mercredi 27 décembre 2006
En travail social le terme de sujet souvent mis à la place d’usager ou de client, vécus comme dévalorisants, dit bien cette part de subjectivité dont on ne saurait faire l’économie dans la relation d’aide. Prendre en compte le sujet vient ainsi nuancer l’objectivation de toute prise en charge.
Mais ce concept ne va pas sans ambiguïté. Il est situé, comme le travail dit social, au carrefour de plusieurs champs sémantiques.
L’étymologie du mot laisse entendre une notion de subordination, d’assujettissement et d’astreinte. Le sub-jectus latin, au pied de la lettre « jeté dessous », pourrait être rendu par le néologisme de « sous-mis ». Le sujet est bien : « l’assujetti ».Tel qu’il entre dans la langue française au XII ème siècle il signifie (sujet de… sujet à…) « soumis à une autorité » principalement par conquête à l’origine, ou du fait de la différence des places sociales (sujet du roi) et plus près de nous, compte tenu de l’organisation démocratique des sociétés occidentales, il désigne le lien d’obligation qui lie une personne au collectif (sujet de la République, sujet d’un Etat) . D’où le terme de sujétion : situation d’une personne soumise à une autorité, ou une domination souveraine, qui peut dériver jusqu’au sens d’oppression. Notons que le mot « objet », souvent mis en opposition (considérer l’usager comme sujet non comme objet, de soins, de mesures…) est de la même veine : ob-jectus , « ce qui est jeté devant soi ». La réflexion éthique sur la place de l’usager est en grande partie issue de cette dialectique à l’origine entre sujet et objet.
Quatre champs de discours convergent dans le travail social pour alimenter, non sans une certaine confusion, le concept de sujet.
En philosophie, issu des travaux de Kant, le sujet désigne l’être pensant, considéré comme le lieu de la connaissance. Le sujet se présente chez Kant comme autonome, mais soumis à la loi qu’il se donne à lui-même comme reprise d’un loi universelle valable pour tous. D’autre part l’être humain du fait de sa prématuration , la « néoténie » définie par le biologiste Blok, naît inachevé. Il met cet inachèvement à l’épreuve du langage pour tenter d’en supporter le défaut fondamental, et construit ce que le philosophe Dany-Robert Dufour nomme des « Grands Sujets » (Les dieux, Dieu, la Nature, L’Etre suprême, la dictature du prolétariat, les idéaux…), pour se soutenir dans son rapport à soi-même à autrui, et au monde. Ces « Grand Sujets » , fictions culturelles, soutiennent dans leurs prolongements sociaux l’existence de petits sujets. Ce rapport entre des formes de transcendance et l’immanence du sujet de la connaissance est un rapport de soumission. Le sujet n’existe pas tout seul. C’est donc un concept qui traverse toutes les questions humaines : ontologiques, politiques, sémiotiques, esthétiques et cliniques.
En termes de droit, le sujet de droit désigne la personne titulaire d’un droit. Le sujet est donc institué par le texte de la loi. Le champ juridique est sûrement un de ceux où le concept de sujet a fait le plus florès. N’arrivant cependant que tardivement, contrairement à ce qu’on pense, dans le vocabulaire juridique, il relève avant tout de la philosophie d’un droit européen de l’homme. Ce socle du droit directement issu de la Révolution de 1789 pose la démocratie comme une organisation horizontale d’individus autonomes, c’est-à-dire juridiquement égaux et libres devant la loi. Cependant le terme de « sujet de droit » n’intervient pas sous cette dénomination dans les textes. On y trouve plutôt ceux de « personnalité juridique » ou de « personne humaine ». Le sujet de droit, de fait production du texte juridique, apparaît sous trois modalités obéissant chacune à des logiques distinctes : le sujet propriétaire ( droit des biens), le sujet juridique (capacité en droit privé et compétence en droit public) et le sujet responsable qui établi un lien entre un sujet et des faits dont il a à répondre. Notons ici la notion de responsabilité, un des mots forts du vocabulaire du travail social, décliné principalement sous le syntagme de « responsabilisation des usagers ». Responsabilité vient du latin : respondere , répondre (de ses actes, de ses paroles devant qui de droit).
En linguistique, il faut entendre le sujet comme sujet parlant inscrit dans la forme grammaticale de la première personne. Le sujet, c’est celui qui dit « je ». D’où une distinction précieuse en travail social, notamment dans les entretiens , entre l’énoncé (le contenu d’une phrase) et l’énonciation (forme donnée par le sujet à la phrase).
Pour approcher le concept sur son versant psychanalytique, il faut le distinguer de celui de personne avec lequel on le confond trop souvent. La personne, du latin per-sona (masque dans le théâtre romain, tout à la fois porte-voix et mise en scène d’un…personnage) renvoie d’abord à la personne sociale, inscrite en fonction de caractéristiques familiales, sociologiques, culturelles… Dans la théorie freudienne nous trouvons une autre distinction à l’endroit du sujet : le moi et le sujet de l’inconscient. « Le moi, précise Freud, n’est pas maître en la demeure ». Le moi serait plus proche de la notion de personne. C’est une image dont l’origine remonte à l’expérience de tout petit d’homme que Lacan nommera : le stage du miroir. Cette image au miroir, expérience princeps du moi, permet un processus primaire d’identification de soi et d’autrui. D’où le terme d’imaginaire par lequel Lacan tente de la cerner. Le sujet freudien, sujet de l’inconscient, résulte d’une forme d’inscription d’un texte qui précède sa venue au monde. Avant de naître, le sujet est parlé. C’est dans un tissu de paroles, principalement celui des parents, lourdement lesté de leur propre désir, que le sujet va frayer son chemin. Les lois du langage, l’interdit de l’inceste, les règles de la parenté, le marquage d’évènements traumatiques véhiculé par la langue dite « maternelle », constituent le fond de scène sur lequel le sujet va prendre place. Là encore la résonance de soumission s’impose. Le sujet s’inscrit comme subordonné à l’histoire familiale et même transgénérationnelle, mais aussi soumis aux lois du langage. Le sujet n’apparaît en effet que dans les filets de la parole et du langage. Il apparaît d’abord dans la théorie freudienne sous les aspects de défaut dans le langage : lapsus, oublis, actes manqués, passages à l’acte, fantasmes, rêves, symptômes. Le sujet du fait du langage comme structure de représentation ne se signifie que comme représenté, ce qui le divise, précise Lacan. Ce sujet de l’inconscient qui fraie son chemin dans les voies langagières, se fait naître à chaque instant par un acte, la parole. Il n’est appréhendable que dans l’après-coup et principalement dans ce dispositif particulier qu’est la cure analytique. Cet espace (l’Autre scène), inventé par Freud, est le lieu où le sujet se transfère, se déplace.
Les travailleurs sociaux même s’ils ont avant tout à faire aux personnes, ne peuvent y réduire le sujet. Ils sont au service de femmes et d’hommes qui ne sont pas que des personnes, des masques sociaux, mais des sujets irréductibles dans leur unicité. La prise en compte de la subjectivité s’avère donc incontournable en travail social. Faute de s’éclairer de cette dimension éthique, le travailleur social sera plongé dans l’incompréhension de certains usagers dont le comportement peut sembler opposant, voire suicidaire si l’on n’entend pas qu’un sujet réagit quand il sent sa dimension de sujet sur le point d’être anéantie par les exigences de la vie collective. Le terme de projet, un des maîtres mots du travail social, issu de la même origine sémantique ( pro-jectus , jeté en avant), est bien le lieu où se joue cette tension entre respect du sujet et insertion dans le tissu social. Introduire en travail social le concept de sujet, malgré sa complexité, permet d’ouvrir le champ au respect d’usagers parfois capables de résister jusqu’à la folie, voire jusqu’à la mort, pour ne pas être réduits à une personne qui n’aurait que des droits et des devoirs. Au fond dans un moment socio-historique où ces questions se jouent à l’échelon de la planète, cela fait des travailleurs sociaux les gardiens de la subjectivité.
Bibliographie
Franck Chaumon, La loi, le sujet et la jouissance . Paris : Michalon,2004
Dany-Robert Dufour, On achève bien les hommes . Paris : Denoël, 2005
Jacques Lacan, L’éthique de la psychanalyse, Séminaire VII . Paris : Seuil, 1986
Pierre Legendre, L’inestimable objet de la transmission . Paris : Fayard, 1985
Bertrand Ogilvie, Lacan. La formation du concept de sujet . Paris : PUF, 1987
Joseph Rouzel, L’acte éducatif . Ramonville-Saint Agne : érès, 1998
Eduardo Scarone, Le choix éthique du sujet . Nîmes : Champ Social, 2003
II - Transfert
Pour la mise en œuvre des actions qui leur incombent les travailleurs sociaux s’appuient sur les textes et missions qui cadrent leurs interventions, la place qu’il occupent dans l’institution, mais aussi sur la relation avec les usagers, un type de relation suffisamment engagée pour qu’on y voit les effets du transfert. Le terme de transfert est arrivé très tôt dans les pratiques sociales, dès les 20 où la psychanalyse est venue éclairer autant des instituteurs que des éducateurs, ouvrant la voie à ce que Michel Chauvière désigne comme « la sphère clinique du social ». Pensons ici au rôle de pionnier d’August Aïchhorn. La pratique du travail social sous transfert relève bien d’un savoir-faire, d’une compétence spécifique. La clinique sociale opère dans une rencontre singulière où le travailleur social est touché, affecté, travaillé par ce qui se joue et se noue en lui dans cette rencontre. La question du transfert, accrochage affectif et affecté, travaille au corps le travailleur social. Que faire avec cette charge émotionnelle, affective, sensible ? Comment mettre au travail ce qui travaille le travailleur dit « social », pour mener à bien, par-delà et à l’occasion de cette rencontre entre sujets, la mission qui lui est confiée auprès d’un usager de l’action sociale ? Telles sont les questions que soulève le concept de transfert et de son maniement.
Etymologie
L’étymologie du mot « transfert » nous fait remonter jusqu’à une racine indo-européenne : « bher » qui se décline en – pher, en grec, donnant naissance à pherein , porter, phoros , porteur, et à métaphorein (d’où est issu notre métaphore) : qui porte au-delà.
En latin c’est la filiation du verbe ferre , porter, supporter, qui nous conduit à trans-ferre : porter à travers, transporter. Dans la langue française le terme fait son apparition au XIVe, comme verbe, transférer ; et seulement au XVIIIe comme substantif. Le terme de transfert désigne d’abord un enregistrement, dans les registres du commerce, d’un déplacement, d’un mouvement de marchandise. Et plus généralement ce mot a pris le sens d’un déplacement, d’objets ou d’hommes (transfert de prisonniers) ; d’idées, de savoir-faire, de responsabilités (transfert de compétences). Dans le travail éducatif, il désigne une pratique exceptionnelle de déplacement d’un groupe hors l’institution, pour un camp, une période de vacances…
Genèse du concept de transfert chez Freud.
Dès 1882, s’appuyant sur l’expérience princeps vécue par Josef Breuer, à qui un jour sa patiente hystérique Anna O. déclare tout de go qu’elle est enceinte de ses œuvres et qu’elle va accoucher, ce qui le fait fuir, Freud comprend qu’il y a là, jusque dans une pure illusion, une force avec laquelle il faut apprendre à manœuvrer.
Cependant c’est en 1895 dans les Etudes sur l’hystérie , qu’il co-signe avec Josef Breuer, que Freud donne un premier aperçu du transfert, qu’il nomme ainsi pour la première fois. « Le transfert au médecin se réalise par une fausse association : il y a une mésalliance, erreur sur la personne. »
Dans sa Traumdeutung en 1900 (L’interprétation des rêves) Freud situe d’emblée le transfert comme un déplacement des représentations inconscientes. « La représentation inconsciente ne peut, en tant que telle, pénétrer dans le préconscient et ne peut agir dans ce domaine que si elle s’allie à quelque représentation sans importance qui s’y trouvait déjà, sur laquelle elle transporte son intensité et qui lui sert de couverture. C’est là le phénomène du transfert, qui explique tant de faits frappants de la vie psychique des névrosés ».
En 1905, relatant l’échec de la cure de Dora, Freud met en tension la dialectique du transfert. En effet s’il en a reconnu, dans un premier temps, la puissance de mobilisation chez le patient, il lui faut bien au fil de l’expérience constater que le transfert a aussi sa face obscure : il fait obstacle à l’élaboration. « Le transfert destiné à être le plus grand obstacle à la psychanalyse devient son plus puissant auxiliaire si l’on réussit à le deviner à chaque fois et à en traduire le sens au malade ». Le transfert est bien tout à la fois le moteur et le frein. Il s’agit d’apprendre à en mesurer les effets, en soi d’abord, pour s’en servir.
En 1917 Freud reprend la question dans ses conférences d’ Introduction à la psychanalyse . La cure analytique, affirme-t-il, permet la fabrication d’une maladie artificielle qu’il nomme : « névrose de transfert ». Il s’agira alors dans la répétition du symptôme et des représentations, que l’analyste favorise un certain bougé, un déplacement. Il s’agit d’accompagner le patient à trouver des solutions nouvelles, plus vivables, plus économiques en matière d’investissements psychiques. Non pas au sens social du terme, non pas au regard d’une quelconque norme collective, mais dans le sens qui soutient un sujet dans ses propres constructions.
Les apports de Lacan.
Lacan pour sa part précisera un certain nombre de points restés obscurs chez Freud.
Ce qui se répète dans le transfert, ces scénarii automatiques, ces mises en scène compulsives, c’est d’abord du signifiant. « Le transfert, c’est de l’amour qui s’adresse au savoir » précise Lacan. Le transfert se définit chez Lacan surtout comme un déplacement de signifiants : dans la cure le patient y apporte ses mots, et … ses maux ! Le transfert est ainsi cerné chez Lacan à partir de la croyance énoncée chez l’analysant en un autre sachant, un autre non castré qui posséderait la clé de son être au monde. Il aime l’analyste au nom de ce savoir qu’il lui suppose : le Sujet Supposé Savoir (SSS). C’est l’illusion qui fonde le mouvement du transfert.
Le concept central dégagé par Lacan de SSS peut servir de socle pour fonder ce qu’il en est du transfert dans la relation en travail social.
Le transfert et son maniement dans les pratiques sociales.
Le travailleur social n’entre pas dans la relation pour se satisfaire ou se faire plaisir. Il a une mission : aider l’usager à s’approprier le plus possible son espace psychique, physique et social. Pour cela il dispose de lieux de mise en scène de la relation, des médiations, qu’elles soient à caractère social ou éducatif. Ce sont ces lieux qui permettent ce mouvement de translation « le transfert du transfert ». La charge désirante engagée dans le transfert par la force de la pulsion, ne peut être anéantie, il faut donc en envisager un déplacement : de la personne du travailleur social, de ce qu’il représente pour l’usager, vers des objets sociaux : travail, loisirs, création, démarches diverses etc Mais de ces mouvements de déplacements, le travailleur social pas plus que l’usager, n’en est le maître. Le maniement du transfert ne signifie en rien manipulation.
Il ne faut pas que le travailleur social casse trop vite ce pouvoir que lui prête la personne avec qui il noue une relation transférentielle. Ce pouvoir, bien illusoire au fond, que Lacan nomme « le Sujet Supposé Savoir » (SSS), mais qui le touche, il lui faut plutôt le mettre au travail, le désupposer : effet de castration sur sa propre toute puissance. D’abord pour lui-même : toute institution doit se doter d’outils d’élaboration comme les réunions de synthèse, les séances de supervision ou d’instance clinique, des journées de réflexion, des publications…, dans l’institution ou à l’extérieur où le travailleur social, dans l’écriture et la parole, va donner forme à ce qui se joue et se noue pour lui dans la relation. Il convient que la relation soit le plus possible désencombrée de toute velléité de maîtrise, de tout fantasme de transformation, de changement, de tout affect de pitié ou de charité, de tout penchant à vouloir faire le bien de l’autre, pour que la fonction d’aide sociale puisse opérer. Le premier temps du maniement du transfert s’opère donc dans ces espaces d’élaboration en équipe (voire en supervision individuelle) qui permettent une prise de distance du travailleur social et le dégagement d’un savoir sur l’usager, savoir issu de la relation et non présupposé. Savoir à partager, permettant de construire des hypothèses d’intervention tenant compte autant du désir de l’usager que des exigences sociales.
Le schéma suivant permet d’articuler les trois volets du transfert : l’élaboration, les médiations et l’institution. Les lignes brisées représentent les barres de la castration.
(Schéma absent)
August Aïchhorn , Jeunes en souffrance , Nîmes : Editions du Champ Social, 1999.
Sigmund Freud , La technique psychanalytique , Paris : PUF, 1999.
Jacques Lacan , Le transfert, Séminaire VIII , Paris : Seuil, 2001.
Jean-Pierre Lebrun, Un monde sans limite. Essai pour une clinique psychanalytique du social , Ramonville-Saint Agne : érès, 1997.
Gérard Pommier, L’amour à l’envers , Paris : PUF, 1995.
Joseph Rouzel, Le transfert dans la relation éducative. Psychanalyse et travail social , Paris : Dunod, 2002.
François Tosquelles, Cours aux éducateurs , Nîmes : Editions du Champ Social, 2003