lundi 19 septembre 2011
Penser, c’est interroger… et ne pas se taire
« Efforcez-vous d’aimer vos questions elles-mêmes, chacune comme une pièce qui vous serait fermée, comme un livre écrit dans une langue étrangère. Ne cherchez pas pour le moment des réponses qui ne peuvent vous être apportées, parce que vous ne sauriez pas les mettre en pratique, les « vivre ». »
Rainer-Maria RILKE[1]
Avez-vous lu la communication de Joseph Rouzel, à l’occasion du 4 ème congrès de l’AIFRIS, à Genève en Juillet dernier : « Quand la gouvernance prend la mauvaise direction »? Inutile de vous le conseiller, il est incontournable d’en prendre connaissance. Je l’ai relu hier, dans l’après-midi. Et, je me suis longuement arrêtée sur le chapitre intitulé, « Retour sur la petite histoire d’un sabotage. Les faits ».
Dans le texte, Joseph Rouzel nous raconte qu’en 2008 l’institut Européen Psychanalyse et Travail Social (dont il est le directeur) programmait un stage autour de la question, « Quelle légitimité pour l’institution aujourd’hui ? » dont l’animation devait être assurée par Jean-Pierre Lebrun, psychanalyste à Namur et par Dany-Robert Dufour[2], philosophe.
Des salariés souhaitent s’inscrire sur ce stage et s’en voient refuser l’accès par leur OPCA[3] aux seuls motifs, tenez-vous bien, le « stage ne fait pas apparaître d’acquisitions de compétences précises » et qu’il « relève », la bêtise est affligeante, « du bien être personnel », comme si personnellement il fallait que l’on soit mal… (sic)
A partir de cet avis rendu, c’est un long périple administratif et juridique qui attend notre directeur de l’institut Européen Psychanalyse et Travail Social et je le dis ici d’emblée et sans ambages, une grande injustice !!!! Au-delà d’un périple juridico administratif, Joseph Rouzel s’inscrit dans un acte de résistance en publiant plusieurs articles dans les ASH et Lien Social , et en lançant une pétition qui recueille non moins de 400 signatures. Mais Mr Rouzel est sommé de cesser son agitation par l’avocat de cet OPCA, entretenue par l’allégeance de la presse spécialisée à ce même organisme.
J’ai lu et relu ce passage… avec colère et puis avec amertume et puis… non, ne pas se laisser abattre, flinguer par les adeptes de la gouvernance !
Cet extrait de texte m’a renvoyée à ma propre expérience l’an dernier, lorsque, invitée par le service VAE[4] à accueillir les candidats en session formative, j’ai provoqué le scandale de l’année.
Eh oui, j’ai d’abord exposé mon avis à ce sujet… la VAE. En aucun il ne pourrait s’agir d’une seule formalité afin d’accéder au diplôme d’Etat mais d’un long et périlleux travail sur soi car, écrire n’est pas transcrire seulement mais c’est avant tout aller à la rencontre de l’intimité de sa pensée. C’est commencer et recommencer, presque à la manière de Sisyphe, un travail toujours à recommencer !
Et Puis, je rappelle ma fonction, formatrice (j’ai évité (dé)formatrice, j’aurais été taxée de terrorisme), et que la VAE, je ne sais pas faire, mais qu’il y a des gens dans l’institution qui en ont l’appétence et savent faire ! Enfin si tant est… que l’on sache. Il est toujours difficile pour moi d’employer ce verbe du troisième groupe, savoir … Vu que je ne sais rien (au sens Lacanien). Bref, j’y suis allée de ma verve et mal m’en a pris, quoique… il semblerait que je sois dispensée de parler de VAE, vous voyez, il y a aussi de ces passages à l’acte qui permettent qu’on vous foutes la paix avec ce que vous refusez de faire et que ces gestionnaires, à l’excuse que les formateurs fournissent un service gratuit, vous imposent !
Suite à mon verbe non cathodique et oui… je n’ai pas dit catholique, car je ne suis pas un bon média, trop vieille avec mes Deligny, Tosquelles, Oury et autres Freud, Rouzel et Bourdieu, je fus convoquée par la direction des études (études, lesquelles ? on n’a jamais su, elle est partie en juillet avec son secret !!!). Et là je fus sommée, moi aussi d’en rabattre, de m’expliquer, j’ai même été qualifiée d’incompétente dans le doute de cette directrice, qui ne m’inspirait que mépris ! Je ne vous cacherai pas, avec le caractère méditerranéen qui est le mien, que la colère fût ma première réaction. Elle s’est fendue de sortir de sa tanière de bureau pour aller présenter ses excuses aux candidats au nom de l’établissement et les a assurés que je serai convoquée et sanctionnée ! Mal lui en a pris, à elle aussi, car c’était sans compter avec ce qui fait institution dans la filière ES, chez nous, notre équipe ! J’ai été soutenue par mes collègues et surtout par ma responsable qui lui a donné une « petite leçon de pédagogie » et lui a souligné le côté désorganisé de l’institution, au sens où rien n’avait été annoncé en ce que je n’allais pas être seule à recevoir les candidats (alors que je devais l’être !) et que j’étais à brûle pour point accompagnée d’un collègue, en qui je faisais confiance pour son intelligence cultivée et l’amitié que je lui vouait pour ces mêmes raisons et qui s’est empressé d’aller rapporter mes propos à son responsable qui lui… vous connaissez la suite je vous l’ai racontée. Voici ce que cela donne d’embaucher des gens à qui il manque des qualifications (ici, professionnelles, car les non éducateurs sont en charge d’une prétention qui m’effare, accompagner vers notre métier). C’est qu’il s’agit de se sentir légitime ! C’est tout le malheur aussi, aujourd’hui dans nos métiers de voir arriver des gens de tous horizons, qui ne sont acculturés à aucun de nos métiers du médico social, mais eux, ils savent, vu qu’ils ne font que retranscrire un schéma absolument stérile et fermé de la question de la compétence. En somme de bons techniciens !
Depuis la direction générale parle de moi, en me désignant sous le qualificatif de pédagogie coup de poing ! Pourquoi pas, nouveau concept pédagogique ? Mieux vaut en rire, bien que cela dénote bien de l’atmosphère aseptisée dans laquelle nous sommes conviés à arrêter de polluer les esprits par le seul fait d’en appeler à la pensée. Des gens qui pensent, pensez donc… et puis quoi encore, il s’agirait aussi d’arrêter de respirer, des fois que comme les pets de vaches, on se mette à trouer la couche d’ozone !
Plus sérieusement, nous vivons une effroyable époque[5]…, le tout automatique, immédiat, le formatage plutôt que la formation !
Mais rien n’est perdu en ce que faire est, « résister ». Des candidats VAE, j’en ai accompagnés quatre. Lorsque je suis entrée en 2007 dans mes fonctions, deux m’ont été confiés, ils ne sont pas allés jusqu’au bout. Il ya deux ans, j’ai accompagné une VAE ES et une VAE ME, ils ont décrochés leur diplôme. Je les ai accompagnés plus de trente heures, je n’ai pas respecté le contrat horaire en ce que ces gens étaient au travail et quand je parle de travail, je parle d’un travail de déconstruction, de déformation. Un travail d’observation, d’analyse et de conceptualisation de l’expérience. Ils se sont laissés inviter l’un et l’autre à la dimension de l’éthique en travail social à travers leur propre écriture. Ils se sont surpris à changer de place pour rencontrer l’Autre. Ils ont lâché sur la question de la seule « compétence » pour aller vers un métier. Un métier, c’est-à-dire une acculturation, un art… le travail toujours à remettre sur le métier !
Je reste suffisamment convaincue aujourd’hui, de la nécessaire empreinte de l’identité et que d’advenir au métier d’éducateur spécialisé n’est pas une sinécure ou une lubie qui vous laisse croire qu’en ayant occupé ces fonctions vous en avez acquis l’identité. «
Il faut agir en
homme
de
pensée
et
penser
en
homme
d'
action
.
»[6] nous disait Bergson, nécessaire dialectique de l’éducateur spécialisé.
Mais la pensée n’est pas l’opinion ou le seul empirisme, car à la manière de Bachelard, n’oublions pas que notre esprit, «
Quand il se présente à la culture scientifique, l’esprit n’est jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l’âge de ses préjugés. Accéder à la science, c’est, spirituellement rajeunir, c’est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé.
»[7]. En clair, en appelant à mon secours d’illustres philosophes, je ne fais que critiquer le positivisme de la formation avec la notion de « compétences », tel que les référentiels « métiers » le suggèrent aujourd’hui et l’approche comportementaliste que pourrait suggérer la VAE.
Or désirer connaître, et là j’emprunte aussi à Bachelard, c’est « aussitôt pour mieux interroger » !
Alors, à la manière de Rainer-Maria Rilke, efforçons-nous, d’aimer nos questions… Semons nous-mêmes le doute sur ce qui ferait légitimité pour ne pas s’enfermer dans la seule et étouffante légalité ! Evitons-nous la seule conformité d’un discours qui n’en n’est pas un, car comme l’illustre Joseph Rouzel, dans l’extrait auquel j’ai fait référence plus haut, ce discours ne souffre pas le débat !
Or, et c’est ici, que je rejoins notre hôte de psychasoc , dans la posture qui est la sienne, ne pas se taire. Parler… « parlêtre », en somme ce qui fait que nous ne sommes ni Conrad, ni Mildred du Fahrenheit 451 , de Ray Bradbury, nous… les livres nous ne les consumons pas, nous en consommons l’essence même celle… de la pensée !
Laurence Lutton, cadre pédagogique
[1] Lettres à un jeune poète , éd.Les cahiers rouges, Grasset, p. 43
[2] Dont je conseille vivement, ici également, la lecture de son formidable essai Le divin marché, la révolution culturelle libérale , éd. Denoël, 2007
[3] Organisme paritaire collecteur agréé dont la mission est de contrôler que les formations proposées soient conformes au cadre de la « formation tout au long de la vie ».
[4] Validation des acquis de l’expérience
[5] A ce sujet, vous pouvez lire l’excellent roman de Ray Bradbury, Fahrenheit 451 , publié en 1953. Roman de science fiction visionnaire qui décrit une société où le livre est proscrit et la pensée prohibée. Une compagnie de pompier n’éteint plus le feu, elle organise des autodafés de l’objet sacré, le livre.
[6] Jacques Chevalier , Entretiens avec Bergson , Paris, Plon, 1959, p. 152
[7] Gaston Bachelard , La formation de l’esprit scientifique, Paris , Librairie Vrin, 1938, 2004 pour éd. De Poche,
compétence
meyer jean pierre
samedi 01 octobre 2011