mercredi 11 mai 2005
«
L’Un n’est pas. Le multiple « sans Un » (…) est la loi de l’être
. »
(A. BADIOU.)
«
Un monde tout neuf, terrible et rebutant, s’approche.
»
(H. MILLER.)
« «
Un homme fait de tous les hommes », dit Sartre. Non.
Celui-là, celle-là
. Il ne faut pas introduire de la valeur pour ce qui est de l’essence humaine, car la valeur, l’évaluation, confine toujours sourdement, hypocritement, à l’assassinat radical
. »
(P. SOLLERS.)
La présence même des travailleurs sociaux dénote l’existence et la persistance de sujets divisés et transis par des « ça ne va pas ». Simplifions en disant que ces « ça ne va pas » sont de deux ordres : l’un, psychique et l’autre, matériel . En tant qu’il constitue une des principales destinations à laquelle ces sujets adressent leur « ça ne va pas », tout travailleur social est donc présumé - par leur accueil, écoute, soutient, accompagnement, orientation… -, se constituer en partenaire de ces sujets 1 . On nous accordera que cette définition, très succincte, est certainement universelle , applicable à l’ensemble des travailleurs sociaux.
Cependant, tout travailleur social, à l’instar de l’institution qui le recrute, est orienté, dans son appréhension et traitement du « ça ne va pas » 2 institutionnel, par un acte, un désir, un discours, une formation, une expérience, une morale et/ou une éthique qui lui sont propres. Dans cette orientation, liberté lui est également offerte - intra ou extra muros institutionnels -, de s’appuyer sur des maîtres et/ou des écoles de pensées. Sous ce versant, l’ensemble des travailleurs sociaux implose, nécessairement, au profit de l’émergence d’une variété , inconsistante et incommensurable, de travailleurs sociaux . Qui peut effectivement nier que l’écoute et la réponse des travailleurs sociaux aux sujets s’avèrent fondamentalement plurielles et donc gouvernées par l’orientation, singulière et irréductible, de chaque travailleur social qui en a la charge ? Qui peut nier, en clair, que face à une même sollicitation sociale, deux travailleurs sociaux ne répondront jamais de manière semblable ? N’insistons pas plus.
Si notre définition universelle relit, agrège, identifie et homogénéise donc les travailleurs sociaux, notre définition particulière , elle, par contre, focalisée sur l’orientation singulière de chaque travailleur social, les sépare, les désunit, les dés-identifie, mais aussi, voire surtout, tient chaque travailleur social, vis-à-vis de chacun des sujets , comme et seul face à son acte et seul responsable des conséquences de cet acte.
Notre définition particulière, suturée à la définition universelle, ne veut absolument pas dire, par ailleurs, que la pluralité des travailleurs sociaux collabore à un discours ou à un lien social unique, soit, par exemple, au renforcement du lien social Capitaliste 3 . En tant effectivement qu’il y a, selon nous, dans leur appréhension et traitement des souffrances et difficultés des sujets , l’utilisation indéniable d’autres discours que le Capitaliste (ou, comme nous le verrons, Scientifique 4 ou Universitaire 5 ), alors, nécessairement, il y a des travailleurs sociaux qui concourent à l’établissement d’autres liens sociaux que ceux souhaités et exigés par le discours Capitaliste (Scientifique et/ou Universitaire).
Or, aujourd’hui, pour cette multitude de travailleurs sociaux et ses possibilités ou libertés de se référer à d’autres discours que Capitaliste (Scientifique et/ou Universitaire), il y a péril en la demeure ! En effet, nous assistons à une entreprise politique qui, sous le diktat, consensuel et conservateur, de miser sur l’établissement d’une « cohésion sociale », stable et définitive, tente précisément de saper ces orientations plurielles et libertés des travailleurs sociaux. Puisque, selon cette entreprise, toute personne réellement sensée, i.e. soucieuse de préserver et de reconduire le cadre « socio-libéral » 6 existant, ne peut que souhaiter que les tensions sociales atteignent une homéostasie sociale bénéfique pour tous , elle s’évertue à vouloir ainsi niveler les travailleurs sociaux, à les standardiser, à les programmer et à les cloner afin qu’ils atteignent cet objectif bien précis : la production, visible et évaluable, de résultats sociaux « positifs » ou, pour reprendre le terme même qu’utilisent certains Evaluateurs 7 ou Experts sociaux, la production de « Valeurs sociales Ajoutées » (VSA) . Il s’agit, pour cette entreprise, par exemple, que certains comportements – politiquement, socialement et/ou médiatiquement - incriminés ou stigmatisés puissent se transmuer, par la grâce des travailleurs sociaux, en comportements « responsables », « citoyens » 8 et socialement « utiles » - entendez : des comportements qui tendent vers « la paix sociale » 9 .
Faire porter, réellement, à la multitude des travailleurs sociaux la fonction et l’uniforme d’agents idéologiques et répressifs d’Etat, pour reprendre L. ALTHUSSER, tel est donc le désastre qui, bel et bien, s’annonce. Idéologique , d’abord, en tant que le diktat princeps, qui sous-tend ce désastre, exige précisément des travailleurs sociaux qu’ils procèdent à la mise au rancart ou à la forclusion de la vérité singulière , présumée « irrationnelle », de chacun de leurs sujets au seul profit de l’application du savoir technico-scientiste , supposé, lui, « rationnel », des Evaluateurs ou Experts sociaux. Les travailleurs sociaux doivent (devront) donc interposer entre eux et leurs sujets ce savoir – niveleur des disparités subjectives et des travailleurs sociaux et des sujets -, dont la visée n’est autre que « la cohésion sociale ». Et même si cette dernière doit s’établir sur l'humiliation et la dégradation de l’intérêt du particulier , l’expropriation de ses capacités, imprescriptibles, de penser, d’ agir … et sur sa réduction, comme nous le verrons, à un « rat de laboratoire », ce n’est qu’en fonction de cette hypothétique ou imaginaire « cohésion sociale » que les travailleurs sociaux sont (seront) sommés d’entendre et de répondre à « leurs » sujets . Nous y reviendrons. Répressif , ensuite, en tant précisément que les travailleurs sociaux ont (auront), au regard de cette entreprise « sociomane » (P. SOLLERS), cette mission princeps de police : celle de veiller et de collaborer à l’établissement de la « cohésion sociale ».
Pour atteindre l’objectif d’utilité sociale, prompte, des sujets des travailleurs sociaux, évaluer son degré d’emprise sur l’être même de ces travailleurs, dé - politiser ou dégager ces derniers de toute orientation/responsabilité dans leur pratique sociale et procéder, ainsi, à leur nivellement, cette entreprise politique dispose, outre les méthodes classiques (rapport d’activités, questionnaires aux cases à cocher…), de deux autres méthodes : l’une récente et l’autre ancienne. La première méthode, importée du monde des entreprises commerciales, n’est autre que l’évaluation , par des ouailles zélées de l’objectif étatique du Social-Propreté , des travailleurs sociaux. L’autre méthode est, elle, plus insidieuse. En tant que les travailleurs sociaux dépendent, pour la majorité, de fonds publics, cette seconde méthode consiste en un odieux chantage : « La Bourse et la Vie » ou « La Vie sans la Bourse ».
Abordons donc la première méthode.
2.1. L’évaluation des travailleurs sociaux
Désormais , disent, déjà et sournoisement, certains représentants des pouvoirs subventionnant à l’adresse de la multitude des travailleurs sociaux, vos différents « rapports d’activités » ne suffisent plus ! Désormais, nous mettrons de l’ordre dans vos orientations plurielles qui n’ont, selon nous, ni queux ni têtes ! Désormais, à l’ère du discours de la Science, seuls des Evaluateurs ou Experts sociaux, extérieurs et « neutres », pourront évaluer vos capacités et vous orienter dans le bon sens ! Bon sens ? Oui, le bon sens qui, pour nous, est « unique » : l’établissement d’une « cohésion sociale » harmonieuse ! Mais, outre le pléonasme, la cohésion ou l’harmonie « sociale » et « individuelle » ne sont point de ce monde ! Eh bien, vous ferez un effort ! Et nos libertés de penser, d’agir… ? En tant que travailleurs sociaux rémunérés par nous, vous n’avez qu’une « liberté » : celle de vous « prostituer » 11 , corps et âmes, à notre entreprise de reprisage des déchirures sociales ! Diable !
Qui peut effectivement nier que les travailleurs sociaux et leurs différentes facultés ou libertés de penser et d’agir sont, aujourd’hui, en voie d’être mis sous la tutelle des pouvoirs subventionnant et de leurs sbires : les Experts ou les évaluateurs sociaux ? À ces évaluateurs, certains travailleurs sociaux sont ainsi (conventionnellement) et déjà sommés, aujourd’hui, par les pouvoirs publics qui les subventionnent, de livrer les données de leur travail social. À ces évaluateurs et à leurs « critères de rentabilité » et « de réussite » reviennent ainsi les charges, pour le compte du pouvoir subventionnant, de mettre en forme ces données et de prélever les quiétudes et inquiétudes sociales qu’elles révèlent selon eux. À ces évaluateurs reviennent les charges et de juger de la pertinence du travail social accompli par ces travailleurs sociaux et d’imposer à ces derniers les pistes, fidèles à la production des « Valeurs Sociales Ajoutées » (VSA), qu’il convient, impérativement, qu’ils empruntent. À ces évaluateurs revient enfin le pouvoir de promulguer l’accréditation ou la sanction de ces travailleurs sociaux (et, donc, de leur association). (Les pouvoirs subventionnant délèguent ainsi une partie de leur puissance de faire mourir (sanction) ou de laisser vivre (d’accréditation) des travailleurs sociaux à des évaluateurs ! Nous y reviendrons.)
Les évaluateurs sociaux, au regard des pouvoirs subventionnant, sont (seront) donc les sujets supposés savoir comment, afin qu’ils puissent regagner les rangs de leur utilité sociale, éduquer , orienter et responsabiliser les sujets des travailleurs sociaux. Les travailleurs sociaux, au regard de ces mêmes pouvoirs, sont (seront), quant à eux, dé-supposés de tout savoir, exemptés de toute orientation/responsabilité. Ils n’ont (n’auront), en réalité, que cette unique capacité : exécuter les commandements technico-scientistes des Evaluateurs sociaux. Dit autrement, les travailleurs sociaux sont en voie de devenir de réelles machines que des évaluateurs, des scientifiques supposés 12 , seront chargés de machiner, programmer et de transformer en des Robocops de la « cohésion sociale » ou en des « papas-pédago » (J-A. MILLER). Et le plus grave, il convient de l’avouer, c’est cette réelle menace : l’indécrottable servitude volontaire. En effet, des travailleurs sociaux s’éprennent déjà de leurs programmateurs, exécutent, de manière très serviable, les missions sociales dont ils les chargent et couvrent, publiquement, sans honte ni pudeur, de leurs crachats les visages de ceux et celles qui résistent à leur règne ! 13
2.1.1. L’évaluation comme valet des « entreprises »
2.1.2. Excursus : l’épidémie Evaluatrice
Un excursus. L’Evaluation est, en fait, une réelle épidémie sociale. 18 Mais le pouvoir de la glu ou tentacule Evaluatrice ne se manifeste pas, comme ici, qu’à ciel ouvert. L’emprise de l’évaluation sociale ou, plus précisément, de l’idéologie Comportementalo-évaluationniste est parfois à lire entre les lignes mêmes de certaines mesures politiques adoptées, aujourd’hui, à l’encontre des « exclus ». Si on nous accorde effectivement que les principales tendances de cette idéologie sont : l’éducation, la responsabilisation, la remise sur pieds des exclus, leur transformation en être utiles et rentables, la diminution de leurs coûts étatiques…, alors, force est de constater que le plan VANDENBROUCKE, par exemple, ce plan néo-conservateur « d’activation des chômeurs » , en tant qu’il comporte toutes ces tendances, est le fruit indéniable de l’idéologie Comportementalo-évaluationniste. Les évaluateurs comme nouveaux conseillers des Maîtres ? C’est certain !
Arrêtons-nous donc, un instant, sur ce plan. En effet, en prescrivant aux fonctionnaires un régime comportemental unique d’appréhension et de contrôle des chômeurs, ce plan a quelques résonances incontestables avec l’Evaluation des travailleurs sociaux. À l’instar de cette dernière, il tente effectivement d’une part, de limiter, réduire, voire de résorber, au maximum, les différentes libertés d’agir et de penser des travailleurs (de les dépolitiser) et d’autre part, de noyer la singularité de chaque sujet (chômeurs…) dans des mesures politico-sociales présumées valables pour tous. Ces tentatives trahissent, par ailleurs, cette présente volonté socio-libérale : l’ individualisation de l’exclusion sociale (chômage, crise locative…) 19 . Les attentes politiques, vis-à-vis des opérateurs de terrain de ce plan, ne peuvent dès lors que nous intéresser.
Qu’on nous permette, au préalable et brièvement, de rappeler que le chômage ne trahit nullement un dysfonctionnement du discours Capitaliste, mais plutôt un de ses modes de fonctionnement. En effet, et de grands économistes libéraux ne cessent de nous le rappeler, le chômage constitue un moyen pour le discours Capitaliste d’influer, vers le bas, sur la fixation des salaires. En ce sens, le taux de chômage ainsi requis pour son équilibre est, ajoutent ces économistes, de 8 %. Pour reprendre BALIBAR, le chômage est une « violence structurelle » ou « ultra objective » propre aux conditions sociales du capitalisme. Le chômage est donc nécessaire ou un symptôme social intrinsèque au capitalisme. Qu’on se le dise !
Mais l’actuelle publicité, néo-conservatrice et envoûtante, des appareils politico-médiatiques pose, a contrario, que le chômage représente un dysfonctionnement du capitalisme et un dysfonctionnement, continue-t-elle, qui est à imputer à « la mauvaise volonté » des chômeurs eux-mêmes. Au regard de ce chant des sirènes, les chômeurs seraient, en fait, gouvernés par une « absence de volonté de sortir de leur situation » et l’assurance pérenne d’une allocation chômage, outre qu’elle coûte à l’Etat, ne peut dès lors qu’entretenir cette absence de volonté et les fâcheux vices (alcoolisme, oisiveté…) qui, selon ce chant, nécessairement l’accompagnent. « C’est désormais l’engagement, la « motivation », non pas seulement des travailleurs, mais aussi des chômeurs, qui mobilise une nouvelle multitude de petites mains étatiques. Celles qui, aujourd’hui, affirmeront avec fierté qu’il n’est plus question – c’est le progrès qui veut ça – d’apprendre comme un automate discipliné ou d’obéir aux ordres. Il faut « apprendre à apprendre », se mobiliser soi-même, savoir se recycler afin de mériter son insertion dans un marché du travail qui a soif non plus seulement d’une force abstraite, mais d’un engagement corps et âmes. Celles aussi qui méditent de nouvelles doctrines consensuelles selon lesquelles il n’est pas de droits sans devoirs : il faut « responsabiliser », apprendre que désormais un droit – même si, à l’origine, il avait été conquis pour tous, et inconditionnellement -, « cela se mérite ». » 20 Des antidotes sociaux draconiens susceptibles de pourvoir à l’ engagement , au cas par cas, des chômeurs – ou de ces inoubliables « Gaston » 21 -, s’imposent donc. L’entreprise politique du plan VANDENBROUCKE est donc claire : individualiser la question, d’ordre collectif, du chômage. Ce qui se dit aussi : la dépolitiser. Par quels biais ?
Par l’adoption d’un plan politique (Gauche et Droite confondues), empreint de l’idéologie Comportementalo-évaluationniste et qui assigne à des fonctionnaires ces présentes missions bureaucratiques et éducatives : le fichage de chaque chômeur afin, par exemple, de calculer ou quantifier le nombre de ses consultations des offres d’emplois de l’ONEM et d’ évaluer , ainsi, par ce chiffrage , son degré de bonne ou mauvaise volonté ; la contractualisation de ses engagements; l’indication de la (sous)formation qu’il est capable de suivre ; l’invitation/sommation, pour un supplément financier modique, à sortir de sa passivité en allant, par exemple, « tondre le gazon » des particuliers (via les A.L.E.); la menace de ce baston , en cas d’absence d’implication, de non respect de ses engagements contractuels et de chômage de longue durée, qu’est l’exclusion de l’allocation de chômage… . Ajoutons aussi, en dehors de ce plan, la fixation politique d’une allocation de chômage incompatible avec le coût de la vie 22 , à la lisière (le mot est gentil !) de la déchéance morale et physique du « bénéficiaire »… .
Notons que ce plan repose, indéniablement, sur une vision pavlovienne des chômeurs : si l’allocation représente effectivement la nourriture , il est exigé, au son de clochette du fonctionnaire , que le chômeur sache automatiquement , que la délivrance de cette nourriture est non seulement fortement limitée dans le temps, mais aussi subordonnée à ses réelles capacités de sortir de cette dépendance. Pour réussir cet endoctrinement, il suffit que le son de clochette s’accompagne d’un mal , d’une souffrance infligée . C’est le fameux principe du « stimulus-réponse » : si, par exemple, vous pincez un chien lorsqu’il saisit, par une voie bien précise , son pâté, le goût de cet aliment, aux yeux de ce pauvre chien, sera chargé d’une souffrance qu’il préférera, par la suite, esquiver. Il empruntera donc nécessairement d’autres voies (laborantines), plus congratulatoires, pour recouvrer les « profondeurs du goût » de son pâté. Et tel est, bel et bien, le but du plan : le bénéfice, publique, de l’allocation chômage doit être un chemin de croix (surveillance, fichage, harcèlements, dégradation morale, sanction…) qu’il convient, mordicus, que les chômeurs et futurs chômeurs évitent afin qu’ils suivent d’ autres voies financières (que publiques). L’idéologie Comportementalo-évaluationniste qui guide de tels dressages est donc « celle d’ennemis du genre humains, qui s’ignorent comme tels, bien entendu, car ce sont aussi d’excellentes personnes. La notion de la science qu’ils véhiculent est une caricature ; leurs recherches quantifiées sont imbéciles ; leurs thèses sont utopiques ; leur utopie est infâme . » 23 Nous y reviendrons.
Par ailleurs, ce processus d ’individualisation de ce phénomène collectif qu’est le chômage, de dressage des personnes, prises une par une, qui ploient sous son faix, a deux avantages certains : occulter les impasses du discours Capitaliste et forclore, ainsi, toute possibilité de sortir de ce dernier. Grâce donc à ce processus et à la clique qui le soutient, ce discours peut, en toute sérénité et sûreté, assurément continuer à coloniser/ruiner notre monde. Et c’est précisément ce que l’évaluation attend également des travailleurs sociaux : qu’ils collaborent à la consistance du discours Capitaliste et oublient, impérativement, voire « oublient qu’ils ont oublié » les autres discours qui sont susceptibles de les avoir régis ou mordus.
2.2. Les effets du consentement à l’évaluation
Concluons. Si les travailleurs sociaux consentent à l’Evaluation et à l’idéologie Comportementalo-évaluationniste qui la sous-tend, il leur faudra donc assumer ces trois conséquences néfastes sur leur éthique sociale : 1. R avaler la dimension subjective des hommes, femmes et enfants qui utilisent leur(s) service(s) au statut de simples objets qu’il convient de sculpter, manipuler selon les formes mêmes que l’Evaluation recommande et impose; 2. A ccepter l’hétéronomie ou l’abdication de leur orientation/responsabilité subjective, soit leur nivellement et 3. A dhérer à l’instrumentalisation/machination politique et de leur être et des sujets qui les consultent. Désirent-ils donc toutes ces conséquences ?
Abordons, à présent, la seconde méthode de nivellement de la pluralité d’orientations des travailleurs sociaux.
3. L’odieux chantage.
Nous disions, plus haut, que les pouvoirs subventionnant délèguent une partie de leur pouvoir de faire vivre (d’accréditer) ou de faire mourir (de sanctionner) des travailleurs sociaux aux Evaluateurs. L’autre partie de cette puissance, des pouvoirs, en fait, et depuis fort longtemps, se la réservent. Comment ? Par un odieux chantage. Ce chantage peut aisément s’écrire : « Outre les conditions conventionnelles où votre Evaluation est, par exemple, exigée, vos subsides, diraient certainement les représentants de ces pouvoirs, sont aussi subordonnés à d’autres conditions, elles, « non écrites » :
1/ L’absence de toute « pensée » qui contredirait la nôtre ;
2/L’absence de toute « action » ou « manifestation », non politiquement correcte, qui révélerait ou revivifierait quelques « vérités », « ça ne va pas » ou le(s) « trou(s) » même(s) du discours « socio-libéral » dans lequel nous baignons ;
3/L’absence « d’attachement affectif » avec vos « usagers » ;
4/L’absence de toute « critique » politique à l’endroit de vos « bienfaiteurs »;
5/L’absence de tout esprit d’initiative, d’invention ou de rébellion à l’égard de nos conditions, écrites et non écrites ;
6/La considération que le « public cible » avec lequel vous travaillez est « dangereux » et que c’est dès lors à un «dressage des populations dangereuses » que vous collaborez;
7/Bref, l’application d’un travail social selon nos seules conditions, écrites et non écrites. »
L’alternative est donc infernale 27 : c’est ou « la Bourse et la Vie » ou « la Vie sans la Bourse ». Si les travailleurs sociaux choisissent « la Bourse et la Vie », la Bourse qui conditionne leur Vie, ils devront nécessairement écorner leur « Vie », de travailleurs sociaux, de ses libertés de penser et d’agir, les plier aux sordides conditions, écrites et non écrites, de la « Bourse » de leurs « bienfaiteurs ». Si, par contre, ils choisissent « la Vie sans la Bourse», une Vie sans les conditions que la Bourse impose, ils préserveront, certes, leurs libertés de travailleurs sociaux, mais ils mouront , perdront leur emploi.
3. La dialectique « problèmes sociaux/solutions sociales ».
(A suivre).
2 . Ou l ’objet de la demande des sujets pour lequel l’institution commande au travailleur social de répondre.
3 . Précisons que « le discours Capitaliste » est, pour nous, un mode de « lien social » (soit un « discours ») qui gravite fondamentalement autour, outre le rapt de la « plus-value » et l’exploitation de la « force de travail », de la marchandise et de l’annexion de cette dernière au consommateur et à « l’individualisme rapace » (C. LASCH). Il ne s’agit pas, par ailleurs, comme le font précipitamment certains, d’imputer à ce discours l’ensemble des misères « privées » et « sociales ». Il y a effectivement des misères intrinsèques à notre condition d’humains ou d’ êtres parlants .
5 . « Le discours Universitaire » est un mode de lien social pour qui « tout », l’immensité du réel, est « savoir ».
6 . Cf. le chapitre 3.
7 . Pour la distinguer de l’évaluation en intériorité entreprise par les travailleurs sociaux, nous affublerons d’un « é » majuscule, l’évaluation en extériorité commanditée par les pouvoirs politiques.
8 . Ici, le sens de ces concepts, « Citoyenneté » et « responsabilité », est bien entendu édulcoré ! Il s’agit d’un « sens » conforme à la reconduction et pérennité du système, « socio-libéral » (cf. infra), existant. Par exemple, pourvoir à la responsabilité des laissés-pour-compte, oui, mais à la condition que le déploiement de cette responsabilité ne puisse nullement remettre en question le cadre socio-libéral où elle se donne. Nous avons bel et bien à faire à une exigence paradoxale, à un pousse à une responsabilité irresponsable ou irresponsabilité responsable ! Bref, la Novlangue, chère à Big Brother, est à nos trousses !
9 . Qu’on nous comprenne bien ! Nous ne sommes pas « contres » la paix sociale, mais « contres » cette entreprise politique qui s’évertue à nier, à évacuer les réels « conflits », « ratages », « déchirures » ou « divisions » (d’ordre « intimes » et collectifs) pour n’avoir d’yeux que pour les « simulacres » (A.BADIOU) chargés de les repriser.
10 . Nous opposons donc « problèmes sociaux » et « exclusion sociale ». Si, à nos yeux, l’exclusion sociale est « structurelle », occasionnée par notre « mode de production » qui se caractérise, pour rappel, par l’exploitation de la force de travail, le chômage de masse…, les problèmes sociaux, par contre, réels ou imaginaires (envisagés), sont ces effets ou possibles effets de l’exclusion sociale qui inquiètent foncièrement les « représentants » et « défenseurs » de notre mode de production actuel : émeute, révolte, radicalisme politique, insécurité… .
11 . Terme réellement entendu par certains travailleurs sociaux confrontés à l’Evaluation.
12 . Nous renvoyons les lecteurs au numéro 2 de la revue HIATUS , De l’Evaluation à l’asservissement du travail social . Cf. www.hiatus.be .
13 . On peut, à juste titre, nous rétorquer que ces travailleurs sociaux ne font finalement que témoigner de l’existence d ’une orientation qui appartient à la multitude d’orientations que nous envisageons et entendons préserver. C’est certain ! Mais lorsque une orientation (majoritaire) tente de piétiner d’autres orientations (minoritaires) et les force, manu militari, à s’aligner sur ses propres sillons, alors, cette orientation ne peut être que « totalitaire » et « fasciste ». Une telle orientation, peut-elle mériter notre respect ?
14 . Même si cette image « gagnante » doit, bien entendu se payer, a minima, d’une diminution des salaires ou, a maxima, de licenciements !
15 . PIGNARRE, Philippe et STENGERS, Isabelle, La sorcellerie Capitaliste , La Découverte, 2005.
16 . Forçage qui, comme nous l’avons vu plus haut, peut-être béni et loué par des travailleurs sociaux.
17 . Ou, pour d’autres, employés du service public, les petites mains de la Bureaucratie.
18 . D’autres secteurs : réinsertion des ex-détenus, santé mentale… sont évidemment touchés.
20 . P. PIGNARRE et I. STENGERS, op.cit., pp. 82-83.
21 . Pour rappel, il y a quelques années, une affiche publicitaire, soustraite très rapidement à cause du tollé général qu’elle avait provoqué, vantait, auprès des particuliers las de besognes privées éreintantes, les mérites des Agences Locales d’Emploi (A.L.E.) par ce slogan (approximatif) : « Un Gaston pour tondre votre gazon ! ».
22 . Par exemple, un chômeur isolé perçoit plus ou moins 650 Euros. Or, à Bruxelles, un appartement d’une chambre à coucher avoisine déjà les 500 Euros !
23 . Jacques-Alain MILLER, Le secret des Dieux , Navarin Editeur, 2005, p. 133.
24 . Les exemples sont, malheureusement, déjà là !
25 . Ou le « ça ne va pas » singulier à chaque sujet , NDR..
26 Geert HOORNAERT, Les « bonnes pratiques » et la nôtre , Mental’idées, numéro 6, 04/2005, p.31.
27 . P. PIGNARRE et I. STENGERS, op.cit..