lundi 11 mai 2020
Je ne l'ai vue qu'avec un masque.
Pour m'endormir. Il était en papier bleu clair, elle était debout, avec un groupe autour d'elle tous habillé en blouses vertes claires, sous la lumière d'un plafonnier de dentiste géant. Je patientais le ventre découvert et les poumons en feu. Il faisait froid, retour en position hiver, sur un printemps mal finit. Et je ne l''ai plus vue, d'abord le flou et puis l'absence.
Je me suis concentré sur moi-même, à l’affût des petits et plus grands dysfonctionnement de mon corps, d’essayer de piéger la douleur, en me concentrant sur d’autres parties..Découvrir mes chevilles qui enflent au fil de la journée, ma digestion ralentie, ça manque un peu d’humanité, les portions de vie alitées. Pour me soustraire à la réalité, et me donner le sourire l’image de l’infirmière au masque bleu m’éclaire.
Je sent ma propre sueur séchée, sueur de chaud et sueur froide des craintes vécues et imaginées, et des odeurs incorporées et exsudées de produits chimiques légaux qui m'ont été administrés.
J’ai l’impression répétée de relire Mikhaïl Boulgakov dans Morphine, d’en faire une lecture inspirée et poignante.
Je reçois la première douche attendue avec l'impatience magique d'un renouveau. Je suis debout et l'eau coule sur mon corps, je regarde cette eau coulée, je suis ému par une telle beauté, cette force qui se met en mouvement, je suis comme sous une belle cascade dans un panorama extraordinaire, et je regarde le carrelage d'une salle de bain d’hôpital. Je me lave et j'ai un peu le vertige.
Je ferme les robinets, et elle était là, je lui ai tendu la main pour sortir de la première douche d'après.
Ce contact humain m'a fait du bien, il avait la force rassurante de l'accompagnement, la grâce d'une danseuse, l’idée d'une danseuse de ballet s'est glissée dans mon sourire. Je me sentais pourtant ours sortant de l'hibernation.
Je le lui ai dit et ses yeux ont souri.
Je me suis senti propre et accueilli.
Je l'ai applaudie tous les soirs, à 20h pendant des mois...
Un samedi matin je l'ai rencontrée au marché, j'ai mis longtemps à comprendre mon trouble c'est la première fois que je la voyais sans masque.
L'eau de mon corps s'est encore un peu évaporée, laissant une peau ridée ; ma barbe est encore plus sel, mes cheveux rassemblés en catogan laissent entre voir de plus en plus de surface crânienne. Je me suis réveillé transpirant et tremblant. Des sorcières sont venues dans mon rêve.
Elles portaient des masques en bois sculptés, avec des dents de cheval plantées de guingois,aussi une chevelure en crinière de cheval, des habits en peau de bête, elles avaient une démarche lourde,des gestes saccadés et elles me poursuivaient en psalmodiant "Tschagatta, Tschagatta....
L'une d'elle n'avait pas la même sonorité dans ses pas, ceux si ne résonnaient pas pareil dans mes pieds. " épier ça veut dire écouter avec ses pieds" elle courait plus vite que les autres, je la sentait se rapprocher de moi. Elle portait presque le même masque qui ornait la cheminée du chalet des vacances de mon enfance, elle était belle par rapport aux autres sorcières. Elle m'a attrapée, j'ai cru que j'allais défaillir dans le face à face. Elle a sorti un pistolet à prise de température et il s'est allumé en rouge. Je n'étais pas sûr peut-être s'était une peau d'ours qu'elle portait et qui sentait la transpiration de sortie d'hiver. Sous cette peau de bête, elle avait attaché à une ceinture deux balais en fin et flexible rameau de bambou.
Elle a enlevé le masque de sorcière et c'était l'infirmière.
et dans ma mémoire je garde la sonorité, décor de ballet ou des corps de balais, je ne comprenais pas..ballet de sorcières peut-être ?
Une blouse est accrochée là depuis quelques mois, une lampe de machine à coudre éclaire du tissus avec motifs en feuilles, en fleurs, en plumes, en loups et en léopards, des fils et des élastiques. Elle fabrique des masques en tissus pour se protéger du virus, elle et sa tribu.
Et moi je cherche comment effrayer le virus en me documentant dans des vieilles revues suisses.
Passe moi le masque !
Guy Holder