mercredi 24 janvier 2018
On se souvient que dans le Séminaire Livre XX (1972-1973) et plus exactement au chapitre VII intitulé « Une lettre d’amour » daté du 13 mars 1973, un tableau à double entrée représente schématiquement le désir et quelque chose de son fonctionnement 1 . La colonne de gauche dévolue au masculin, celle de droite à « la part femme », le féminin. Lacan situe l’objet a dans la colonne de droite. Actant que le a de l’objet a (cause du désir) relève du féminin. Il n’a pas pour mission de donner à la femme représentation, mais il situe dans le monde du féminin la cause du désir. Cependant que le masculin semble occuper par sa quête de Dieu, Dieu le Père, le Père à tuer, désir de mort, pulsion de mort organisée, instituée et étatisée 2 - le féminin s’impose de son côté comme la cause du désir mais aussi, par voie de conséquence, cause de tous les désirs (et délires) dont le désir de mort. Pour la possession des femmes, les fils tueront le père. Le féminin incarne potentiellement le malsain, ce mauvais sein, cause de tous les tourments de ceux qui conditionnent leur jouissance à la mort du père. Ou plus simplement : « confirmation que quand on est homme, on voit dans la partenaire ce dont on se supporte soi-même, ce dont on se supporte narcissiquement » (Lacan, op. cit .). Néanmoins, la situation de l’objet a dans la colonne de droite intrigue.
Elle intrigue parce qu’elle condamne :
- l’élément homme a sa fonction phallique comme seule possibilité d’installation dans le monde sachant que celle-ci est limitée par le corps d’un quelque chose (x) qui joue le rôle du trublion et du négateur de la fonction père qui l’habite,
- l’élément femme au « pas-tout » en tant qu’il se pose ou pas dans l’espace du monde et son universalité, privé d’une essence qui en contiendrait toute phénoménalité induisant que la femme n’existe pas.
Elle condamne tout autant :
- le sujet barré ($) au signifiant pur (le S1) réduit à son « mi-sens » autant qu’à son « indé-sens » ou sa « réti-sens » ainsi qu’à l’objet a qui appartient à l’élément féminin qui en est la cause du désir mais dont la réalité se réduit au fantasme qui s’inscrit dans le principe de réalité freudien,
- l’Autre à n’être que lui-même, c’est-à-dire radicalement Autre, piégé en son essence, ne signifiant pour le sujet (S) que son impossible sens premier, signifié : S(Ⱥ).
D’où l’on déduit que : l’élément homme est en soi castré sauf à l’être, l’élément femme n’existe pas d’où il tire son inscription dans le monde, le désir qui par le truchement de sa non-existence dans la sphère de la conscience (ce qui se réserve à être dit sous l’emprise de la volonté 3 ) se situe de l’autre côté de la colonne représentant l’élément masculin.
En même temps que tombe la condamnation (le couperet) la relation s’oblige comme coupure, sectionnement, sexuel, comme elle le fait dans l’ordre du discours puisque le langage ne parle que de ça, la séparation, qui marque l’emprise du ça sur l’imaginaire.
Que faire de tout ça en un moment où gronde la révolte quant à l’instrumentalisation du corps des femmes par les hommes ?
Les violences faites aux femmes, à la femme qui existe en tant que pas-tout, semblent une violence exercée à ce qui chez la femme porte corps, pas en-core son inscription dans le monde, mais le corps qui vient faire ex-ister (ce qui a cessé d’être dans le fait d’être débout, la stance, le Dasein), c’est-à-dire le corps préalable au féminin, le corps maternel. Violence et viol concentrent leurs efforts dévastateurs sur l’objet qu’est la mère imaginaire, la mère primaire et première, celle qui contient la maman (et qui parfois ne pas contient pas), celle qui est forte du monde qu’elle porte en elle et en dehors, mais qui est aussi fragilisée par ce qui se donne en apparence tout au moins sans dé-fense, l’infans. Violence donc à l’égard de l’enfance qui demeure à tout âge ce que l’existence porte du corps de la mère.
La violence faite aux femmes est une violence faite à la mère, la mère universelle qui intègre aussi celle de l’auteur du viol (« pourquoi m’as-tu fait naître dans un monde où je suis si démuni ? »), la mère patrie dans les viols systématiques comme en Syrie et en Lybie, la mère infinie, Mater semper certa est qui rappelle que le père, lui, (l’élément masculin dont la fonction phallique le conditionne autant qu’elle le déjoue), pater incertus semper , n’est jamais certain, jamais constitué ni en sa signification, ni en son origine, ni même en tant que Père. Violence faite à la mère enregistrée dans l’impuissance des Pères voués à la mort, certaine celle-là, la mort déjà-là, déjà en instance (in-stance : « c’est ainsi que devant lui, la mort se tenait debout »), qui rappelle à elle seule combien l’élément masculin porte en lui sa propre dénégation dont la jouissance, plus de jouir, sert comme l’aiguillon à ce qui fait mal.
Mais hiatus il y a.
Cependant que la mère rétorque avec la violence de celle qui protège ce qui lui donne corps avec l’agressivité qu’on lui connaît, « Il y a de quoi être méchant quand on est asservi » 4 , et dont l’usage des mots se fait relais (Aaron), la femme, celle qui n’existe pas tout-entière, apparaît, telle la fille de glace, Snégourotchka 5 , pour réclamer quelque chose de la permanence de l’élément masculin, quitte à ce qu’il accélère son « abrégation » ici-bas (la scène du Veau d’Or) à chaque fois que le sexe est pris pour ce qu’il n’est pas. Hiatus donc : séparation encore mais entre la mère et la femme cette fois, marquant si besoin en était, la nécessité de considérer le pas-tout, le pas-tout en Un, ce qu’on nommerait dans la Théorie critique, la non-identité de l’étant.
Si l’on en suit Lacan, deux possibilités échoient à cet élément féminin pris dans le langage du social, la grande Causerie :
- L’identification au même, celle qui m’aime est même-à-moi, qui mène à l’hommo-sexualité dont le registre sociologique commence par la valse des revendications des droits de la mère (GPA, PMA : le horsexe qui mène malgré tout à la mère) ;
- La libération de la parole qui la fera dire femme, la dit-femme, celle qui accepte et même revendique la diffamation (Antigone, Médée, Agavè, Carmen, Deneuve, Millet).
Trois personnages donc sur la scène : l’homme qui se dissout (il ne vaut pas cher ce jour à la bourse des valeurs), la mère qui se rebelle (le désir de rébellion et de séparation la distingue de la maman unie à son rejeton), la femme (au corps de bobine « Fort/Da » 6 ) qui apparaît et disparaît dans le désir effet-mère (mais seulement effet) de séduction Encore . Trois personnages où chacun se meurt d’aimer ce qui se dérobe à l’être (et à l’Etre), le Dieu en substance qui persiste (mais uniquement au sens du préfixe per qui finit l’action de se tenir debout) et qui abolit ceux qui en font une idole.
Finalement, chacun persistant en son être, tous connaissent le privilège d’être haï. C’est plutôt bon signe, n’est-ce pas ? 1/ Car seule une société libérée de la tutelle morale (« l’âmoralité ») accepte que le conflit vive sa vie et devienne un objet public. 2/ Si chacun sait être haï, c’est qu’il saura être aimé. « Parlez-moi d’amour », chantait Lucienne Boyer en 1930 ; mais « on ne fait que ça dans le discours analytique », s’étrangle Lacan. J’ignore si l’inconscient, c’est la politique comme le prétend la formule mais il se pourrait que le désir d’analyse ait quelque chose à voir avec la valse du monde au point que s’en divertir ne se peut que sous l’effet d’une violence en tout point remarquable, en tout point refoulée.
Guillaume Nemer
1 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XX : Encore. 1972-1973 , paris, Seuil, 1975.
2 Eugène Enriquez, De la horde à l’Etat. Essai de psychanalyse du lien social , Paris, Gallimard, 1983.
3 Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation , Paris PUF, 1992. Michel Henry met en évidence chez Schopenhauer la scission entre désir et volonté ( Généalogie de la psychanalyse. Le commencement perdu , Paris, PUF, 1985.
4 Catherine Clément à Julia Kristeva, Le Féminin et le sacré , Paris, Stock, 1998.
5 Opéra de Rimski-Korsakoff, création 10 févrire 1882.
6 Sigmund Freud, « Au-delà du principe de plaisir » in Essais de psychanalyse , Paris, Payot, 1948