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Quelques figures de la barbarie dans le travail social

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Alain Thiery

samedi 03 novembre 2007

En recevant cette demande d’article, je me suis tout d’abord demandé en quoi la question de la barbarie pouvait bien me concerner. Qu’avais-je à en dire de ma place d’éducateur ?

Au cours de mes quelques années passées à l’Aide Sociale à l’Enfance, la barbarie m’est souvent apparue dans le vif de situations d’enfants ou d’adolescents victimes du sadisme des adultes chargés de les protéger ; des actes qui laissent les victimes dans un état de désordre psychique nécessitant souvent de longues années d’accompagnement éducatif et thérapeutique.

Mais ces barbaries là constituent, au fond, le quotidien du travail éducatif, sa raison d’être, ce pour quoi l’éducateur est engagé auprès des jeunes ou des adultes qu’il accompagne. Et s’il y a quelque chose à en dire, ce ne peut être qu’au cas par cas, au regard d’histoires et de parcours toujours singuliers, qui ne supportent pas, à mon sens, de généralisation.

A bien y réfléchir pourtant, le sujet m’intéressait. Quelque chose me disait que cette question n’était pas complètement étrangère à mes préoccupations, à ma réflexion sur la pratique sociale.

Je me suis d’abord intéressé aux mots, « barbarie et altérité », pour les entendre d’emblée comme des opposés, des contraires. Prenant ainsi la liberté d’une re-formulation du thème énoncé, « barbarie ou altérité », il m’est apparu comme une évidence, que l’un n’allait pas avec l’autre ; mieux l’un allait même contre l’autre. Car si l’altérité constitue le caractère de ce qui est autre, et donc différent, la barbarie contient quant à elle, l’idée d’annulation, de suppression de cette différence.

Que l’on songe à l’histoire de l’humanité pour s’en persuader. Les exemples sont légion qui attestent que les actes de barbarie ont toujours été consécutifs du désir de certains hommes ou groupes humains d’éradiquer, de soumettre, d’exploiter leurs semblables. La barbarie apparaît donc comme un effet de la négation de l’altérité et du désir de meurtre qui l’accompagne. Elle est tentative d’abolition du sujet.

Un bref détour par l’étymologie, nous livre quelques éléments qui ne manquent pas d’intérêt.

Dans la Grèce antique, l’étranger, au langage incompréhensible, était ainsi désigné sous le terme de « barbaros », mot formé sur une « onomatopée évoquant un charabia »[1]. « Le Robert » nous apprend également que ce mot puiserait son origine dans un terme sanskrit « barbara » signifiant « qui bredouille »[2].

Cette idée de désordre, de confusion au niveau du langage, que nous enseigne l’étymologie, peut sans doute trouver quelque prolongement sur le plan de la société et de l’esprit humain.

Nos sociétés modernes sont d’ailleurs bien moins dégagées qu’il n’y paraît d’une barbarie qui, certes, s’exprime aujourd’hui sous des formes plus insidieuses, plus sournoises, mais qui n’en sont pas moins efficaces dans cette entreprise d’anéantissement de la différence et du sujet. Que l’on pense à la logique du « tout économique » qui habite la pensée néo-libérale, dans laquelle l’humain est réduit à sa qualité de consommateur, quand il n’est pas lui-même envisagé par certains comme une marchandise potentielle, à mettre sur l’étal du sacro-saint « marché », promu grand et unique organisateur de la société et des échanges.

C’est sans doute d’une grande banalité que de rappeler combien cette idéologie du « tout profit » conduit à l’exclusion de franges entières de populations humaines, et pas seulement dans les pays en voie de développement, l’actualité est là pour nous le rappeler chaque jour.

En même temps qu’elle produit de l’exclusion, cette idéologie force un mode de pensée uniformisé. Elle prépare le lit d’une société où l’humain, promis (condamné ?) à un bonheur assuré et sans limite (consommation oblige), se verrait conduit à faire l’économie d’avoir à examiner subjectivement ce qui le fait désirer.

L’homme et son désir, en tant qu’il s’incarne dans une parole et qu’il repose sur un manque qui ne peut être comblé, n’intéresse pas le marché, et pour cause.

Ainsi, peu à peu, des formes de « barbaries douces », selon l’expression de Jean-Bernard Paturet [3], gagnent tous les secteurs de la société, et le social n’est pas épargné par cette volonté de faire main basse sur le sujet désirant.

Il n’est qu’à regarder la manière dont est organisée aujourd’hui et de plus en plus, l’action sociale, par des institutions qui cherchent à catégoriser les personnes, à les ranger dans des cases, dans des dispositifs, à les orienter vers le « bon interlocuteur », capable de « répondre à leurs besoins ». Sous couvert de lutte contre les fléaux de notre société, les lois sont, quant à elles, toujours plus intrusives et/ou répressives. Elles viennent légitimer des pratiques dans lesquelles l’intimité des « usagers » est de moins en moins préservée.

Au passage, l’évolution du vocabulaire en dit long sur la façon dont le sujet se voit réduit à un statut, ici celui d’usager, de « personne qui utilise un service » donc. Nous ne sommes pas si loin de l’idée de consommation.

[1] Jean BOUFFARTIGUE, Anne-Marie DELRIEU ; « Trésors des racines Grecques ». Ed Belin Paris 1981; p. 158

[2] AlainREY (sous la direction de) « le Robert » Dictionnaire historique de la langue Française. Paris 1992.

[3] Jean-Bernard PATURET ; « De la responsabilité en éducation » . Erès. Ramonville St Agne. 2003. p.12

Ainsi, les travailleurs sociaux polyvalents de secteur par exemple, sont souvent cantonnés, à un rôle d’évaluation et d’orientation. Les tâches administratives, la rédaction de formulaires et rapports standardisés, le dépistage « anxieux » de la maltraitance…, ont pris le pas depuis des années déjà, sur l’accompagnement au « cas par cas » des personnes en difficultés. Ils doivent souvent batailler ferme pour imposer d’autres pratiques, d’autres grilles de lecture de la souffrance humaine et pour faire reconnaître leur rôle d’accompagnement auprès de sujets auxquels il ne suffit pas de prodiguer ce que Paul Fustier nomme des « dons dans le réel », qui « ne font à eux seuls qu’alimenter l’avidité »[4], mais bien d’entendre ce qui, derrière la demande brute, brutale même parfois, se dit du sujet.

Car c’est bien ici, me semble-t-il, la question de la parole qui est en jeu ; parole souvent ignorée, bafouée, par des pratiques qui visent moins à accompagner la personne sur le chemin chaotique de sa propre découverte, qu’à normaliser, insérer, formater.. des individus, des populations.

La parole n’est justement pas destinée à communiquer, comme on l’entend souvent dire, mais seulement à évoquer quelque chose de la vérité du sujet qui l’énonce, le plus souvent à son insu d’ailleurs. Cette parole, qui ne pourra jamais que « mi-dire » selon l’expression de Lacan, se trouve trop souvent ravalée à une fonction d’expression de « besoins » auxquels il convient de répondre dans la réalité, et si possible sans tarder.

Ainsi, le travail social risque fort de se laisser définir comme une activité de réponses à des questions/demandes dans lesquelles il se perdrait lui-même.

Je me souviens avoir vu des personnes venir chaque semaine, chaque mois, pendant des années parfois, avec une même demande (financière souvent) auprès de l’assistante sociale. Traitée « dans le réel », cette demande restait non entendue, et avec elle, la parole de celui qui inlassablement tentait de la déposer.

Dans cette logique implacable d’annulation du sujet, qui tambourine à la porte du travail social, la personne se voit privée de la possibilité d’énoncer une parole propre, porteuse de sens. On sait à sa place ce qui est bon pour elle, ce qui lui convient ; il faut qu’elle trouve un emploi, un logement, une formation…., il faut qu’elle se conduise en parent, en fils ou fille…., il faut qu’elle se fasse soigner, qu’elle rembourse ses dettes, qu’elle soit autonome (l’un des termes les plus galvaudés dans le secteur social)…., tout ceci selon des modèles prêt à penser, qui nient les singularités.

Ce qui échappe est consciencieusement évité. A la complexité humaine est préférée une logique de simplification manichéenne. L’inconscient est relégué au rang de mythe Freudien ringardisé, dépassé. Et je ne suis pas sûr d’être caricatural.

En commençant à réfléchir à cet article, une phrase de Pierre Legendre m’est revenu en mémoire : « Là où les humains ne supportent plus la parole, réapparaît le massacre »[5]. Le massacre en question n’est pas sans évoquer la question de la barbarie.

[4] Paul FUSTIER ; « L’enfance inadaptée. Repères pour des pratiques ». P.U.L. Lyon. 1983. p.43

[5] Pierre LEGENDRE; « La fabrique de l’homme occidental » Arte éditions. 2003. 55 pages. p 15

En effet, c’est bien lorsque la parole n’est plus possible, que risque de resurgir cette violence intrinsèquement humaine. Les actes de violence sont bien souvent, on le sait, des paroles qui n’ont pu se dire, des paroles restées « muettes », ou qui n’ont pu être entendues.

La parole humanise. En tant que telle, elle fait barrage à la barbarie. Elle remplit une fonction de séparation sans laquelle l’homme reste à jamais pris dans le chaos et la fusion, soumis à ses pulsions. Fondatrice du sujet, c’est par elle que l’humain naît à son désir. C’est donc bien par elle et avec elle, que la personne accompagnée, va pouvoir peu à peu tenter d’élaborer, de subjectiver quelque chose de son histoire, de son devenir, de son désir.

Cette parole ne peut se déployer que dans l’espace d’une rencontre, avec un autre sujet lui aussi soumis aux lois de la parole. Pour une part, cette rencontre échappe au mandat au nom duquel elle a lieu. Pour une part, elle procède d’un nouage relationnel complexe entre deux sujets humains qui ne sont pas interchangeables.

On observe pourtant fréquemment de quelle manière certaines institutions évacuent cette question du transfert. C’est le cas lorsqu’un poste de travailleur social, d’éducateur, est occupé par des professionnels qui se succèdent en chaîne et en un temps record. C’est le cas encore lorsque des considérations géographiques, de « territoire », ou de compétences institutionnelles, conduisent à des relais de « prise en charge », sans que ne soit penser les effets de ces ruptures, qui n’ont alors plus rien à voir avec un nécessaire processus de séparation.

Ainsi on agit parfois comme si la dimension professionnelle pouvait conduire à une aseptisation de la relation, laquelle se verrait alors débarrassée des « scories, [des] impuretés de l’affect que produit le lien… » [6], débarrassée en somme de l’humain et de l’inconscient.

La tentation de se « débarrasser » de cet inconscient qui échappe à la compréhension et à la maîtrise, au profit d’une conception rationnelle et scientiste de l’homme, est de plus en plus marquée. Cet évitement de l’inconscient constitue une véritable barbarie à l’encontre des personnes accompagnées par les services sociaux, éducatifs, soignants…, de France et de Navarre, en venant empêcher, barrer, toute tentative de reconnaissance de leur subjectivité. Il conduit à une déresponsabilisation massive de ces personnes, au nom d’un prétendu savoir sur l’autre et sur ce que serait son « bien ».

Alors bien sûr on pourra trouver excessif l’utilisation de ce terme, barbarie, à propos de ce qui paraît, malgré tout, bien dérisoire, au regard d’actes et de pratiques que nous savons tous les jours se perpétrer aux quatre coins du monde.

Pourtant, comment définir autrement, ce que nous observons aujourd’hui dans nos rapports avec les institutions, un secteur qui lentement se laisse gangrener par une conception marchande de son activité, où la logique de l’entreprise avec ses exigences d’efficacité, de rentabilité, d’évaluation… prend le pas sur la nécessité d’un accompagnement au cas par cas des personnes en difficultés ?

Comment qualifier autrement, les effets des pratiques que ces logiques développent, auprès des personnes accompagnées, entendues, non plus dans leur singularité, du lieu de leur subjectivité, mais bel et bien dans l’immédiateté de leurs demandes, une logique du besoin se substituant à celle du désir et de la parole qui le supporte ?

[6] Paul FUSTIER ; « Le lien d’accompagnement. Entre don et contrat salarial ». Paris. Dunod. 2000 ; p.65.

Pourtant, à mon sens, la pratique éducative, sociale, se situe résolument du côté de la parole. Elle n’a d’autre point d’ancrage. Ignorer cette « vérité » revient à renoncer à éduquer, renoncement qui constitue un acte d’abandon à l’égard de celui laissé alors en proie au chaos, à la confusion, et donc à une barbarie potentielle.

« Quand la parole est brûlée vive, l’homme ne meurt ni ne vit », dit le poète [7].

Pour finir, j’aimerai évoquer un échange avec un ami, éducateur comme moi, auquel j’avais soumis la première mouture de cet article. Il me fit remarquer judicieusement, qu’en remplaçant le " et " de « barbarie et altérité » par un " ou ",j’avais peut-être introduit là, de manière un peu rapide, une opposition qui méritait d’être regardé de plus près.

Je l’ai écrit plus haut, l’un ne va certes pas avec l’autre, la barbarie se concevant comme un effet de la négation de l’altérité. Pour autant l’homme, dans son fonctionnement psychique, ne peut pas être regardé de manière aussi manichéenne. Sans doute devons-nous prendre acte d’une réalité plus nuancée, moins tranchée, pour reconnaître en nous, une certaine co-existence « d’éléments » opposés, contraires, ambivalents, dans notre rapport au monde et à l’autre. Et la pratique sociale auprès de personnes en souffrance n’y échappe pas.

Qui peut en effet se prévaloir d’être toujours et complètement dépris d’un désir d’emprise, de maîtrise, de façonnage de l’autre ? Qui peut assurer se rendre à tous les coups disponible à l’écoute de la subjectivité, respectueux de l’altérité ? Qui peut prétendre n’être jamais traversé par une certaine idée de ce que pourrait être « le bien de l’autre » ?

Quel travailleur social, quel soignant, quel « aidant » peut ainsi s’affranchir à jamais de toute forme de barbarie dans la manière dont il se situe auprès de la personne accompagnée ?

Cette question nous travaille donc sans répit. Elle nous oblige, dans chaque rencontre, à repenser en permanence notre propre rapport à l’autre et au monde, en sachant qu’il n’y a de réponse que provisoire, temporaire, partielle. La lutte contre la barbarie qui nous habite, est un ouvrage à remettre sans cesse sur le métier, jamais achevé.

Alain THIERY

[7] Pierre LEGENDRE ; op. cit ; p.22

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