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Prélude à l’après-midi d’un faune…

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Joseph Rouzel

lundi 28 août 2017

Joseph Rouzel 1

 Ce texte constitue la préface à l'ouvrage passionnant de Serge Didelet, Jean Oury, celui qui faisait sourire les schizophrènes, Editions Champ Social, Nîmes, 2017

Prélude à l’après-midi d’un faune…

Y’a ces gens comme ça : capable de tomber amoureux d’un type qu’ils n’ont jamais vu, juste lu, entendu causer dans des enregistrements, entrevu peut-être dans des films… Unheimlich du transfert. Étrangeté que cette figure qui trouve son havre en l’autre sans l’avoir rencontré. Parce que Serge Didelet, son Oury, il l’aime, c’est clair. Il l’a lu et relu. Il a animé des séminaires sur son œuvre. Mais en se maintenant toujours à distance. Il l’aime. Car c’est quoi d’autre le transfert, si ce  n’est de l’amour ? De l’amour qui s’adresse au savoir, rajoute Lacan. Un savoir supposé à l’Autre, qui ne répond pas, car au bout du compte, il n’existe pas,  au nom duquel le sujet se met à articuler ses propres réponses. Un peu comme dans la relation entre Freud avec Fliess, - mais eux se livraient à des « colloques singuliers » -  le transfert ici engagé étrangement entre Serge Didelet et Jean Oury s’adosse à cette illusion, mais une illusion productive.

D’aucuns vont se récrier : mais comment peut-il parler de cet homme et de son travail sans l’avoir rencontré ? C’est oublier bien vite que parlant d’un autre, on ne parle jamais que de soi. A partir de soi dans le lien tissé avec l’Autre à travers l’autre ! Et le jour où il se décide enfin à faire le voyage pour Laborde, Oury disparaît ! Jeu incessant de présence/absence, comme le petit fils de Freud, Ernst, avec sa fameuse bobine.

Serge, moi je l’ai vu au travail, dans une session de formation de superviseurs à Paris. J’ai vu un homme buriné par l’expérience, mais aussi inquiet de cette intranquillité à la Pessoa qui fait l’étoffe des meilleurs analystes. C’est pas un causeux, mais il a la tendresse du mot juste. Serge campe dans l’écart. Il ne prend pas les choses de front. Du coup sa parole, précieuse dans un groupe, parole de biais, ouvre des horizons insoupçonnés jusque là. Ceci explique peut-être sa démarche d’écriture. Une écriture de  la lisière, des bordes, du vagabondage, dont Tosquelles disait que c’était un droit de l’homme qu’on avait oublié d’inscrire au moment de la Révolution. Serge est un faune joyeux ou sombre selon l’humeur, barbe au vent et regard pétillant,  qui traque dans les sous-bois l’énigme du corps parlant.

Une dame m’a fait cadeau d’un joli mot que je ne connaissais pas : «  la talvera  », issu de la langue occitane. Mes origines sont plutôt bretonnes. Et j'ai découvert ceci: il s’agit de la « Bordure du champ, non labourée pour créer une marge de manœuvre, mais faisant l’objet de multiples usages par les paysans, la  talvera  est un vieux mot occitan qui, pris au pied de la lettre, sert d’analyseur pour penser les inventions dissensuelles du travail des champs et du rapport des chercheurs ou praticiens à leurs terrains. »  Belle découverte et c'est bien de cela qu'il s'agit ici: faire un pas de côté et donner du champ et du jeu dans des mécaniques institutionnelles parfois bien grippées. 2

Avec cet ouvrage, particulièrement exceptionnel par sa texture, son contenu et son approche, Serge Didelet met les pieds dans le plat. Tout en se préservant de  la pratique de l’encensoir, où à coups de panégyriques et autres salamalecs, les thuriféraires et zélotes du grand Jean ne pensent qu’à l’embaumer, parce qu’il commence à se décomposer et que la mort ça pue. Le cadavre ils l’auraient bien bouffé tout cru, dans un repas totémique, comme dit Papy Freud, mais ça la fout mal. Alors ils le statufient dans un reliquaire. Pour le neutraliser. Pour par qu’il revienne nous faire chier encore et encore et encore avec les toujours mêmes questions : c’est quoi l’institution, l’ambiance, quelle est ta place??? Non, non fini les questions. Je vous fiche mon billet que dans les mois qui suivent nous allons voir fleurir à la vitrine des libraires patentés des flopées d’ouvrages d’embaument, des thèses et des « taise » ! Oury à dit que… ; métapsychologie ouryenne ; pourquoi la Psychothérapie institue son aile ? etc Des vertes et des pas mures, j’vous dis. Car là aussi, comme les révolutionnaires l’ont fait en octobre 1793 en ouvrant les tombeaux des rois à la Basilique Saint Denis, il s’agit de tuer le mort. 3  On peut extraire les cadavres de la terre ; on peut aussi les enfouir sous les mots, des tonnes de mots agglutinés dans des milliers de pages unies-vers-Cythère, des catafalques pour tenter d’endiguer la déflagration que fut, sous la houlette de Tosquelles, Oury et quelques autres, l’avènement de la Psychothérapie Institutionnelle dans les établissements sociaux, hospitaliers, voire scolaires avec Fernand, le frangin. Cette invention, la PI, dont Georges Daumezon bricola le nom, n’oublions jamais qu’elle n’existe et ne survit qu’en acte. Pas en répétant, tels des mantras tibétains, des ritournelles ; ni en fourbissant des dogmes d’essences religieux.

Un acte. En voici un. C’est un acte d’écriture. Une écriture qui mobilise la première personne. « Faut pas écrire JE dans un travail scientifique sérieux », disaient-ils. Serge, lui, il ne s’avance pas masqué, ni bardé d’un  battle-dress théorico-épistémique. Un acte, c’est nu. Serge, gonflé, qui n’a jamais rencontré Oury, en se livrant dans cet ouvrage, le rencontre enfin. Voilà la donne. A la nervure exacte du plus vrai du vrai de cet homme qui dévoua sa vie à la cause des psychotiques, sans jamais refermer la question dans un savoir de plomb. Oury pense la psychose comme Tchouang Tseu qui a rêvé qu’il était un papillon et qui se demande si c’est bien lui qui a rêvé qu’il était un papillon, ou bien un papillon qui rêve qu’il est un homme qui rêve d’être papillon. Il existe un terme étonnant pour désigner un papillon en grec ancien : psukè , d’où s’origine notre psychisme, mais aussi psychanalyse, psychose etc… Psukè désigne, non pas l’âme comme on le traduit trop souvent, ce qui n’a guère de sens chez les anciens grecs, mais d’abord : le souffle, le souffle vital, la respiration, une personne, puis le siège du désir, et… un papillon. Voilà la psukè  en mouvement constant, virevoltante,  d’un humain nommé Jean Oury, qui ne s’est pas arrêté en route, pas arrêté dans des certitudes ou des savoirs aux semelles de plomb. Oury, comme Rimbaud, voyageait avec des semelles de vent.  Serge s’approche au plus près de cette pensée en mouvement dont on peut saisir les traçages et les points de nouages  dans des années de séminaires tenues à Saint Anne et à Laborde, des centaines d’écrits dont beaucoup inédits, des rencontres, des colloques, mais surtout, surtout, une présence constante dans cette nef des fous labordienne qu’il imprégna de sa haute stature dégingandée.

Je l’avais invité, Oury, au premier colloque de Psychasoc à Montpellier en octobre 2004. J’étais auprès de lui à la tribune. Pendant qu’une collègue psychologue du travail exposait, il griffonnait des  « squiggles » à la Winnicott. Je lui ai passé la parole. Il a parlé de Saint Anselme ! Qu’est-ce que ça venait foutre  là-dedans ? Mais c’était cela Oury, une trace légère papillonnant dans la parole. Pourquoi chercher le sens d’un vol de grive le matin dans la vigne ? « La meilleure définition de l’inconscient c’est Baltimore au petit matin ». C’est comme ça que Lacan définit l’inconscient devant un parterre d’américains éberlués.

Serge a saisi cette légèreté du papillon psychique. Il l’a faite sienne. Il suit son fil dans le fil d’Oury. Il ne fait pas de dévotions, pas de génuflexions. Oury pour Serge se présente comme le chant des pistes dont parle Bruce Chatwin 4 . Dans leurs songlines  les aborigènes d’Australie marchent sur les chemins de vie invisibles  en y  guettant les empreintes de leurs ancêtres. Aucun ne possède l’entièreté du chant. Chacun parcourt le chemin avec son chant et passe le relais, aux  croisements. Ainsi se déplie en permanence un chant immense, un poème à la mesure de l’univers dont le tissage assure la stabilité du monde, dans une sorte de psychogéographie invisible et pourtant bien réelle. Ainsi en va-t-il sans doute de ce que l’on nomme : institution. Serge agit de même : il parcourt la piste d’un chant qu’un autre a inscrit, et au lecteur passe la main pour que ça se poursuive. Cette écriture nomade ouvre non seulement à voyager dans les textes, dans les dires d’Oury, mais invite chacun à frayer son propre chemin de vie. En soi cet ouvrage dans lequel entre le lecteur fait institution !

Dans les effets de transfert, c’est avant tout l’ami Serge qui se déplace et qui nous déplace. Alors le lecteur peut comprendre qu’il ne s’agit pas d’écrire sur Oury, d’autres s’en chargeront, et lourdement, mais d’écrire sur ce qu’Oury nous fait, là où il nous touche, là où sa parole, bien vivante, chemine en chacun de nous. L’ouvrage de Serge Didelet du coup se fait passeur pour chacun qui s’en saisit, passeur de sa propre humanité, passeur de cette quête sans fin vers « l’inaccessible étoile » que Jacques Brel célébrait dans L’homme de la Mancha.

 

Dernier point que je soulèverai : cet écrit prend son envol entre deux  morts. Oury est mort le 15 mai 2014 et l’analyste de Serge Didelet, Pierre Hattermann a trouvé la mort le 4 août 2016 des suites de ses blessures lors de l’attentat terroriste de Nice. Cet analyste avait soutenu activement la rédaction de l’ouvrage. A sa mort Serge faillit abandonner. Puis le sursaut d’un désir  increvable est revenu, toujours neuf, toujours étonnant, qui l’a poussé à achever le travail, à frayer le passage entre ces deux morts, ces « deux places vides » qui assurent, comme l’écrivit magnifiquement le poète René Daumal, une « présence entourée d’absence ».

Joseph Rouzel, Montpellier, le vendredi 13 janvier 2017.

1  Psychanalyste, Directeur de l’Institut Européen Psychanalyse et Travail Social (PSYCHASOC, Montpellier), écrivain.

2  J'ai trouvé cela dans un bel article de Bernard Eme, un anthropologue. Pour le texte entier:  https://jda.revues.org/5725 .

3  Voir Paul-Laurent Assoun, Tuer le mort. Le désir révolutionnaire . Puf, 2015.

4  Bruce Chatwin, Le chant des pistes , Grasset, 2013.

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