samedi 31 août 2002
La psychanalyse, dans les premiers temps de son développement, a porté des critiques très dures contre la morale sexuelle civilisée. Si en effet, c’est l’attitude morale à l’égard de la sexualité qui est responsable des névroses, l’éducation qui véhicule cette morale se trouve en devenir l’agent direct de propagation. Ainsi, la prévention des névroses serait aux mains de l’éducateur, lequel pourrait subir l’influence de l’enseignement de la psychanalyse (1).
Freud pourtant retira rapidement ses espoirs en une telle fonction prophylactique de l’éducation. Plus généralement, il posa la question de la conciliation envisageable entre les exigences égoïstes de l’individu et celles du renoncement imposé par la civilisation. Autrement dit, la question était de savoir comment concilier le développement de l’enfant vers la civilisation avec le maintien de ses capacités de bonheur.
Freud n’est ni rousseauiste, ni freinetiste, et conçoit d’emblée chez l’enfant la coexistence de courants affectifs tendres et de courants hostiles ou agressifs. Ces derniers “penchants” n’ont pas à être déracinés, il convient plutôt pour lui de les laisser dériver vers une issue socialement acceptable :
“La répression par la contrainte des pulsions puissantes par des moyens extérieurs, chez l’enfant,
n’aboutit ni à la disparition de ces pulsions, ni à leur maîtrise. Elle conduit au refoulement qui
prédispose aux maladies ultérieures.”
(2)
Comment cependant comprendre l’orientation généralement répressive de l’éducation ?
Au fond, la tâche de l’éducateur consiste à trouver le juste équilibre entre “le Charybde du laisser-faire et le Scylla de l’interdiction”. Il s’agit donc d’évaluer à chaque fois quel moindre sacrifice de plaisir peut apparaître compatible avec les nécessités de la vie sociale, sachant que le principe de plaisir a à être supplanté par le principe de réalité.
Les frustrations majeures s’opèrent dans le domaine de la sexualité, mais Freud fait remarquer qu’une liberté sexuelle illimitée accordée dès la naissance ne conduirait pas à un meilleur résultat. C’est que la satisfaction facile tue le désir, que les obstacles font croître :
“Il faut un obstacle pour faire monter la libido, et là où les résistances naturelles à la satisfaction ne
suffisent pas, les hommes en ont, de tout temps, introduit de conventionnelles pour pouvoir jouir de
l’amour”
.(3)
Cet interdit, qui est la condition du désir, ne fait, pour la psychanalyse, qu’un avec celui qui frappe l’inceste. La prohibition de l’inceste trace en effet la ligne de démarcation entre animalité et humanité, et débouche sur la constitution des lois sociales. C’est aussi ce qui fait du désir une dimension spécifiquement humaine.
Non seulement l’interdit ne s’oppose pas au désir, mais celui-ci ne se supporte que de la Loi, c’est à dire d’un système de règles symboliques qui barre définitivement l’accès à une jouissance primordiale.
Dans ces conditions, la conciliation entre les exigences de la civilisation et les revendications des pulsions apparaît tout à fait impossible, elle n’a lieu qu’au prix de la constitution d’une catégorie originale, celle du désir. Et précisément, l’éducation que prône Freud est une éducation à la “réalité”, consistant à amener l’enfant à tenir compte de la réalité extérieure, mais aussi de la réalité psychique, c’est à dire de la réalité du désir.
Mais Freud introduit progressivement un nouveau dualisme, entre pulsions sexuelles et pulsions du Moi, ce qui apporte des éléments nouveaux dont il enrichit sa conception de l’éducation. Seul le Moi deviendrait éducable, alors même que les pulsions sexuelles resteraient rétives à toute influence extérieure.
L’éducation vient alors préserver l’enfant de l’affrontement brutal avec l’existence.
Les mesures éducatives le conduisent à supporter une certaine dose de déplaisir, par renoncement aux satisfactions pulsionnelles immédiates, en vue d’obtenir un autre plaisir. La récompense en est l’amour, qui est lui-même une composante des pulsions sexuelles. On renoncerait donc à satisfaire certaines pulsions sexuelles pour conserver le bénéfice d’autres satisfactions, également libidinales, mais favorisant les pulsions du Moi :
“ On ne tardera pas à constater qu’être aimé est un avantage auquel on peut et on doit sacrifier
beaucoup d’autres”
(4).
La crainte de perdre l’amour est un puissant moteur éducatif, dans la mesure où elle représente de surcroît la garantie d’être protégé du monde extérieur, ce qui va dans le sens des pulsions du Moi.
Si le but de l’éducation est l’adaptation de l’enfant à la réalité matérielle et sociale, il paraît relever davantage de la psychologie, ou du traitement analytique, de le conduire à la reconnaissance de cet autre réalité que sont les désirs. C’est en effet ce qui sera conseillé en cas d’apparition d’une souffrance chez l’enfant, ou à l’occasion de la survenue de symptômes. Mais il reste que, plus généralement, c’est à l’éducateur que revient la mission de sensibiliser l’enfant au monde intérieur de ses désirs. Un écueil se présente pourtant aussitôt : la propre amnésie infantile de l’éducateur, c’est à dire le refoulement de sa propre sexualité infantile, peut l’empêcher d’en reconnaître les manifestations chez les enfants dont il s’occupe.
Si l’éducateur refoule individuellement la part infantile de sa sexualité, nous avons vu cependant que la civilisation elle-même, et par delà toute pratique éducative, ont partie liée au refoulement. C’est sur un premier refoulement que s’est édifiée la civilisation, et l’humanité est contrainte de le répéter de génération en génération (5). Ce refoulement primordial est indissolublement lié pour Freud à la prohibition de l’inceste, mais aussi au mythe du Père Primitif, qu’il commente et développe largement dans son oeuvre (cf.: “Totem et Tabou”).
Toutefois, il est vrai que l’inconscient des éducateurs peut être considéré comme plus déterminant pour le développement de l’enfant que l’action éducative programmée. Une part essentielle du processus éducatif échappe ainsi à la maîtrise des éducateurs, dans la mesure où ils sont régis , jusque dans leur vocation professionnelle, par des motivations inconscientes.
C’est là sans doute ce qui pourrait justifier le voeu de Freud que les éducateurs reçoivent une formation analytique personnelle. Freud soutient en effet que parents et éducateurs se conforment aux prescriptions de leur propre Surmoi dans l’éducation qu’ils donnent aux enfants :
“ Ils ont oublié les difficultés de leur propre enfance et sont satisfaits de pouvoir maintenant
s’identifier à leurs parents à eux, à ceux qui leur avaient autrefois imposé de dures restrictions. Le
Surmoi de l’enfant ne se forme donc pas à l’image des parents, mais bien à l’image du Surmoi de
ceux-ci [....]”
(6).
Or, le Surmoi étant l’héritier du Complexe d’Oedipe, la manière dont parents et éducateurs ont vécu leur propre complexe n’est jamais sans effets sur les modalités de la traversée de celui-ci par leur enfant. Le Complexe d’Oedipe est bien la pierre d’achoppement de toute entreprise éducative. Les désirs et fantasmes des adultes tutélaires pèsent de tout leur poids dans la pratique éducative. Et de fait, on retrouve souvent derrière les sévérités éducatives l’existence d’une revanche sur celles subies dans l’enfance par l’éducateur lui-même.
L’éducation, au sens classique, doit viser l’adaptation du sujet à la réalité prise au sens de l’environnement, ce qui chez l’homme renvoie au contexte social. Or, ces valeurs de la civilisation reposent pour Freud sur des illusions. Nulle harmonie de l’homme et du monde n’apparaît pour lui réalisable. Il insiste bien au contraire sur l’impossibilité pour l’homme de se satisfaire. L’éducation vers la “réalité” qu’il propose désigne la nécessité d’une accommodation progressive à un Réel discordant, en fait à l’impossible conjonction de nos désirs et de notre bien-être. Freud cherche à substituer une éthique fondée sur la reconnaissance d’une réalité psychique à l’éthique traditionnelle liée à un idéal, purement imaginaire donc (7).
Mais il n’empêche que l’homme ne peut échapper au renoncement pulsionnel, et que celui-ci doit être imposé du dehors. Une éducation sans interdits n’entraînerait sûrement pas un surcroît de jouissance. Le désir lui-même ne trouverait pas de place pour son déploiement, et le sujet serait en perpétuels conflits avec le monde extérieur.
Il existe toutefois un parallélisme frappant entre la démarche de l’éducateur et
celle de l’analyste : si le premier vise à ce que l’éduqué parvienne à surmonter le déplaisir résultant de la frustration des pulsions (sexuelles essentiellement), le second veille à ce que l’analysé surmonte le déplaisir qui émane de son idéal narcissique lorsqu’il doit faire face à la vérité, c’est à dire à la réalité de ses désirs inconscients (8). Mais l’analyse ne saurait être un substitut de
l’éducation.
Freud laisse par ailleurs entendre qu’une éducation achevée doit permettre le dépassement de la dépendance du sujet vis à vis des figures parentales. Ce processus suppose toutefois le propre effacement des parents ou éducateurs comme figures idéales. Lorsque la démarche éducative échoue, c’est que bien souvent le cheminement du sujet n’a pas pu aller jusqu’à un décrochage, ou à un deuil, de figures parentales fortes, vécues comme celles de maîtres idéalisés. C’est que la dissolution du Complexe d’Oedipe n’a pas pu s’opérer, ce qui laisse le sujet dans l’ornière de toute “servitude volontaire” par rapport à tous les pouvoirs totalitaires.
Lorsqu’un ratage advient dans le milieu familial, l’éducation spécialisée propose un
support orthopédique momentané à l’enfant. C’est ce qui fait préciser à August Aichorn, dans son ouvrage “Jeunesse à l’abandon”(9), la fonction de l’éducateur :
Que pouvons-nous donc conclure à partir de tous ces éléments, sur la nature de l’éducation ?
Il est clair qu’elle correspond à une acculturation de l’enfant. L’enfant a à se prendre dans l’ensemble des règles sociales qui prévalent à un moment donné dans la culture. Ces règles sont censées réguler au mieux les rapports sociaux, autoriser des échanges autour du travail, de la création, et de la perpétuation de l’espèce (qui n’est pas naturelle chez l’homme).
(1) C. Millot, Freud anti-pédagogue, Navarin, p. 11
(2) S. Freud, Standard Edition XIII, p. 189-190
(3) S. Freud, La vie sexuelle, PUF, p. 63
(4)S. Freud, S.E. XIV, p. 282
(5)C. Millot, ibidem, p. 73
(6)S. Freud, Nouvelles conférences de psychanalyse, Gallimard, p. 90-91
(7)C. Millot, ibidem, p. 110
(8)C. Millot, ibidem, p. 140
(9)A. Aichorn, Jeunesse à l’abandon, Nouvelle traduction Jeunes en souffrance, Ed. du champ ssocial 2000
(10)A. Freud, Initiation à la psychanalyse pour éducateurs, Navarin, p.72
Ce texte, ainsi que d'autres sur le même thème, figure à cette adresse :http://www.psyfreud.com