mardi 18 mai 2010
QUAND LES ADOLESCENTS S'EXPRIMENT,
QU'EN FAIT-ON? PLACE DES ADULTES 1
Le titre proposé par l’Association APARSA pour cette soirée évoque deux séries de questions que je vais tenter de développer dans l’ordre : Quand les adolescents s'expriment-ils? Comment? Qu'est-ce que s'exprimer ? Et ensuite en tant qu’adultes, qu’en fait-on ?
I- Quand les adolescents s’expriment.
Commençons par baliser le chemin à partir d’un mode d’expression très présent à l’adolescence : la poésie. Blaise Cendrars dans La prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France , publié en 1913, revient sur un moment de son adolescence. Né à la Chaudefond en Suisse, à 15 ans il s’échappe de chez ses parents et par pour la Russie. Il tombe en plein milieu du désastre qui précède la Révolution de 1917 : massacres de la place Rouge en 1905, misère du peuple, désorganisation sociale etc Il prend un train qui traverse toute la Siberie. C’est cette épopée qui qu’il célèbre quelques années plus tard. Le manuscrit que l’on peut consulter à la Bibliothèque Saint Geneviève à paris, se présente comme un rouleau très long, d’un côté le poème déploie ses volutes en traversant divers typographie, et en regard Sonia Delaunay a peint ses arabesques.
En ce temps-là, j'étais en mon adolescence
J'avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance
J'étais à 16.000 lieues du lieu de ma naissance
J'étais à Moscou dans la ville des mille et trois clochers et des sept gares
Et je n'avais pas assez des sept gares et des mille et trois tours
Car mon adolescence était si ardente et si folle
Que mon coeur tour à tour brûlait comme le temple d'Ephèse ou comme la Place Rouge de Moscou quand le soleil se couche.
Et mes yeux éclairaient des voies anciennes.
Et j'étais déjà si mauvais poète
Que je ne savais pas aller jusqu'au bout.
C’est le tout début de ce poème très long de Cendrars. Tout y est dit:
sur l'urgence, la flambée pulsionnelle de l'adolescent (« mon adolescence… si ardente si folle »), mais aussi le choc de l'incomplétude (« J'étais déjà si mauvais poète... »).
- L'urgence de vivre. Les ados larguent les amarres. Après le temps de latence vécu en famille, ils échappent, ils s’échappent. Ils jouent leur partie en dehors du cercle familial. Ils expriment avant tout qu'ils s'appartiennent comme sujet. Ils cherchent leurs marques parmi les autres.
- L'incomplétude, ce que les psy nomment « castration », le manque, l'incertitude sur ce qu'ils sont, sur ce qu'ils veulent... Comme me le disait récemment une jeune dans mon cabinet : j’ai beau parler, c’est jamais ça !
Mais la grande question à l’adolescence, c'est la rencontre de l'autre dans son propre corps. C’est Cendrars qui rencontre Jehanne dans le Transsibérien. Notons que les psychanalystes plutôt que d’employer le terme assez flou d’adolescent préfèrent parler de puberté. C’est de cette façon que Freud dans ses Trois essais sur la théorie de la sexualité aborde la question. Le concept d’adolescence revêt un caractère élastique lié à son usage social tout au long de l’histoire. Si l’étymologie fait de l’ adulescens un être en train de grandir, à partir de quel âge et jusqu’à quel âge commence et se poursuit le processus ? Selon les moments de l’histoire on peut découvrir une fourchette assez large puisqu’elle est déterminée par deux bornes : l’âge de l’entrée dans l’appareil de production (mise sur le marché du travail) et celui de l’entrée dans l’appareil de reproduction, ce que l’on nomme la « nubilité », c’est à dire l’âge, au-delà de la possibilité biologique d’engendrer, auquel une société donnée l’autorise. Cet étalement va de 12 ans au moyen-âge jusqu'à des « Tanguy » de 30 ans et plus aujourd’hui où le chômage fait rage et donc où l’âge de l’enfantement est repoussé d’autant.
Le terme plus précis de puberté met l'accent sur un corps qui se transforme et avec lequel le désir est réalisable. Avant il y a des fantasmes : se marier avec sa mère pour les garçons ; faire un enfant à son père pour les filles etc. Fantasmes, car il n’y a pas… les outils. La puberté met le sujet face à une réalisation possible. Il s’agit d’une transformation physiologique, mais aussi psychique. L'habitant de ce corps qui se transforme ne sait plus trop comment faire avec, ça l'encombre. L'adolescent est habité par deux questions: qui suis-je? Que puis-je faire dans ce corps-là pour m'exprimer?
Chez les filles ce passage est marqué par les règles, la pousse des seins... Elles vont jouer surtout le donner à voir, provoquer le regard de l’autre pour que leur revienne l'envers de la question : qui dis-tu que je suis? L’usage parfois provoquant de l'habillement (soutien-gorge, string, voile etc) participe de cette interpellation d’autrui. C’est un jeu du montré-caché que l’on connaît bien dans ce passage de fille à femme et qui n’a rien de nouveau. Les filles passent beaucoup de temps aussi à rêver sur des photos de stars, à se mettre en scène. La découverte de la féminité se fait en offrant son corps paré, mais énigmatique, au regard d'autrui.
Chez les garçons les premières érections, la possibilité d'émission de sperme, la mue de la voix, la pousse des poils ... modifient sérieusement leur relation à eux-mêmes et aux autres. Mais il semble qu’ils soient plus dans la tchatche, le donner à entendre.
Mais la grande question - j’y reviens - et on l'oublie trop souvent, c'est la rencontre dans son propre corps du corps de l'autre. Ici s'ouvrent les embrouilles, embrouilles avec autrui et embrouilles avec soi-même. L’avènement de la sexualité c’est embrouilles à tous les étages.
Voici ce qu’en dit un poète d’aujourd’hui, le slameur Grand corps malade.
Le corps humain est un royaume où chaque organe veut être roi
Il ya chez l’homme trois leaders qui essaient d’imposer leur loi
Cette lutte interne permanente est la plus grosse source d’embrouille
Elle oppose depuis toujours la tête, le cœur et les couilles…
C’est à cause de ce combat qui s’agite dans notre corps
La tête, le cœur et les couilles discutent mais ils sont jamais d’accord.
Comment faire avec cette embrouille? Filles et garçons se montent le bourrichon pour trouver chaussure à leur pied. Ils rêvent.
Lacan dans un commentaire de l’ Eveil du printemps , une pièce de Wedekind consacrée à l’adolescence, dit « S'ils ne rêvaient pas, les garçons, comment pourraient-ils faire l'amour avec les filles ? ». Le fantasme dans sa mise en scène du désir est souverain.
Mais un jour ils passent aux travaux pratiques. Et là patatras: on a beau s'emmancher les uns dans les autres, ça ne fait pas rapport sexuel. Le sexuel produit avant tout de la différence, non seulement d’un sexe à l’autre, mais dans toute relation humaine. Du fait de l'appareillage au langage, l'être humain vit une impossibilité liée au sexe. Le mot sexe a d’ailleurs la même origine que section, sécateur, sécante. Le sexe fait coupure. C'est donc ce qui nous sépare dans une tentative impossible d'union. Il n' y a pas dans le corps d'autrui ce qui pourrait me combler. Comme disent les jeunes: ça ne le fait pas. Les adolescents prennent cette question en pleine poire, ils le réalisent dans leur propre corps, ils en font l'épreuve. Alors ils réagissent. Ils s'expriment sur ce choc du réel, ils font sortir la pression, ils produisent de l’ex-pression:
- en intervenant directement sur leur corps qui les fait souffrir: tatouage, piercing, scarifications; mais aussi vagabondage, errance.
- en jetant leur corps dans de conduites à risque. Alcool, drogues, rapports sexuels non protégés, etc Pratique d’ordalie où, tels les chevaliers du moyen-âge, si l’on en réchappe c’est qu’on est élu de Dieu, de l’Autre, de la vie…
- en se coulant dans une bande ou dans le même registre, en confiant leur corps et leurs questions aux réponses extrémistes religieuses ou politiques ;
- mais aussi, et heureusement, en se lançant à corps perdu dans l'art et la création : rythmes primaires du rap; journal intime;
- plus généralement, les adolescents tentent d'apprivoiser cet impossible du rapport sexuel en l'appareillant aux ressources de la langue. Ils jubilent de la langue : verlan, parlers de quartier etc
Voilà d'où l'expression des adolescents prend sa source: apprendre à faire avec l'inconnu, l'irreprésentable.
Se pose la question de les accueillir et de les accompagner, en tant qu’adultes, dans ce cheminement. Il n’est pas sûr que le pendant d’ adulescens (en train de grandir) à savoir adultus (qui a fini de grandir) soit toujours vérifié en la matière. La différence des termes impose cependant une différence des places, donc de génération, et c’est tout l’enjeu que de soutenir cette différence.
En guise de transition, pour approcher la question de cet enjeu, j’aimerai conter une anecdote qui montre comment des adolescents peuvent aborder cette différence. Un groupe de jeunes rappeurs, sachant que je m’intéresse à la poésie sont venus me trouver pour que je leur explique comment était fabriquée la versification classique, notamment l’alexandrin. Ces jeunes gens ont quitté l’école depuis belle lurette, mais font si j’ose dire, l’école buissonnière en fréquentant des chemins de traverse. Mais intuitivement ils ont bien repéré que le vers classique obéit à des règles précises qu’il leur importe d’apprendre pour les mettre en œuvre dans leurs compositions. Je leur ai récité le début d’ Athalie de Racine :
Oui, je viens dans son temple adorer l’Eternel,
Je viens selon l’usage antique et solennel,
Célébrer avec vous la fameuse journée
Où sur le Mont Sinaï la loi nous fut donnée.
Ces jeunes ont compris tout de suite quelles ressources ils pouvaient tirer de cette mécanique rythmique réglée comme une horloge. L’alexandrin se découpe en deux séquences avec un respiration (césure) à l’hémistiche du sixième pied, puis la fin du vers va croiser des rimes masculines et féminines etc
Je tirerai deux leçons de cette anecdote. Il s’agit d’abord de ne pas se dérober en tant qu’adulte à la demande des adolescents, fut-elle étrange et étonnante. D’autre part c’est cette demande qui instaure un transfert, où un sujet, en supposant un savoir à autrui, peut, à condition d’y être soutenu, accepter de ne pas savoir, donc d’apprendre.
II- Qu'en fait-on? Place des adultes.
Pour en faire quelque chose encore faut-il faire le pari que ça veut dire quelque chose, ces modes d'expression des adolescents qui parfois nous troublent et nous dérangent. Faire le pari que malgré les apparences, (et parfois les appâts rances!) ils veulent nous dire quelque chose. Même dans des formes d'expression extrêmes, tels le mutisme ou l'agressivité, voire le passage à l'acte. J’ai beaucoup réfléchi, il y a quelques années, suite à un événement tragique qui s’est produit à Littelton, une bourgade du Colorado aux USA. Deux adolescents sont arrivés un jour à l’école armées jusqu’aux dents et ont massacré une quinzaine de leurs camarades et professeurs. Dans les jours qui suivirent cette tuerie les responsables politiques comme Bill Clinton ou scientifiques comme le Président de l’Association internationale de psychiatrie, y allèrent tous du même couplet explicatif : c’est les armes en vente libre qui sont responsables. Outre la façon très choquante de déresponsabiliser ces jeunes sujets de leur acte, avouons que l’explication passe-partout s’avère très faible. Je me suis donc intéressé à ces jeunes gens. J’ai appris par diverses sources qu’ils avaient créé deux sites Internet sur lesquels l’on pouvait lire des phrases comme : « il y a trop de pression, ça ne peut plus durer, c’est trop dur, il faut que ça pète. » Notons que ce « trop de pression » indique de façon assez juste ce que Freud entend par « pulsion », concept qu’il invente en 1905, justement dans ses Trois essais cités plus haut. D’autre part ces jeunes gens mettaient en scène ce « trop de pression » dans des provocations auxquelles nul, ni parent, ni professeur n’a apporté de répondant. Ils se grimaient et se présentaient accoutrés en nazis au collège, sans que les professeurs ne s’y opposent ; ils commandèrent par correspondance l’arsenal qui leur servit au massacre, sans que leurs parents ne s’en inquiètent etc. L’idéologie de la liberté d’expression à tous crins a bon dos ! C’est donc à une véritable démission des adultes que l’on assiste. Faute de trouver sur leur chemin une limite qui fasse dérive, ce « trop de pression » a trouvé sa voie d’ex-pression la plus extrême. Ce qui avait beaucoup choqué les journalistes, c’est que pendant qu’il commettaient ce massacre ils riaient, avant de se suicider. Paradoxalement le passage à l’acte produit un apaisement de la tension imposée au corps par la pulsion.
A l’adolescence, ces manifestations, heureusement pas toujours aussi extrêmes, font symptômes. Mais il ne s'agit pas de les éradiquer, de les faire taire à coup de rééducation ou de médication (pensons aux ravages de la ritaline) car le symptôme fait signe d'un sujet et non d’un dysfonctionnement. C'est une signature. Le symptôme est un bricolage qu'opère chaque sujet pour supporter l'inconvénient d'être un homme. C’est à dire d’avoir à se plier aux lois du vivre ensemble, sans perdre sa spécificité.
Et il revient bien au statut d’adulte à la fois d’accueillir ces manifestations, tout en en favorisant des modes d’expression socialement acceptable. C’est ce double mouvement, à la fois d’accueil et d’orientation, qu’il revient légitimement aux adultes de soutenir. A stigmatiser les adolescents dans leurs productions dites « violentes », contre autrui ou contre eux-mêmes, on oublie un peu vite qu’il s’agit là avant tout de tentatives, dramatiques, tragiques, inquiétantes, hors norme, agressives, hors sens… de s’exprimer. Nous avons à tenir compte, praticiens de l’intervention sociale, thérapeutes ou tout simplement parents, de cette tentative singulière. Une telle hypothèse ouvre la clinique avec les adolescents vers l'accueil de ces « paroles monstres », de ces « mots gelés » comme le dit si bien François Rabelais dans le Quart Livre . Paroles sans mots, paroles d’avant les mots, histoires sans paroles... Paroles écrites à l'encre sympathique (pas toujours) qu'il s'agit de réchauffer, pour les rendre lisibles, à la chaleur de la relation humaine. Dans ces mises en acte les adolescents cherchent leur voie. Aux interlocuteurs que nous sommes, dans le travail social, thérapeutique ou comme parents, de se proposer comme lieux d’adresse de cette tentative, pour qu’ils puissent explorer des chemins fréquentables et supportables pour eux-mêmes et leur environnement. Bref comme tout un chacun, les adolescents cherchent à qui parler, encore faut-il leur prêter l’oreille !
Il s'agit, même si dans un premier temps on n'y comprend rien, de créer des lieux d'accueil de ces bricolages où ils puissent, à leur demande, les déposer et les faire reconnaître. Puis d'inventer ensemble les processus de traduction, les codes etc C’est souvent au détour des petits riens du quotidien que les adolescents lâchent ce qu’ils ont à dire, quand on s’y attend le moins, quand on cesse la tyrannie de la curiosité ou du contrôle, quand on fait confiance, là aussi, à la rencontre, quand, comme le disait Héraclite d’Ephèse, on sait « attendre l’inattendu ». D’où une posture nécessaire chez les adultes de lâcher prise, ce qui ne veut nullement dire démission, mais plutôt à l’écart. Une posture dans laquelle il s’agit d’être à ses propres affaires d’adulte, investi dans des désirs et des projets, qui nous soient propres. Bref il s’agit de leur « ficher la paix », expression que les adolescents renvoient souvent aux adultes trop prégnants, mais sans les laisser en plan. C’est tout l’art de l’adulte que de se situer à la bonne distance : ni dans le collage, ni dans la froideur.
Pour soutenir cette approche en tant qu’adultes, il y a tout intérêt à se laver préalablement de ses présupposés et de la pression sécuritaire qui poussent à mettre en cage les expressions des ados. Relativiser les discours alarmistes sur la jeunesse, du style: « c'était mieux avant », « de mon temps… », me paraît une entreprise de salubrité publique.
Depuis tout temps toute société a eu peur de sa jeunesse. Allons nous continuer ainsi, versant dans la barbarie la plus rétrograde, là où les mœurs et la vie en société modernes exigent des inventions de civilisés ? Jugez-en plutôt : voici quelques citations parmi d’autres :
- Notre jeunesse est mal élevée, elle se moque de l’autorité et n’a aucune espèce de respect pour les anciens. Nos enfants d’aujourd’hui ne se lèvent pas quand un vieillard entre dans une pièce, ils répondent à leurs parents et bavardent au lieu de travailler. Ils sont tout simplement mauvais.
- Je n’ai plus aucun espoir pour l’avenir de notre pays, si la jeunesse d’aujourd’hui prend le commandement demain, parce que cette jeunesse est insupportable, sans retenue, simplement terrible.
- Notre monde a atteint un stade critique. Les enfants n’écoutent plus leurs parents. La fin du monde ne peut être loin.
- Cette jeunesse est pourrie depuis le fond du cœur. Les jeunes gens sont malfaisants et paresseux. Ils ne seront jamais comme la jeunesse d’autrefois. Ceux d’aujourd’hui ne seront pas capables de maintenir notre culture.
Propos d’actualité. Or la première citation est de Socrate (470-399 av. J.-C.) ; la seconde d’Hésiode (720 av. J.-C.) ; la troisième d’un prêtre égyptien (2000 ans avant J.-C.) ; la quatrième date de plus de 3000 ans, elle a été découverte sur une poterie d’argile dans les ruines de Babylone…
Ainsi pour tenir la position, il y a lieu de se méfier comme de la peste de la stigmatisation, de la pathologisation, de la ségrégation, que tout jugement hâtif (ils sont fous, on n’y comprend rien…) ne peut qu’engendrer. Si l'on tient ce cap d'une adresse un peu désencombrée de préjugés, ce n'est pas pour autant un dépotoir: on peut avoir pour perspective d'inciter les adolescents à s'exprimer autrement qu’en faisant du bruit, de façon socialement acceptable et entendable : l'art, la politique, le sport, l'amour, l'apprentissage des savoirs et des savoir-faire etc C'est à dire d'en passer par les lois du vivre ensemble. Ce que Freud désigne sous le terme de culture en précisant que « La culture désigne la somme totale des réalisations et dispositifs par lesquels notre vie s’éloigne de celle de nos ancêtres animaux et qui servent à deux fins : la protection de l’homme contre la nature et la réglementation des hommes entre eux ( Malaise dans la civilisation ). Par exemple plutôt que de brûler les voitures des voisins dans certains quartiers nous pourrions essayer, en tant qu’adultes, de les inviter à des modes de révolte et de revendication politiques argumentés et adressés au bon endroit. Encore faudrait-il avoir un minimum de conscience de ce qu’est le combat politique.
La place des adultes se déplie ainsi sur deux versants: adresse, mais aussi passeurs. Passeurs des lois qui régulent la vie collective. Car à la castration, comme disent les psys, nul n’échappe. Comment transmettre cette dimension humanisante du désir au détour de la loi ? Pourquoi des parents sont-ils à ce point perdus aujourd’hui, qu’ils n’osent plus faire preuve d’autorité pour imposer des limites à leurs enfants. Pourquoi tant de parents se dérobent-ils à cette transmission que Françoise Dolto se plaisait à nommer : castration symboligène ?
Une difficulté surgit du fait de la structure actuelle de notre société capitaliste. Une difficulté qui est venue subvertir ce qui constituait jusque là le socle des valeurs auxquelles les adultes pouvaient se référer pour légitimer leur position d’autorité. La seule valeur dominante, c’est la valeur marchande ! En effet, là où dans le rapport à autrui il y a un impossible - Freud parle ainsi de trois métiers impossibles : éduquer, gouverner, soigner-, la société capitaliste à inventé la commercialisation des objets et le discours publicitaire qui lui correspond, pour appareiller tous les orifices corporels à la consommation. Patrick Lelay, l’ancien Président de TF1 l’a énoncé clairement : la télévision sert à rendre disponibles des tranches de cerveau pour la publicité. Les yeux sont tenus en laisse par les images qui envahissent le champ du regard. Un idéal de transparence, que rien n’échappe à l’œil du maître, gagne petit à petit toutes les dimensions du lien social : caméras de vidéosurveillance, téléphones portables, contrôles tatillons etc. Big Brother, que Georges Orwell inventa dans ce roman d’une actualité brûlante, 1984 , est bien parmi nous, et à un degré qu’il ne pouvait même pas imaginer. La télé, on pense la regarder, en fait elle nous a à l’œil. Gérard Wajcman dans un ouvrage qu’il vient de publier, L’œil absolu , parle d’une mutation sans précédent dans l’histoire.
Les oreilles sont appareillées à des sons venus de partout (baladeurs, MP3 musiques d’ambiance dans les magasins, les restaurants etc). La pulsion orale trouve son appareillage chez Mac Do et la malbouffe. La pulsion anale produit une désorganisation des relations à l'argent: en creusant un fossé entre riches et pauvres, capitaliste et superendettés.
Surgit ici une grande question : comment sortir les adolescents de ces sirènes infernales de la consommation qui excitent la pulsion, alors qu'en tant qu'adultes nous y sommes aussi aliénés? Comment les soutenir dans des modes d'expression socio-culturels qui permettent la création, l’invention, le partage, le vivre ensemble ? Si en tant qu’adultes nous ne faisons pas un mur de résistance à cette aliénation généralisée qui nous transforme peu à peu en marchandises, comment nos enfants pourront-ils eux-mêmes résister et trouver leur place de sujet dans ce terreau, cette maison des hommes que l’on nomme : culture.
Accueillir l'expression des adolescents passe donc par un combat politique pour ouvrir un champ social où l'on puisse se rencontrer, autrement que branchés sur les gadgets industriels de la consommation à outrance. En cela un certain nombre d'adolescents, en résistant par leur modes d’expression, nous ouvrent des voies nouvelles: allons à leur école.
Joseph ROUZEL, psychanalyste, directeur de l’Institut Européen Psychanalyse et Travail Social (PSYCHASOC)
www.psychasoc.com
Texte présenté lors d’une conférence à l’invitation de l’association APARSA de Montpellier le 10 mai. Intervenait également Jean-Bernard Paturet.