dimanche 16 juillet 2006
Récemment j’ai fréquenté assidûment les congrès de dentistes. Le dernier en question portait comme énoncé cette question fondamentale : le dentiste a-t-il un sexe ? Je me suis rendu compte, non sans surprise, que chaque congrès réunissait des membres de même obédience. N’étant moi-même attaché à aucune, je n’ai pu qu’éprouver l’étrangeté de ma position. Mais cela m’a permis quelques observations précieuses. Il y a plusieurs obédiences - on s’y perd -, donc plusieurs congrès, dont certains se tiennent en même temps, pour faire concurrence. On ne fréquente que le congrès et les membres de sa propre obédience. C’est important. Si quelque dentiste venait à s’égarer dans le congrès d’une autre obédience, comme je l’ai pu faire, quoique non-aligné, il serait perdu et se ferait repérer rapidement, puisqu’il existe pour chaque obédience une langue particulière, dont on s’imbibe en ne lisant que les articles et les ouvrages des collègues de la même confrérie. Chaque obédience dentistique a développé tout un réseau de revues à l’usage de ses membres : vu la prolifération, ils ne risquent pas de s’éparpiller ailleurs, ne serait-ce que parce qu’il ne disposent pas d’assez de temps pour consulter d’autres sources : ils sont tenus ! Dans chaque obédience on se reconnaît entre soi, à partir de signes distinctifs très codés. ça va du slogan (par exemple le bien connu: « la dentisterie est structurée comme un langage »), à un signe vestimentaire ou comportemental d’appartenance (fumer un cigare tordu par exemple). On se nomme à des grades hiérarchiques entre soi, à condition de produire un témoignage, genre témoignage chrétien, de soumission au chef, occasion pour les impétrants, de mettre en avant leur bonne assimilation de la langue comme-une. Evidemment on ignore royalement les autres confréries d’autres obédiences, quand carrément, on ne les insulte pas ou quand on ne crache pas dessus. Récemment devant le constat de cet état de fait déplorable certains se sont regroupés en « inter-associatif » pour se donner de l’air. Mais très rapidement, ça s’est refermé en intra et l’air a moisi. On a assisté à la naissance d’une nouvelle obédience, avec son congrès, sa langue (de boa), ses publications, ses membres, ses gradés, ses chefferies etc
Le Ministère un peu affolé devant le désordre a émis une propossiton de loi visant à contrôler s’il n’y avait pas des charlatans dans la corporation, les usagers n’y retrouvant pas leurs petits. Par souci de santé publique des consultants officiellement, mais en fait pour mettre tout le monde au pas. Et là une de fois de plus, où peut-être il s’agissait de faire front commun, d’affirmer haut et fort les valeurs communes d’une profession honorable, au-delà des divergences de vue, chaque obédience s’est avancée en ordre dispersé. Les uns ont applaudi des deux mains à la proposition du ministre de déposer en préfecture des listes d’intervenants patentés ; d’autres ont reculé dans un silence méprisant ; d’autres encore pour faire nombre dans les manifs qu’ils ont menées afin d’alerter l’opinion publique, on fait bloc de revendication en s’associant avec les plombiers zingueurs (ça n’a rien à voir, mais ça fait du chiffre, 500 selon les manifestants, 50 selon la police…)
Devant la baisse de fréquentation de la clientèle à Paris et en province, des petits malins appartenant à l’obédience anti-obédience ont ouvert des consultations gratuites, sur le mode bien connu de « demain on rase gratis ». Evidemment des personnes parmi les plus pauvres, dans la panade, érémistes, chômeurs, zonards, voyant là une ouverture pour se faire soigner, s’y sont précipité, tête baissée. Vous me direz ils auraient mieux fait de la relever et d’y regarder à deux fois. Arrivés au lieu de consultation ils en ont été pour leurs frais : ll s’agit juste de gares de triage, où opérent des rabatteurs chargés d’orienter le client vers des confrères de la même obédience, qui eux annoncent le prix sonnant et trébuchant.
Certains pour se donner du poids se sont constitués en Association Mondiale. Le problème c’est que chaque obédience a déclaré la sienne. On a alors assisté à la mondialisation de cette belle science inventée par un petit médecin juif de la fin du XXéme. Invention géniale fondée sur la rupture épistémologique avec la dentisterie de l’ancien temps, à savoir qu’en matière de dents, il ne fallait pas se fier aux apparences (appâts-rances, précisait l’inventeur) : il existe une dimension cachée, voire même inconsciente, avec laquelle opère le praticien.
Aie, aie, aie. Je m’aperçois que j’ai fait une grave erreur. Il ne faut pas lire « dentiste », c’est sans doute un lapsus qui m’a échappé, mais « psychanalyste ». D’aucuns interpréteront sauvagement que j’ai une dent contre, ou que …
Etant moi-même du métier, je ne peux que regretter cet éclatement qui non seulement semble ridicule et aux antipodes de la science freudienne, mais qui nuit gravement à son avancée. Du coup les arracheurs de dent du comportementalisme ont la part belle : dites nous votre bobo, on vous l’arrache en trois coups de cuillère à pot. Là pas de dispersion, c’est radical : la pensée unique, où mieux pas de pensée du tout : de l’action, encore de l’action, toujours de l’action. Avec quelques collègues nous avons créé Psychanalyse Sans Frontière (PSF, pour les intimes). Est-ce qu’on va remettre ça ? Encore une obédience de plus ? Encore une bulle? Peut-être pas… Si l’on reste vigilants, si l’on ne s’endort pas dans le cocon de l’entre soi, si l’on maintient l’ouverture face à d’autres champs, d’autres préoccupations, d’autres horizons etc.