l’identique, la continuité, c’est là une exigence pulsionnelle fondamentale. Elle est fondatrice de notre sentiment d’avoir le droit d’exister, d’être soi.
C’est du temps où nous étions enfants, l’exigence de réentendre chaque soir la même histoire inventée, - mais réclamée chaque soir sans variation aucune pour pouvoir se laisser aller à la répétition du sommeil.
C’est aussi bien perceptible, me glisse une amie, dans la paix que donne la régularité du cycle menstruel et dans le trouble que démasque avec l’âge l’interruption définitive de ce cycle.
(Il est assez vain de se donner du mal pour « comprendre » le mécanisme de la contrainte de répétition. Ça plonge ses racines dans notre part animale. Les oiseaux migrateurs continuent à répéter chaque année leur voyage vers l’Afrique chaude et humide. (OCF P vol XIX, p 189) Avant le Sahara, il y a quelque cinq mille ans, l’Afrique était à portée d’aile, il suffisait de traverser la Méditerranée. Maintenant la distance à parcourir se compte en milliers de kilomètres - mais ils n’ont pas renoncé à leur rêve africain.)
Quant à la périodicité régulière des séances, elle fait partie du cadre qui rend le travail analytique possible…
Dans ma lecture de Freud, je me plais - après lui - à lire dans toutes ces répétitions vitales - une alliance, un entremêlement entre le principe de plaisir et la contrainte de répétition - le principe de plaisir canalisant à son profit une partie de l’énergie pulsionnelle de la contrainte de répétition - qui la nuance en retour d’une partie de sa couleur.
Mais il peut bien arriver que l’expression de cette contrainte de répétition prenne un tour démoniaque – lorsqu’elle se délie presque complètement de toute emprise du principe de plaisir, de tout lien langagier ou symbolique.
Pensez par exemple à ce qui a peut-être été une de vos expériences : répéter plusieurs fois, ou de nombreuses fois au cours de la vie, exactement la même connerie, à l’occasion de circonstances de hasard qui ouvrent la possibilité à ce que ça se répète et ce - non sans une certaine jouissance. On sent bien que quelque chose alors se détend en soi : Une tension pulsionnelle s’est abaissée.
- Et que le déplaisir violent engendré par les conséquences de notre connerie répétitive - nous attende au rendez-vous - n’y change rien.
Dans cette série de répétitions démoniaques, Freud nous balance comme exemple l’histoire de cette femme trois fois mariée, trois fois infirmière zélée d’un mari malade et trois fois veuve. (Il avait du culot cet homme !)
C’est seulement après quarante-sept pages d’un texte qui en compte soixante-neuf (GW), que Freud, poussant plus loin sa pensée, introduira le mot « Pulsion de mort ». Puis s’ensuivra une longue réflexion qui l’amène à considérer que le « même » vers lequel tend inexorablement la vie, c’est le retour vers ce qui existait avant, l’inanimé dans la mort.
Mais avec ce mot, « Pulsion de mort », on n’est plus dans une nomination découlant immédiatement d’un constat clinique comme la « contrainte de répétition », on est sur un autre registre, une pensée qu’il va laisser courir comme il s’y plait pendant 22 pages - pour notre richesse - et pour tenter de soumettre son intuition à l’épreuve de la raison.
Bien que j’aie eu le projet de m’arrêter là - à la 47° page du texte -, ce mot « Pulsion de mort » une fois lâché, me conduit quand même à évoquer une certaine clinique.
La transgression que constitue le fait d’endosser la blouse du médecin et d’avoir ainsi un accès au corps de l’autre qui nous est normalement interdit - cette transgression-là peut déborder le sujet.
Ceci pour tenter de jeter quelque lumière sur les répétitions dans lesquelles le médecin peut se trouver pris quand l’échec d’un traitement, d’une intervention chirurgicale - ou la mort d’un patient - démasquent tout à coup à ses yeux le risque de débordement pulsionnel auquel sa profession l’expose.
La passion de soigner n’empêche pas qu’à tort ou à raison on puisse comme médecin avoir le sentiment - d’avoir tué - celui-là qu’on s’efforçait de sauver. Il peut alors nous arriver à nous médecins – oui, je n’oublie pas que je suis médecin - de se répéter, de répéter de façon diabolique. Par exemple de dire et de redire à des malades ou à leur famille - des paroles inaudibles parce que trop violentes pour être entendues. Par exemple de continuer - de répéter - des soins entrepris pour guérir bien qu’ils ne soient plus qu’une souffrance inutile, alors que la mort a déjà gagné la partie.
Quant à nous, chacun de nous, lorsqu’un Schreck, un effroi, un traumatisme, un accident de voiture, un réveil en réanimation débordent en un instant nos possibilités de se défendre, de penser - de lier par la parole ce qui nous renverse - nous sommes désarçonnés - et la ‘contrainte de répétition’ va se montrer presque nue, désarrimée du langage. (Il se peut aussi qu’à cette occasion quelque chose de notre univers pulsionnel, habituellement bien calfeutré, se montre à nu tout à coup - et hideux à nos yeux. – Comme la face de la Gorgone.)
Nous restons scotchés à cette expérience - tandis que tourne la roue de la vielle aussi longtemps que nous vivrons. Et chaque tour de roue nous présente à nouveau le Schreck, puisque l’énergie pulsionnelle qu’il a désarrimée reste non liée et vulnérante. Mais à chaque tour de roue s’ouvre aussi l’opportunité qu’elle trouve à se lier, au moins en partie – et à s’inscrire dans un réseau signifiant.(GW 36-37)
C’est là que s’ouvre une fenêtre pour des mots - qui nommant la chose - l’inscrivant dans le réseau si dense du langage - puissent lui permettre de s’apprivoiser, de se dés-ensauvager.
Les tours de roue de la répétition ne sont pas un destin, mais une opportunité pour que nous puissions recevoir - ou offrir - l’attention et les mots qui donnent un sens - et apaiser ainsi l’effroi de l’enfant, réveillé en nous par l’expérience de l’horrible et de l’insensé.
Oui, vraiment ça change quelque chose que nous nous penchions sur l’histoire de la Shoah, que nous nous permettions de mettre des mots sur l’impensable .
- Que nous nous contraignions à parler de cette affaire, la grande affaire du vingtième siècle - contribue modestement, mais tout de même un peu - à en entraver la répétition dans ce monde, notre monde où l’on voit dans le silence ressurgir les fantômes du passé.
On y voit ressurgir des démonstrations pseudo-scientifiques de l’infériorité raciale supposée des enfants d’immigrés turcs en Allemagne.
On y voit ressurgir des pogroms meurtriers en Hongrie visant cette fois les Roms faute de Juifs (Journal Le Monde, 1°semaine de janvier 2011).
On y voit les puissants - souffler sur un feu - qui toujours couve en chacun : la haine de l’autre.
C’est toujours la même histoire, les mêmes ficelles, les mêmes clichés éculés qui se répètent, mais ça marche toujours - à preuve que l’indignation contre le traitement que la France inflige aux immigrés et aux Roms est bien trop timide pour empêcher la multiplication insensée des lieux de privation de liberté - dits centres de rétention...
Centres d’internement qui ressemblent trait pour trait aux camps de réfugiés espagnols en 1936, aux camps des réfugiés Italiens à la fin du siècle précédent… sans compter les immigrés tunisiens qu’aujourd’hui on met en garde à vue.
C’est une répétition infernale dépourvue de pensée, de parole - enfermée dans le secret et dans le déni, comme toujours - c’est la même musique !
Quelques-uns seront capables de lire ce qui - de ce présent-là - est une répétition imbécile du passé. Nous en serons capables et pourrons le dire. C’est peut-être ce que nous pouvons faire de mieux.
Ce n’est pas rien, je vous le jure ! La répétition est soluble dans les mots.
18 04 2011. Joseph Gazengel.
« josephgazengel@orange.fr »
16 Av Sébastopol
94210 St Maur des Fossés.
Ref : Sigmund Freud, Au delà du principe de plaisir, OCF P, Vol XV, pp 278-316 ;
Jacques Lacan, Le séminaire livre XI, pp 59-
Note
Vous avez peut-être remarqué qu’il m’est arrivé plusieurs fois de glisser de la psychologie individuelle à la psychologie des peuples, de la répétition individuelle aux répétitions de l’histoire, et en particulier à la répétition des génocides.
Je n’avais pas le sentiment d’être hérétique en procédant de la sorte.
Les hasards de mes lectures m’ont fait replonger dans « Actuelles sur la guerre et la mort » de Sigmund Freud et j’ai pu vérifier sans surprise qu’il glissait sans arrêt de l’individuel au collectif, ou comme il dit plus précisément dans ce texte, des individus à ce qu’il appelle les ’grands-individus’ de l’humanité, les peuples, pour les penser d’une façon non pas identique mais analogue.